Une vitrine
"Au premier coup d'oeil les magasins lui offrirent un tableau confus, dans lequel toutes les oeuvres humaines se heurtaient. Des crocodiles, des singes, des boas empaillés souriaient à des vitraux d'église, semblaient vouloir mordre des bustes, courir après des laques, grimper sur des lustres. [...] Il étouffait sous les débris de cinquante siècles évanouis ; il était malade de toutes ces pensées humaines, assassiné par le luxe et les arts..." (Balzac, La Peau de chagrin) Etrange boutique, qui ressemblait si fort au magasin d'antiquités de La Peau de chagrin, que j'ai cru un instant à un vacillement des genres et des siècles, qui aurait fait glisser dans l'humble roman de ma vie de moderne les vues allégoriques et la profonde métaphysique d'un Balzac... Masques africains, musicienne japonaise, christ en croix, bouddhas sereins et nymphe dénudée, cavalier du désert et crocodile du Nil, chouettes et requins, visages furieux, risibles, héroïques, souriants, mystérieux, meubles d'acajou, tableaux encadrés d'or, bijoux et brimborions, lampes à huile et boîtes à double fond... le monde entier, avec ses peuples, ses cauchemars, ses effrois, ses espoirs, ses religions, ses arts, ses traditions, ses légendes, ses objets quotidiens, ses bibelots de luxe... Tout était là entassé, accumulé, serré contre les banals reflets de la rue voisine, dans un désordre stupéfiant, terni et poussiéreux, sombrement dépourvu de tout sens. Cela m'a d'abord paru effroyablement laid, et surtout parfaitement absurde. Puis je me suis dit qu'après tout, c'était peut-être la juste image du monde, en ces temps égarés et confus de mondialisation désordonnée : un magasin, un grand musée bradé, où acheter ce que bon nous semble, parmi les trésors accumulés par les civilisations, revendus à vil prix, usés mais lourds encore de leur poids très ancien de désir, de rêve ou de méditation. L'antiquaire approchait, petit vieillard sec et maigre... j'ai hésité entre le bouddha au double rang de perles de strass et la geisha d'ébène serrée dans son obi d'or mat... Et après tout, pourquoi ne pas les prendre tous les deux - sagesse indienne pour les matins agités, grâce dorée pour les soirs d'ennui morne ? A moins que je ne jette plutôt mon dévolu sur ce masque de toute vie, ce bouddha tibétain, à face de douleur et profil de bonheur... Mais au fond je pourrais encore choisir tout autre chose : ce beau cavalier fringant couvert du sable saharien, par exemple... qui sait si je ne trouverais pas, galopant derrière lui, là-bas, dans l'antique désert, à l'appel nocturne de la chouette aux ailes déployées, ou sous la voix assoiffée et solaire de la déesse africaine aux seins comme des gourdes, l'oubli de ma misère terrestre... J'ai hésité, puis j'ai passé mon chemin. L'antiquaire, derrière la vitre, souriait à ma fuite. Il faudra que je réfléchisse encore un peu, avant de faire mon choix. Je reviendrai demain. Il m'attend.
Les échafaudages de la cathédrale
On a dressé un nouvel échafaudage contre le mur de la cathédrale. Cela m'a vraiment fait plaisir... Car, voyez-vous, c'est si étrange à dire, peut-être ne me comprendrez-vous pas... : comme tout le monde j'admire le travail des tailleurs de pierre, lorsqu'il apparaît au grand jour, et pourtant... pourtant elle me plaît davantage, la vieille cathédrale, dans ses atours de chantier, soutenue de ces tours de métal, de ces balustrades de bois, de ces voiles de plastique, de ces contreforts d'escaliers et de passerelles dont on avait cru bon, pour quelques mois, de la débarrasser.
Il y a dix ans, quinze ans, cent ans, deux cents ans , cinq cents ans, mille ans peut-être - plus personne ne sait - que la cathédrale est habillée d'échafaudages. Il ne peut pas en être autrement.
On la restaure, on la retape, on la recrée sans fin, bergère usée que la guerre amputa, qu'un incendie défigura et que chaque jour ride de crasse et de mousses. Par pans tout blancs et dentelés, elle montre parfois son charmant minois refait à neuf, et l'on repose l'échafaudage un peu plus loin, car il reste encore bien du travail - dix ans, quinze ans, cent ans, mille ans - personne ne sait plus ce que les journaux avaient annoncé -. Mais j'ai confiance, j'espère, - non, je sais que la cathédrale sera toujours ainsi, en travaux, en chantier, qu'on ne la dépouillera jamais tout à fait de ses échafaudages.
Comme la Sagrada Familia de Gaudi, fidèle à l'espérance placée dans ces plans médiévaux que les maîtres d'oeuvre ne concevaient que pour les transmettre à d'autres maîtres d'oeuvre, c'est ainsi qu'elle doit nous apparaître : en travaux, en devenir, à jamais inachevée, absurde et lente, soutenue de projets et de tiges, légère comme une flamme sous l'armature de fer, forte comme un arbre planté dans la terre, et grimpant vers le ciel sur l'échelle des hommes - semblable à la foi des enfants, à l'élan des artistes. Comme toute oeuvre véritable - work in progress.
Derrière la porte
A cinq heures
Gargouilles
Et la gargouille devenue branche aux feuillages du ciel, le monstre au cri béant de bouquets et d'oiseaux, à la gueule noircie de pluies battantes et de nids, nous disait, tout là-haut, que douleur et violence se domptent peu à peu, et lentement s'érodent, et se couvrent de mousse, et s'apaisent de feuilles, et puis s'unissent enfin, sur l'écorce du temps, au grand arbre du monde, qui pousse sa mâture sur les terres d'Harmonie.
Mouettes criardes
Vita in motu
réédition revue
Cadran solaire posé sur le sable - 2012 - Parc de la Beaujoire. Alors que je photographiais le cadran solaire, dans le parc désert, par un jour gris d'automne où l'ombre trempée de pluie ne dessinait sur la pierre que l'heure unique de la nostalgie, un très vieil homme qui passait est venu me parler."Un beau parc, hein ? et un beau cadran solaire... Quand on est arrivés ici, y avait rien. On est là depuis 56. Rue Millau... on a fait construire en 55 !" Il était seul mais disait "on" comme font ceux dont le couple a si longtemps vécu qu'ils ne peuvent plus se penser ni se désigner seuls. "Rien du tout. Y avait rien. Rien... et maintenant ! c'est beau... c'est si beau ..." Son bras balayait l'air bruineux, les arbres défeuillés, les tiges tronquées des rosiers et les chemins boueux, bien loin, jusqu'à des printemps bleus d'iris, des étés de roses suaves, des saisons de jeunesse qu'il voyait, là-bas, encore vivaces, immenses et débordantes. "Oui, on est arrivés ici en 56..." Un petit chien que je n'avais pas aperçu courait autour de nous, joueur. Le vieil homme m'a saluée, et je l'ai regardé s'en aller, silhouette voûtée noire et lente qui s'effaçait de brume, près du petit chien blanc.
Où allons-nous ?