Laisser une trace comme celui-là qui passa sur ce trottoir... oui, ce serait plaisant.
Laisser une trace, c'est vrai, j'aimerais bien.
Pas une forte empreinte à mouler dans le bronze.
Pas un de ces sillons emplis d'ombre qu'on suit avec respect chapeau bas.
Une trace légère.
Sur le trottoir où chacun passe, quelques grains de poussière que sèmerait le vent.
Quelques traits de lumière qu' emporterait dans son aile un oiseau.
Quelques pas de soleil qu'effacerait le pas d'un enfant plus léger.
Une trace vivante qui danserait comme une fleur sur le goudron.
Une trace rouge. Ou peut-être jaune. Ou bien encore une trace bleue. Ou de tant de couleurs qu'on ne saurait plus dire.
Une trace rouge, et jaune, et bleue, et verte, et orange, et violette. Une palette d'arc-en-ciel, pour faire avec le jour un bon bout de chemin.
Les lavandières -
Port des roquios sur l'Erdre, dans le bassin où s'interrompt le cours dévié et canalisé de la rivière - février 2012
En ce temps-là, l'Erdre était encore toute bruissante de laveuses.
Les chemises claquaient au vent et les draps dormaient sur le pré, ventres luisants sous le soleil. C'était le temps des lavandières, qui blanchissaient le monde, chantant et bavardant avec les reflets argentés du courant. La nuit elles revenaient, silencieuses et ombreuses, changeaient les draps blancs en linceuls, et les eaux vives en marais oublieux. Des cadavres passaient en rêvant, couchés au lit des vagues, sous la lune traîtresse qui fait brunir le linge. De petits roquios cinglant à toute vapeur les bousculaient un peu, mêlant leur ombre jaune aux blêmissures de l'eau. C'était ainsi.
Les chemises claquaient au vent et les draps dormaient sur le pré, ventres luisants sous le soleil. C'était le temps des lavandières, qui blanchissaient le monde, chantant et bavardant avec les reflets argentés du courant. La nuit elles revenaient, silencieuses et ombreuses, changeaient les draps blancs en linceuls, et les eaux vives en marais oublieux. Des cadavres passaient en rêvant, couchés au lit des vagues, sous la lune traîtresse qui fait brunir le linge. De petits roquios cinglant à toute vapeur les bousculaient un peu, mêlant leur ombre jaune aux blêmissures de l'eau. C'était ainsi.
Art
Cette vitre noire fleurie d'une toile claire, dans cette rue sans lumière. Cette galerie délicate dans cet immeuble vétuste et laid. Cette tranquille exposition, près de cette inscription sans espoir : "défense d'afficher". Cette gouttière de zinc tordue comme un vieux lierre, près de l'encadrement net et moulé de la vitrine à bords de PVC. Ces lettrages blancs assurés, fermement incrustés dans le verre en majuscules épaisses et verticales, près de la grise calligraphie de l'artisan appliqué, gothique horizontale, tremblement d'une vieille main sur le mur écaillé. Ce paisible dédain pour les interdits fatigués. Cette fenêtre étroite éclairant nos regards d'aveugles. Cet humble bouquet, poussé au fond de nos vies en impasse. Et ce rouge si pur des fleurs, comme du sang vivant, dans un monde si sombre.
Tant de choses tant bien que mal accordées. Accordées tout de même.
Oui, il m'a semblé que c'était vrai, que c'était cela, en effet - l'art.
Fait divers
Dans le journal local, ce matin, à la rubrique des faits divers, voilà ce que j'ai lu :
"Faits divers - vendredi 24 février 2012 -
Un train de marchandises a heurté un piéton, vers 1h40, dans la nuit de jeudi à vendredi, en gare de Thouaré-sur-Loire. Ce jeune homme de 26 ans, originaire de Nantes, est décédé peu après le choc. Le trafic de fret a été légèrement perturbé."
J'ai lu ces lignes et je n'ai pas, comme si souvent, tourné la page en essayant d'oublier, en m'absorbant dans les mots croisés ou le récit d'un meeting électoral.
J'ai lu ces lignes avec horreur, avec révolte, et j'ai dit : non !
Non, non et non. Non, cela ne sera pas. Pas ainsi. J'ai refait l'article.
"Dans la nuit de jeudi à vendredi, vers 1h40, le train de marchandises qui se dirigeait vers La Baule s'est arrêté à la gare de Thouaré-sur-Loire, où d'habitude il ne fait pas halte à cette heure tardive. Il a freiné à la hauteur d'un jeune homme de vingt-six ans, originaire de Nantes ou peut-être d'ailleurs, qui marchait tristement sur le quai. Il l'a laissé monter, puis, dans la nuit remuée de feux, de signaux d'astres et de roulements de nuages, il l'a emporté rapidement jusqu'à l'océan. Là-bas, sur un autre quai, le jeune homme a trouvé le bateau qui l'attendait et a pris la barre de sa jeune vie, sur une mer calme et belle, moirée d'étoiles et de promesses."
"Dans la nuit de jeudi à vendredi, vers 1h40, un jeune homme de vingt-six ans, originaire de Nantes, ou de nulle part, qui, dans un moment de désespoir, s'était couché sur la voie ferrée en gare de Thouaré-sur-Loire, s'est relevé soudain, réveillé à l'amour de la vie par la vibration claire des rails, et il a bondi sur le quai, de toute son énergie retrouvée. De la main, il a salué le train qui traversait la nuit, puis il a marché, longtemps, dans la campagne, jusqu'au soleil du matin, heureux d'avoir échappé à son plus mauvais rêve."
"Dans la nuit de jeudi à vendredi, vers 1h40, un ange qui passait, pas du tout par hasard, sur le quai désert de la gare de Thouaré-sur-Loire, a trouvé le jeune homme triste qu'il cherchait depuis si longtemps, et l'a fermement pris par la main. Ensemble, ils sont sortis de la gare. On ne sait où ils sont allés, mais ils semblaient heureux."
J'ai tout refait, tout recommencé. Cela n'a servi à rien. Les lignes fatales, brèves et distantes, étaient toujours là, dans le journal local qu'on ne réimprimerait pas, refermant à jamais le destin du jeune homme, en noir et blanc, sur cette unique nuit tragique.
Je sais bien que je ne peux pas, avec des mots, rien que des mots, empêcher une jeune vie de dérailler, dissuader un train lancé d'aller droit sur ses rails, tenir la nuit et le malheur à respectueuse distance de la jeunesse et de l'espoir.
Avec des mots, rien que des mots, je le sais bien, que je ne peux pas faire grand chose. Juste empêcher le silence, ce triste sire, plus épais que la mort, plus vain que le pauvre bourdonnement des faits divers, de faire tranquillement la loi.
Juste empêcher l'indifférence, la sotte indifférence, de nous tenir lieu de raison.
L'absent
25 février 2012
C'était aux vacances de Noël. Nous étions entrés dans la boutique où le marchand liquidait par paquets ses livres. On pouvait acheter pour 4 euros en un seul lot la Science de l'occulte, l'Atlas des bolides, l'Histoire de France pour les nuls et le Dictionnaire d'orthographe. Et en ressortir avec un vieux numéro d'Elle offert en prime... Mais nous n'avions rien acheté de tant de merveilles offertes à vil prix. A vrai dire, après la grande vente, quand nous étions repassés, la boutique nous avait paru aussi surchargée et poussiéreuse qu'auparavant.
Une bonne chose de faite, tout de même, s'était dit le libraire, du rangement, et un peu d'argent récolté pour tenir. - tenir, il vient un jour pour tout homme où ce mot prend son sens, et ce jour était venu pour lui -. Puis il avait collé sur la vitre, à regret, ce petit mot "Absence pour maladie jusqu'à début mars". Il aurait pu écrire début avril, ce qui aurait été plus prudent, ou début mai. Ou même ne pas préciser du tout, car on ne sait jamais. Mais il avait préféré ne pas penser à ce jamais-là, et il avait écrit "début mars", précis et rassurant, qui mettait un terme clair au bail. Une bonne chose de faite, avait-t-il pensé en éditant, puis en collant, un peu de travers tout de même, l'affichette. "Début mars", c'était bien assez. Début mars, il serait guéri, il reviendrait. Les ventes reprendraient. Très fort.
Puis il avait refermé la porte et déposé la clé chez son voisin le Marocain, qui avait tenté une dernière fois de le réconforter.
Ensuite comme tant d'autres, à petits pas tristes et voûtés, il s'était absenté du monde pour ne plus séjourner que chez Maladie, sa terrible compagne. Et nous n'y avions plus pensé. Cependant, derrière la vitre qui se mouchetait de poussière, le papier a passé l'été, puis l'automne et l'hiver, il s'est un peu tordu, un peu décoloré, un peu décollé. Lui aussi aurait bien voulu s'absenter pour maladie, mais puisque le vieux libraire l'avait scotché là, en chien fidèle, il s'est épuisé à rester à son poste, derrière la vitre. Tant bien que mal, un peu gondolé et le mot "maladie" de moins en moins lisible sous le pli, il a tenu. Brave bout de papier fatigué et courbé comme un humain. Et maintenant, voilà que le mois de février s'achève. Voilà que nous pensons de plus en plus souvent, en passant devant la boutique, au vieil absent. Et nous ne pouvons nous empêcher de nous inquiéter un peu. Début mars, c'est si proche, s'il allait ne pas tenir promesse ? Début mars, pourquoi a-t-il écrit cela ? Pourquoi pas plutôt fin avril, ou début septembre ? On aurait eu la joie peut-être de le voir revenir trop tôt... tandis que là, début mars, non, il ne pourra pas être là. Nous l'aurions su. On nous l'aurait dit, à la boutique marocaine Pourquoi ne revient-il pas, juste un instant, pour recoller un autre papier, qui dirait par exemple "l'année prochaine", ou "très bientôt", "prochainement", une formule qui n'engagerait à rien, qui resterait, comme il convient, dans le vague ? Tout reviendrait en ordre. Mais là, début mars, et ce papier tout anémié...! bon sang, quel idiot ce marchand ! qu'est-ce qu'il s'est imaginé, qu'on revient quand on veut peut-être ? Mais à quoi bon des reproches ? Quand nous passons devant la vitre de plus en plus mouchetée de poussière, devant le papier de plus en plus décollé et gondolé, notre coeur se serre. Car début mars, c'est après-demain, c'est demain... c'est terrible... s'il allait ne jamais revenir, après avoir mis sa vie en liquidation, le vieux libraire ?
Ensuite comme tant d'autres, à petits pas tristes et voûtés, il s'était absenté du monde pour ne plus séjourner que chez Maladie, sa terrible compagne. Et nous n'y avions plus pensé. Cependant, derrière la vitre qui se mouchetait de poussière, le papier a passé l'été, puis l'automne et l'hiver, il s'est un peu tordu, un peu décoloré, un peu décollé. Lui aussi aurait bien voulu s'absenter pour maladie, mais puisque le vieux libraire l'avait scotché là, en chien fidèle, il s'est épuisé à rester à son poste, derrière la vitre. Tant bien que mal, un peu gondolé et le mot "maladie" de moins en moins lisible sous le pli, il a tenu. Brave bout de papier fatigué et courbé comme un humain. Et maintenant, voilà que le mois de février s'achève. Voilà que nous pensons de plus en plus souvent, en passant devant la boutique, au vieil absent. Et nous ne pouvons nous empêcher de nous inquiéter un peu. Début mars, c'est si proche, s'il allait ne pas tenir promesse ? Début mars, pourquoi a-t-il écrit cela ? Pourquoi pas plutôt fin avril, ou début septembre ? On aurait eu la joie peut-être de le voir revenir trop tôt... tandis que là, début mars, non, il ne pourra pas être là. Nous l'aurions su. On nous l'aurait dit, à la boutique marocaine Pourquoi ne revient-il pas, juste un instant, pour recoller un autre papier, qui dirait par exemple "l'année prochaine", ou "très bientôt", "prochainement", une formule qui n'engagerait à rien, qui resterait, comme il convient, dans le vague ? Tout reviendrait en ordre. Mais là, début mars, et ce papier tout anémié...! bon sang, quel idiot ce marchand ! qu'est-ce qu'il s'est imaginé, qu'on revient quand on veut peut-être ? Mais à quoi bon des reproches ? Quand nous passons devant la vitre de plus en plus mouchetée de poussière, devant le papier de plus en plus décollé et gondolé, notre coeur se serre. Car début mars, c'est après-demain, c'est demain... c'est terrible... s'il allait ne jamais revenir, après avoir mis sa vie en liquidation, le vieux libraire ?
Janvier Février
Je te connais depuis longtemps. Ton nom est inscrit sur les murs du parloir au lycée Clemenceau. Sur les parois peintes à fresque ornées de longues frises, on peut le lire, soigneusement inscrit en lourdes lettres noires sur fond d'ocre, bien à sa place dans l'ordre alphabétique, entre FAUCHEREAU Gaston et FITAU Pierre - comme jadis lorsqu'on faisait l'appel - sur les listes si longues des élèves morts pour la France.
Je t'ai distraitement salué au cours de ternes réunions, quand l'ennui me faisait lever la tête vers toi, dont le nom se remarque tant au milieu de tous les autres. Je t'ai parfois croisé, fantôme errant sans foi, dans les couloirs de cloître du lycée, flâneur navré sous les belles paroles de marbre de notre Tigre : "Retroussez résolument vos manches et faites votre destinée."
Parmi tant d'enfants gais qui croyaient au printemps, je t'ai vu tristement frissonner, FÉVRIER Janvier, toi qui n'as connu de la vie que l'hiver.
Raidi dès le baptême d'un nom qui faisait rire tes camarades, tu appris tout d'abord la solitude - étais-tu un enfant abandonné ? Je t'ai imaginé, laissé dans une salle d'hôpital une nuit de 31 janvier, et baptisé Janvier Février vers minuit par un médecin un peu pris de boisson... - J'ai su plus tard qu'en fait, tu étais né à Josselin, dans le Morbihan - Pierre, François, Janvier FÉVRIER - c'était un 4 décembre.
A vingt ans, on t'envoya bien loin de ta Bretagne, au Nord, dans la boue glacée de la Somme, là, on te fit sergent, puis un obus se chargea de retrousser à jamais tes manches trempées de sang. Ta destinée repose aujourd'hui, squelette frêle et diaphane de tes résolutions, dans un de ces cimetières à croix de bois blanches que le givre repeint chaque hiver.
Janvier Février, enfant de décembre et mort de la Somme, tu n'as connu de ce monde que le froid.
L'espoir
J'aime beaucoup cette enseigne. Je la connais par coeur, depuis des années que je passe, en bus, juste à sa hauteur.
Longtemps, quand la boutique périclitait, elle n'a été que l'Esp. Puis on a repeint les lettres, on a posé des tubes de néon neuf. Et l'espoir s'écrit maintenant comme une fable, dans son décor de vert feuillage et de bleu ciel.
Le L d'abord s'élance ferme, un peu irréfléchi peut-être, avec cette apostrophe qu'il lance du pied devant lui comme un petit caillou. Le E le suit, brave soldat, poings en avant, l'air décidé, menton carré. Mais voilà que l'incertitude saisit le S, qui s'alanguit, qui freine un peu, et - malheur ! que le P trébuche, qu'il est sur le point de flancher tout à fait, de tout abandonner. Il va rouler au gouffre, mais le O, compagnon de cordée, le retient dans sa chute. Courageux O qui fait face, dos rond, solide comme un roc. Quand au i, il est confiant, il sait que tout va s'arranger, et il va droit tout bonnement, sans retarder sa route, sans regarder derrière lui. Le R enfin ferme la marche, énergique, jambe ferme mains dans les poches, sur le chemin qui s'élargit, vers demain.
Pouvait-on mieux calligraphier l'espoir, qui lutte, doute, et vit, et va ?
Les noeuds
J'ai vu cet arbre dont les branches se tordaient en noeuds compliqués. Vert et souple comme une couleuvre de l'Erdre, il se penchait sur l'eau, attachant étroitement ses bras noués d'arbre vivant aux bras noués de son reflet d'arbre mort.
Il se tenait devant moi sur le chemin comme un problème. Comme un dédale clos de problèmes. Le noeud gordien du bois, du ciel et de l'eau. L'empoignade de l'infini. Les deux mains en prière d'hier et de demain. La lutte à main nue de l'illusoire et du réel. La griffe des éléments à eux-mêmes agrafés.
L'arbre aux noeuds était sous ses bosses de mousse verte et ses détours d'ombre brune comme une calme évidence dans le chant des oiseaux et le frisson de l'herbe. Une sorte de ruban de Moebius sauvage et tourmenté qui n'aurait rien eu à prouver. Car l'infini est donné à ceux qui tournent, sans penser, sur eux-mêmes. Passants contraints de suivre des chemins qui avancent, nous n'en avons que l'image, et, toujours, le regret.
L'arbre aux noeuds était sous ses bosses de mousse verte et ses détours d'ombre brune comme une calme évidence dans le chant des oiseaux et le frisson de l'herbe. Une sorte de ruban de Moebius sauvage et tourmenté qui n'aurait rien eu à prouver. Car l'infini est donné à ceux qui tournent, sans penser, sur eux-mêmes. Passants contraints de suivre des chemins qui avancent, nous n'en avons que l'image, et, toujours, le regret.
A mots couverts
C'était un vilain mot qui était écrit, là, en lettres jaunes sur le mur de l'usine, depuis ces... enfin... depuis... vous savez bien.... Un horrible mot. Un de ces mots qui font raser les murs, qui obligent à regarder son prochain avec méfiance, un de ces mots qui font peur, un de ces mots qui crachent partout leur misère, un de ces mots qu'il ne faut pas laisser occuper le terrain. En grandes lettres jaunes, et au pluriel, en plus ! C'était à faire frémir. Donc on l'a recouvert de peinture grise, et on a bien fait. Mais, allez savoir pourquoi, le travail n'a pas été fini. Des mots comme ça... c'est sûr... ça se défend, ça ne veut pas disparaître, on n'en vient jamais à bout. Et puis, des mots comme ça... on n'a jamais ni assez de peintres ni assez de peinture grise, il faut courir partout les recouvrir, ils surgissent dans tous les coins de la ville sans crier gare, et ils s'incrustent, en jaune, en rouge, en noir, sur les murs, sur les poteaux, sur les vitres, sur les arbres, sur les routes, partout, partout...
Alors, voilà : le peintre a couru ailleurs avec son pot, et il a laissé sur le mur de l'usine la moitié du vilain mot.
Maintenant, on passe devant, un peu moins malheureux qu'avant, quand le mot était entier, mais tout de même assez mal à l'aise. On a l'impression de le voir encore ce mot, ce mot qu'il vaut mieux oublier. On se dit qu'on est trop bête, on essaie de lire autre chose.
REMERCIEMENTS, par exemple. Ce serait très beau, REMERCIEMENTS. Ce serait bien mérité. Après tant d'années. Même avec une petite augmentation, bien méritée aussi. Après tant d'années.
Ou bien BALBUTIEMENTS. Pourquoi pas ? BALBUTIEMENTS... c'est une chose qui arrive, même aux meilleurs. C'est normal d'avoir un peu peur de parler, même si, évidemment, c'est regrettable, car il ne faudrait jamais montrer sa faiblesse devant les autres, devant les difficultés du monde qui est ce qu'il est, qu'on ne peut pas changer, mais auquel on doit, on doit absolument savoir s'adapter. BALBUTIEMENTS est certes très fâcheux, compréhensible, au fond, mais très fâcheux.
Il y aurait pourtant eu RALLIEMENTS. Voilà qui aurait été beau, RALLIEMENTS. On aurait pu le clamer sans balbutier, le rappeler fièrement : "Des idées de vieux ? mais figurez-vous qu'ils se sont tous, tous ces jeunes, tous ralliés à mon point de vue... DES RALLIEMENTS qui rendent hommage à l'homme d'expérience que je suis...!"
Mais c'est plutôt à REMANIEMENTS qu'on a été renvoyé, c'est ainsi. Et REMANIEMENTS est bien désagréable, REMANIEMENTS est bien lourd à porter. REMANIEMENTS serait évidemment un moindre mal, REMANIEMENTS bouleverserait mais ne détruirait pas. Mais REMANIEMENTS, après un certain âge, c'est tout de même bien dur.
Alors ATERMOIEMENTS, c'est inévitable, n'est-ce pas ? un peu lâche, selon certains, mais enfin, la faiblesse est humaine...
Bien sûr, comme un serpent on entend déjà siffler RENIEMENTS. Mais non, RENIEMENTS, non, n'y pensons plus, c'est encore un de ces mots qui voient le mal partout, un de ces mots qu'il faudrait recouvrir d'une bonne couche de peinture grise avant qu'ils n'infectent les esprits.
Tous ceux qui pleurent
Voici les corps usés, voici les coeurs fendus,
Voici les coeurs lamentables des veuves
En qui les larmes pleuvent,
Continûment, depuis des ans.
- O ces foules, ces foules,
Et la misère, et la détresse qui les foulent !
Emile Verhaeren, "les cathédrales"
Au bas du merveilleux tombeau que Michel Colombe a sculpté pour les ducs de Bretagne, sous les gisants princiers aux beaux visages lisses, veillés par les anges et les vertus cardinales, veille la frise hideuse de pleureuses, naines, noires, anonymes, encapuchonnées dans leur douleur affreuse. Elles ont des visages d'os à demi-mangés sous la mante sombre, des visages têtes de mort, des visages de rien. Ce sont, je crois, les endeuillées, les douloureuses, les sans espoir, celles de tout en bas, qui n'ont pour porter leur mal et marcher devant elles ni lion ni lévrier, ni prudence ni tempérance. Les misérables qui n'ont, comme on dit, comme on a toujours dit, que leurs yeux pour pleurer.
Vieux et près de mourir lui-même, le sculpteur a voulu qu'elles soient là, humbles et petites et soutenant pourtant de leurs silhouettes minuscules et rongées le grand charroi des princes. Comment les aurait-il oublié, lui qui avait un coeur de pitié, celles qui dorment au coin des portes, celles qui veillent au creux des porches, aux niches des rues grises, les femmes noires, effacées, renfoncées comme misère et tristesse ? Il a sculpté chacune d'elles aussi patiemment qu'il a sculpté le duc et la duchesse, les anges et les vertus, et il les a soigneusement, affectueusement recouvertes de chapelets de nacre et de mantes sombres, pour qu'elles n'avancent pas sans couvert sur leur rude chemin, pour qu'il leur reste un bout d'étoffe où habiller leurs os, où essuyer leurs larmes.
Je vous ai dit les pleureuses ? Mais ce sont peut-être des pleureurs, après tout.
Qui peut savoir ? il y a si longtemps qu'ils n'ont plus de visage, tous ceux qui pleurent.