Mais la question ? La question, d'où te vient-elle ?
...si souvent tu ne t'es posé d'autres questions que celles que tous se posent,
d'autres questions que celles qu'on te pose,
d'autres questions que celles qui se posent,
d'autres questions que celles qui reposent,
d'autres questions que celles qui vous posent.
Si souvent, si souvent, tu n'as répondu qu'à des questions qui n'étaient pas en toi, qui n'étaient pas de toi.
Si souvent, si souvent, tu t'es muré dans ces questions des autres qui ne sont à personne, oubliant d'y percer cette ouverture étroite qui aurait pu encore te mener à toi-même.
Je vous transmets l'article paru ce soir à 21h dans Ouest-France :
"Le reliquaire du cœur d’Anne de Bretagnevolé dans la nuit de vendredi 13 à samedi 14 avril au musée Dobrée à Nantes vient d’être retrouvé dans la région de Saint-Nazaire, vers 20 h ce samedi soir. La police judiciaire est sur les lieux.« Les objets sont en bon état »,indique le procureur de la République de Nantes, Pierre Sennès. Ils sont entre les mains des enquêteurs pour les besoins d’analyses.
Pour Philippe Grosvalet, président du conseil départemental propriétaire du musée, c’est« un grand soulagement.Je suis extrêmement ému car on craignait le pire. »
On a peine à y croire... mais c'est dans tous les journaux aujourd'hui... Volé ! on nous l'a volé, le reliquaire de la reine Anne !
Son coeur n'y était plus, le nôtre ne battait plus vraiment pour lui.
Pourtant c'était si bon de le savoir bien là, brûlant pour nous dans l'ombre, semblable à ce noyau embrasé du monde sur lequel nous marchons plus légers de le savoir si lourd.
Que je vous raconte un peu ce que c'était chez nous que ce coeur...
...ça remontait à loin, très loin, au temps où les rois de ce monde, comme les saints de l'autre, dispersaient leurs cadavres, pour s'offrir en tout lieu à l'amour des sujets.
Et c'est ainsi qu'après sa mort, son corps ayant été enseveli à Saint-Denis, le coeur d'Anne de Bretagne, parfumé d'aromates et noué de bandelettes, s'en vint tout seul à Nantes, sa ville ducale, orner l'église des Carmes, enchâssé dans un splendide reliquaire d'or portant couronne à neuf trèfles et neuf lys.
Il y resta longtemps, tranquille, se flétrissant comme un vieux parchemin dans sa reliure dorée.
Quand la révolution survint, qu'elle vida les églises, arracha les rois de leurs châsses, poussa leurs derniers restes aux fossés et aux écuries, le vieux viscère desséché disparut. Nul n'a jamais vraiment su s'il servit, comme la poussière d'Alexandre, de bonde à un tonneau, ou de festin à un chien fou ; s'il devint le foyer d'une horde de vers nomades, ou la mumie d'un peintre friand de pigments rares...
On avait réussi pieusement à sauver la précieuse enveloppe, on l'avait enterrée avec pompe, au grand manoir de monsieur Dobrée, et, ma foi, on n'en demandait pas davantage.
Après tant de siècles et de vicissitudes, ce grand coeur au musée, ce n'était plus vraiment son coeur, ce n'était plus vraiment le nôtre.
Et puis les jours passaient, les esprits s'échauffaient, on avait autre chose à penser, vous comprenez, des Zad par ci et des Zad partout... D'ailleurs on avait fermé le musée pendant de si longs mois. Qui donc se souvenait encore de lui, si fragile rayon de l'amour d'une reine, se balançant doré dans son palais Dobrée ?
Un courant d'air, probablement. Certainement. Un simple courant d'air. Cela arrive, les courants d'air. Même dans les couloirs sans fenêtre, cela peut arriver... à la faveur de certaines circonstances, certes assez rares, mais tout à fait envisageables, un courant d'air peut se produire à des endroits où le vent ne semble pas devoir s'introduire.
Bref, ce n'était qu'un de ces petits accidents de la vie quotidienne qu'il faut bien accepter. Un accident... tout au plus un incident. Qui aurait pu avoir des conséquences dramatiques, il est vrai.
Car la porte, brutalement, s'était refermée sur lui [...]
Ce soir, c'est jeudi, et je rentre un peu tard. A mesure que nous traversons les quartiers, la rame se remplit de femmes en costumes africains somptueux, des femmes de tous les âges, qui bavardent, et paradent, se saluent et s'embrassent, et bavardent, et paradent, toutes fières et joyeuses.
Des femmes, rien que des femmes, sans cabas, sans enfants.
Toutes seules. Et ensemble.
Je descends avant elles, c'est dommage. Je serais bien restée. Je serais bien allée - mais où donc ? -avec elles... Peut-être que mes habits noirs et gris se seraient retrempés de couleurs, au contact des leurs ? Peut-être que mes rides se seraient évanouies en fous rires, dans le frou-frou des boubous ? Peut-être que j'aurais réappris à danser, à papoter, à m'amuser ?
Mais j'ai un bus à prendre.
De la rame suivante, je vois descendre deux autres femmes en costumes richement colorés. C'est nouveau, sans doute, pour ces deux là, ce voyage, elles sont un peu tendues, elles n'étaient pas dans la bonne rame, et elles se sont trompées d'arrêt. Elles voudraient remonter - non, c'est trop tard. Tant pis, elles attendront le tram d'après. Mais pourquoi donc est-il si long à venir ? Elles regardent leur montre, elles ont peur d'arriver en retard, on dirait, les nouvelles, elles ne bavardent pas comme les autres.
La joie de se retrouver, l'anxiété de la première fois. Il y a vraiment ce soir sur la ligne 1 du tram un petit air de fête.
La fête des femmes en boubous chics qui sortent tard le soir. Un soir.
C'est, à Blois, une maison qui philosophe, comme philosophaient les maisons riches et les cathédrales, au temps où les murs étaient des livres de pierre et de bois, pour l'instruction des passants.
C'est une maison vieille, dont l'enseigne regrattée nous parle justement de la façon dont le vieux se fait neuf, dont le neuf se fait vieux, dont toutes choses s'usent et dont toutes choses renaissent, puis s'effacent pour renaître et s'user de nouveau, et de nouveau renaître.
USU, dit-elle, USU, VETERA' NOVA
Ce qui peut se comprendre ainsi :
"par l'usage la vieille maison est devenue neuve"
ou
"si l'on s'en sert les vieilles choses se font neuves"
mais, aussi bien, pourrait s'inverser en :
"par l'usage la maison neuve est devenue vieille"
à moins que ce ne soit
"si l'on s'en sert les choses neuves se font vieilles"
ou même se déchiffrer :
"à force de servir, le nouveau devient vieux"
ou encore, pourquoi pas - mais est-ce vraiment si différent ? - :
"à l'expérience, le vieux peut se révéler neuf"
Comment savoir au juste ? C'est tout le charme du latin, de nous laisser à deviner, et de nous inviter à débrouiller sans fin l'écheveau laconique des mots qu'il mêle et resserre en énigmes.
Mais qu'importe le sens, si la question nous conduit ?
Sur le fronton malicieux de la vieille maison redevenue neuve qui déjà se recouvre de mousse,
VETERA et NOVA se font face comme les deux plateaux de la balance dont USU est le poids.
Entre hier et demain, entre avenir et décrépitude, entre mémoire et oubli, entre pierre qui mousse et paroles qui roulent,
-Hier, dit le garçon qui se tient debout près de moi, j'étais en retard.
-Oui, dit l'autre garçon qui se tient debout près de moi.
-Il y a eu un suicide sur la ligne.
-Je sais, j'étais aussi dans le train.
-On a attendu... c'était... la galère que c'était...
-Oui, la galère...
-Cette galère...
Le tram s'est déjà éloigné, bientôt il sera à l'arrêt suivant, déjà il est à l'arrêt suivant Mais tous les deux, ils ont les yeux rivés vers la gare qu'on n'aperçoit plus qu'à peine, et ils n'arrivent pas à clore leur récit maladroit.
-Il s'est...
-Cette galère que c'était...
-Un truc de fou...
-On est tous descendus du train.
-C'était...
-Oui, c'était...
-Une galère...
-Jamais vu ça...
-C'était...
Ils ne se parlent pas vraiment. Ils ne savent pas s'en parler. Mais ils n'arrivent pas à se taire. Et de leurs jeunes mains, comme ils l'empoignent, tous les deux, cette barre métallique à laquelle ils se sont accrochés.
Comme s'ils pouvaient encore la rattraper par leurs mots qui trébuchent, comme s'ils pouvaient encore la retenir par leurs mains qui se serrent, cette ombre emportée tout là-bas.
Comme s'il était impossible, vraiment impossible de le laisser partir comme ça, dans ce silence des hommes qui cloue le cercueil de l'oubli, le pauvre mort qui a croisé leur chemin, et qui était peut-être, ils sont si jeunes, le tout premier qu'ils rencontraient.
Si j'avais à peindre le jardin d'Eden, j'y planterais des fritillaires - des fritillaires sauvages, des fritillaires pintades. Je leur dessinerais des robes de bal à crinoline, des jupes de soie à petits pois. Dans leurs cornets à dés, j'abolirais une bonnne fois le hasard. Je suspendrais leurs clochettes au ciel comme des campaniles. Puis, d'un souffle, je les ferais s'envoler, en oiseaux libres et roses, par-dessus les rivières et par-dessus les prés.
Si j'étais un peintre naïf, je placerais partout des fritillaires, en corolles géantes de tulipes fantaisie. J'en ferais des forêts, j'en ferais des églises, j'en ferais des ballons, j'en ferais des chapeaux, j'en ferais des oiseaux et j'en ferais des femmes.
J'ai eu bien du mal à les dénicher, pourtant, mes fritillaires.
On m'avait dit qu'elles n'avaient pas tout à fait disparu. Qu'on en trouvait encore, dans les prairies de Loire, du côté de cette île Clémentine qui porte, dit-on, le nom d'une jeune fille venue jadis accoucher là de son enfant naturel.
Alors j'étais partie, confiante, à la chasse-photo, me promettant de capturer au filet des pixels quelques belles pintades égarées. J'ai marché longtemps, enfonçant dans la boue, au long des boires et des roselières. Soudain, quand je n'y croyais plus, je les ai trouvées, dans un pré spongieux que bordait une haie de trognes aussi tourmentées qu'un vieux troupeau de menhirs. Petites taches sombres que le vent penchait dans le vert : c'étaient elles, enfin, innombrables et menues, craintives et parfaites, qui se cachaient dans l'herbe comme des oeufs de Pâques.
Si j'avais à peindre des fritillaires, je planterais d'abord l'Eden, pour qu'il soit leur jardin.