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Youki

Publié le par Carole

Image extraite du livre "Les Confidences de Youki", librairie Fayard, 1957

Image extraite du livre "Les Confidences de Youki", librairie Fayard, 1957

***
 
Google consacrait hier son "doodle" au peintre Foujita.
 

 

Cela m'a fait repenser à Youki, la jeune Française qui s'appelait Lucie, et que ce Japonais avait rebaptisée Youki, qui veut dire "neige", au moment de la faire poser pour le grand Nu qui la représente, couchée sous un ciel étoilé, veillée par un loup et par un oiseau, dans un paysage glacé de montagne.
Pour toujours elle resta Youki.
 
Youki, la femme de neige, connaissait-elle le conte japonais où une déesse triste et solitaire, à la peau blanche et lumineuse, vient partager la simple vie d'un homme qu'elle a sauvé du froid, et en a des enfants bien vivants, avant de disparaître ?
Je n'en sais rien.
En tout cas Youki ne fut jamais tout à fait une déesse, mais elle resta longtemps la muse de Foujita, et, lorsque Foujita la quitta, elle était déjà devenue la muse de Robert Desnos, qu'elle ne cessa plus d'inspirer, jusqu'à sa tragique arrestation.
 
Elles m'ont toujours semblé si mystérieuses, ces femmes qui semblent ne pouvoir exister qu'auprès d'un homme qu'elles inspirent, s'épanouissant à ne vivre qu'ainsi, hors d'elles-mêmes, abolies et métamorphosées par les oeuvres qu'elles ont suscitées - créatures de créateurs.
Certaines inspiratrices, modèles ou compagnes, un beau jour s'émancipent et deviennent des artistes. Mais celles-là, celles qui, comme Youki, sont nées pour être muses, ne le pourront, ne le voudront jamais.
Car muses elles sont et elles ne sont que muses. Etre muse suffit à remplir leur existence. Il est rare qu'elles enfantent, souvent elles se vouent à mourir encore jeunes - et belles -. Et, s'il leur arrive de vivre vieilles, Hélènes des soirs à la chandelle, et qu'un jour, comme Youki, elles en viennent à se raconter, elles n'ont à raconter que leur vie de muse. 
Une certaine vision du féminin, allez-vous dire, dont elles seraient l'expression concentrée ? Certes, mais il me semble qu'il y a encore autre chose, de plus étrange et de plus douloureux.
Comment naissent-elles donc, ces étranges vocations de muse ?
Comment devient-on Youki ?
 
Ce fut, pourtant, pour elle, si simple, à lire ses "Confidences", le petit livre où elle a noté ses souvenirs.
 
Il y fallait de la beauté, bien sûr, et elle en avait.
Beaucoup de solitude et d'abandon - notre Youki fut très tôt orpheline.
Pas mal de gourmandise aussi, et une passion décidée pour la glace, puisque sa première rencontre avec le monde des artistes se fit par l'intermédiaire d'un jeune homme qui l'avait invitée, dans le métro, à venir déguster... une glace. "Je ne pus résister", écrit-elle...
 
Et, surtout, ce long désert gelé, tout au fond de son être, ce besoin de se perdre dans la tiédeur des autres, qui lui a fait remarquer, en conclusion de son livre :
"Je ne parle que de mes amis. Ils m'ont apporté et m'apportent encore cette chaleur sans laquelle je ne peux rien faire.
Marcel Proust disait qu'il n'aimait pas l'amitié parce qu'elle fait perdre du temps, mais il [...] devait faire son oeuvre. [...] J'ai du temps à perdre. C'est mon seul luxe. "
 
Voilà, je crois que Youki a tout dit dans ses Confidences : une muse, c'est une femme de neige, une créature de miroirs et de glace, qui se réchauffe au génie des autres, leur offrant en échange sa lumineuse blancheur pour qu'ils y inscrivent, comme sur une page toujours blanche et neuve, les rêves innombrables qu'ils ont à enfanter.
 
Et Foujita, qui, lui, connaissait parfaitement le conte japonais de la femme de neige - Youki onna -, avait si bien compris.
 

Publié dans Japonisme, Divers

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Paradise

Publié le par Carole

capture d'écran

capture d'écran

Elle s'appelait Paradise.
C'était une petite ville où la vie était douce, sous le soleil ardent de la Californie, calme comme un ciel bleu, à l'ombre des sommets de moins en moins neigeux de la Sierra Nevada. Une ville américaine, pavillons et piscines, mobile homes et jardins, drugstores and pickup trucks. Un paradis coquet, un paradis modeste, un paradis banal, un paradis sans grâce, même pas un paradis pour tout le monde, juste un petit paradis comme un autre, bâti et rebattu à coup de dollars et d'efforts, et de gazole et de technologie. 
 
Peut-être qu'on la reconstruira, un jour, je ne sais pas.
Mais plus jamais elle ne s'appellera Paradise
Parce que l'Enfer, roulant ses flammes depuis les forêts assoiffées par des mois de sécheresse, dans le grand vent féroce du changement climatique, s'est déchaîné un soir sur tous ses pavillons et ses mobile homes, ses pickup trucks, ses drugstores, ses jardins, ses piscines et ses téléviseurs.
Et qu'il n'en reste rien. Que la fumée qui fait tousser les gens jusqu'à San Francisco, et la cendre emplissant les piscines, et la tôle noircie des pickups transformés en urnes funéraires, sur le bitume fondu des routes.
Et qu'elle pourrait bien devenir, un jour, 
pour eux,  les survivants de ce siècle étrange,
ce qu'elle est déjà,
en réalité,
pour nous, les vivants stupéfaits face aux ruines fumantes sur les écrans rougeoyants.
 
cette petite ville qui s'appelait Paradise :
 
le symbole du début de la fin - non du monde mais d'un monde.
Ce monde où l'on vivait si tranquillement cosy, au bord des routes, dans les drugstores et les pavillons, et jusqu'entre les planches des mobile homes, à regarder à la télé tous les malheurs des autres.
quand depuis si longtemps l'Enfer couvait sous le bitume, comme le feu sous les piscines, et la terreur sous les pneus en fusion, et la misère sous les dollars,
Quand on croyait encore qu'il serait si simple de partir, vers d'autres pavillons, d'autres drugstores ou d'autres mobile homes, rouler plus loin dans les pickups et tout recommencer. 
Sans rien changer.
 

novembre 2018

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Janvier Février

Publié le par Carole

A l'occasion du centenaire de l'Armistice, je réédite ce texte, paru en février 2012 sur ce blog.

janvier février version du 19-12
 
    Je te connais depuis longtemps. Ton nom est inscrit sur les murs du parloir au lycée Clemenceau. Sur les parois peintes à fresque ornées de longues frises, on peut le lire, soigneusement inscrit en lourdes lettres noires sur fond d'ocre, bien à sa place dans l'ordre alphabétique, entre FAUCHEREAU Gaston et FITAU Pierre - comme jadis lorsqu'on faisait l'appel - sur les listes si longues des élèves morts pour la France.
    Je t'ai distraitement salué au cours de ternes réunions, quand l'ennui me faisait lever la tête vers toi, dont le nom se remarque tant au milieu de tous les autres. Je t'ai parfois croisé, fantôme errant sans foi, dans les couloirs de cloître du lycée, flâneur navré sous les belles paroles de marbre de notre Tigre : "Retroussez résolument vos manches et faites votre destinée."
    Parmi tant d'enfants gais qui croyaient au printemps, je t'ai vu tristement frissonner, FÉVRIER Janvier, toi qui n'as connu de la vie que l'hiver.
    Raidi dès le baptême d'un nom qui faisait rire tes camarades, tu appris tout d'abord la solitude - étais-tu un enfant abandonné ? Je t'ai imaginé, laissé dans une salle d'hôpital une nuit de 31 janvier, et baptisé Janvier Février vers minuit par un médecin un peu pris de boisson... - J'ai su plus tard qu'en fait, tu étais né à Josselin, dans le Morbihan - Pierre, François, Janvier FÉVRIER - c'était un 4 décembre.
    A vingt ans, on t'envoya bien loin de ta Bretagne, au Nord, dans la boue glacée de la Somme, là, on te fit sergent, puis un obus se chargea de retrousser à jamais tes manches trempées de sang. Ta destinée repose aujourd'hui, squelette frêle et diaphane de tes résolutions, dans un de ces cimetières à croix de bois blanches que le givre repeint chaque hiver.
 
    Janvier Février, enfant de décembre et mort de la Somme, tu n'as connu de ce monde que le froid.
 
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Dans la chambre

Publié le par Carole

La femme en blouse bleue vient d'entrer dans la chambre. Elle a roulé sur le lino son chariot tout rempli d'instruments colorés. Déjà elle "fait" le lavabo du cabinet de toilette.
Pas de temps à perdre, elle est pressée.
Sur son lit, la malade, oh, la malade, elle a beau être là immobile et couchée, la malade, elle sait bien ce que c'est.
L'étage entier à faire, et c'est grand un étage, et sur les épaules qui s'inclinent la blouse bleue se fait de plus en plus lourde, de chambre en chambre toujours plus lourde sur les épaules qui s'inclinent.
Sur son lit la malade, oh, elle a beau être là incapable de remuer, elle comprend. Elle sait bien, elle a connu tout cela.
Mais tout de même, elle aurait pu lui dire bonjour, la femme en blouse bleue qui vient d'entrer dans la chambre. [...]
 
Suite du récit sur mon blog de récits et nouvelles cheminderonde.wordpress.com
 

Publié dans Récits et nouvelles

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Gros Badou

Publié le par Carole

 

Je passais hier devant une école - pour les vacances de la Toussaint on l'avait transformée en centre aéré.
 
De la rue on n'entendait rien de distinct, c'était le tumulte bavard, mélange de voix flûtées, de rires, de cris et de courses rapides, de toutes les cours d'école.
 
Soudain il y a eu cet appel aigu, traversant le portail :
"Où t'es, Gros Badou ? Montre-toi, Gros Badou !
Une voix d'enfant innocente et pourtant lourde de toute la méchanceté humaine, qui criait sans relâche :
-Gros Badou ! Gros Badou ! où t'es, Gros Badou ! où t'es ? Gros Badou ! Gros Badou !"
 
Je savais bien où il était, moi, Gros Badou.
A l'autre bout de la cour, par exemple, à faire semblant de renouer ses lacets, accroupi ramassé sur lui-même pour qu'on ne le distingue plus dans la foule joyeuse. Ou bien blotti contre un mur, tentant de toute son âme endolorie de disparaître ou de devenir pierre. Caché peut-être, au risque de s'y laisser enfermer jusqu'au lendemain, dans l'ombre malodorante d'une petite salle - une  de ces salles sans fenêtres où l'on entasse du matériel poussiéreux, où personne n'aurait l'idée d'aller jouer. Ou simplement tout seul à errer maladroit au milieu des quolibets et à faire comme si - comme si ça ne lui faisait rien, comme s'il en avait, lui, des copains, ailleurs, tout plein. Et à rêver qu'il s'envolait, mince et léger, qu'il bondissait, enfin, par-dessus tous les autres, vers ce ciel tout là-haut plein de fleurs et d'oiseaux où nul, jamais-plus-plus-jamais, ne pourrait l'appeler Gros Badou - tandis qu'un camarade en profitait pour préparer le croche-patte qui le ferait, de tout son poids de Gros Badou, retomber lourdement, insecte sans carapace et criblé par les rires, sur le bitume impitoyable.
 
Et je le savais bien, qu'il le savait aussi, qu'il le savait parfaitement, où était "Gros Badou", l'enfant qui l'appelait si fort, de sa voix claire innocente et pourtant lourde et sale déjà de toute la cruauté humaine. 
 
Mais, de son timbre aigu qui écorchait l'air gris, il criait, s'acharnait : "Gros Badou ! Gros Badou ! Où t'es ! Gros Badou ? Gros Ba-dou ! Gros Ba--dou !!"
 
Oh, bien sûr qu'il finirait par le trouver, Gros Badou, où qu'il se soit fourré. Car, quoi qu'ils fassent, quoi qu'ils tentent, comment pourraient-ils s'échapper, où pourraient-ils trouver à s'abriter, les Gros Badou de ce monde ?
 
 
Et moi qui poursuivais mon chemin, m'éloignant peu à peu de l'école.
Laissant Gros Badou seul, derrière le mur, seul oh si seul, silencieux et fermé sur sa peine, continuer son calvaire, affronter jusqu'au bout, dans la joie des enfants et l'indifférence des adultes, la honte, la triste honte d'être lui-même.
 
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