A mots couverts

Publié le par Carole

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C'était un vilain mot qui était écrit, là, en lettres jaunes sur le mur de l'usine, depuis ces... enfin... depuis... vous savez bien.... Un horrible mot. Un de ces mots qui  font raser les murs, qui obligent à regarder son prochain avec méfiance, un de ces mots qui font peur, un de ces mots qui crachent partout leur misère, un de ces mots qu'il ne faut pas laisser occuper le terrain. En grandes lettres jaunes, et au pluriel, en plus ! C'était à faire frémir. Donc on l'a recouvert de peinture grise, et on a bien fait. Mais, allez savoir pourquoi, le travail n'a pas été fini. Des mots comme ça... c'est sûr... ça se défend, ça ne veut pas disparaître, on n'en vient jamais à bout. Et puis, des mots comme ça... on n'a jamais ni assez de peintres ni assez de peinture grise, il faut courir partout les recouvrir, ils surgissent dans tous les coins de la ville sans crier gare, et ils s'incrustent, en jaune, en rouge, en noir, sur les murs, sur les poteaux, sur les vitres, sur les arbres, sur les routes, partout, partout...
Alors, voilà : le peintre a couru ailleurs avec son pot, et il a laissé sur le mur de l'usine la moitié du vilain mot.
Maintenant, on passe devant, un peu moins malheureux qu'avant, quand le mot était entier, mais tout de même assez mal à l'aise. On a l'impression de le voir encore ce mot, ce mot qu'il vaut mieux oublier. On se dit qu'on est trop bête, on essaie de lire autre chose.
REMERCIEMENTS, par exemple. Ce serait très beau, REMERCIEMENTS. Ce serait bien mérité. Après tant d'années. Même avec une petite augmentation, bien méritée aussi. Après tant d'années.
Ou bien BALBUTIEMENTS. Pourquoi pas ? BALBUTIEMENTS... c'est une chose qui arrive, même aux meilleurs. C'est normal d'avoir un peu peur de parler, même si, évidemment, c'est regrettable, car il ne faudrait jamais montrer sa faiblesse devant les autres, devant les difficultés du monde qui est ce qu'il est, qu'on ne peut pas changer, mais auquel on doit, on doit absolument savoir s'adapter. BALBUTIEMENTS est certes très fâcheux, compréhensible, au fond, mais très fâcheux.
Il y aurait pourtant eu RALLIEMENTS. Voilà qui aurait été beau, RALLIEMENTS.  On aurait pu le clamer sans balbutier, le rappeler fièrement : "Des idées de vieux ? mais figurez-vous qu'ils se sont tous, tous ces jeunes, tous ralliés à mon point de vue... DES RALLIEMENTS qui rendent  hommage à l'homme d'expérience que je suis...!"
Mais c'est plutôt à REMANIEMENTS qu'on a été renvoyé, c'est ainsi. Et REMANIEMENTS est bien désagréable, REMANIEMENTS est bien lourd à porter. REMANIEMENTS serait évidemment un moindre mal, REMANIEMENTS bouleverserait mais ne détruirait pas. Mais REMANIEMENTS, après un certain âge, c'est tout de même bien dur.
Alors ATERMOIEMENTS, c'est inévitable, n'est-ce pas ? un peu lâche, selon certains, mais enfin, la faiblesse est humaine...
Bien sûr, comme un serpent on entend déjà siffler RENIEMENTS. Mais non, RENIEMENTS, non, n'y pensons plus, c'est encore un de ces mots qui voient le mal partout, un de ces mots qu'il faudrait recouvrir d'une bonne couche de peinture grise avant qu'ils n'infectent les esprits.

Publié dans Fables

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