La maquette
À monsieur Richard Lejeune
Je ne vous la montrerai pas : elle a depuis si longtemps disparu. Perdue dans on ne sait quel déménagement. Dans cette indifférence inéluctable qui réduit peu à peu à un petit tas de poussière impalpable les bagages des morts. C'était un petit morceau de bois sculpté que ma grand-mère avait sorti d'un tiroir, histoire de m'amuser, un jour de pluie d'ennui de je ne sais pas quoi faire. Au début on ne comprenait pas. Puis on distinguait les murs, les toits, les bornes, le muret des jardins, la porte basse des maisons, la porte haute des étables. Tout un monde ciselé qui dormait dans le bois, et qu'il fallait suivre très lentement, avec sa paume tiède, pour en éveiller le détail tout vivant. Mon arrière-grand-père Noël avait réalisé, peu avant de mourir, cette maquette qui représentait sa rue, sa vie, ce qu'il voyait de sa fenêtre. Quand il ne quittait plus la rue où il marchait à petits pas, quand il ne vivait plus sa vie qu'à la fenêtre, quand il ne voyait plus qu'avec ses mains sculptant le bois. Je l'ai tenue entre mes mains, je l'ai maniée comme un jouet. Mais je savais bien que c'était autre chose. Tout à fait autre chose. Quelque chose dont je pouvais seulement comprendre que je le comprendrais plus tard. Beaucoup plus tard. C'était un petit morceau de bois sculpté. C'était comme ces objets si finement dessinés que les pharaons emportaient avec eux dans leurs pyramides, et qui devaient représenter leur vie pour qu'elle puisse continuer. Et lui, mon arrière-grand-père Noël, était entré dans la mort en nous laissant sa maquette. Comme on laisserait derrière soi son regard.