A Blois, ville de Ben, j'ai rencontré cette maxime, copiée par un amateur de lumière sur un compteur à gaz :
LE MIEUX
EST DE
SAVOIR
A Blois, ville du doute, accroupie en Diogène devant un compteur à gaz qui philosophait dans la rue, je me suis demandé si.
Car savoir, est-ce vraiment le mieux ? Qu'est-ce que c'est donc, savoir ? Est-ce même que cela existe ? Et le pire n'est-il pas de croire savoir alors qu'on ne peut savoir que si peu, ou rien ?
Et savoir, à supposer que cela soit tout de même possible, est-ce que ce n'est pas terrifiant, aussi ? Est-ce que cela ne l'a pas fait trembler, lui-même, celui qui a posé sur son compteur ce R prêt à tomber, ce R tout hésitant, au bout de son élan, avec son long jambage entraîné vers le vide, comme un funambule en danger ?
Car est-ce que savoir ne mène pas à forcément à pouvoir qui bouleverse l'ordre du monde ?
Et est-ce que savoir, en définitive, ne débouche pas sur l'évidence des catastrophes, sur l'explosion des désastres, et sur la certitude atroce de cette mort à quoi tout nous conduit, mais que nous ne pouvons contempler davantage que le soleil ?
Pourtant, il y a en nous, toujours, cette force qui veut. Ce désir obstiné, qu'on ne peut arrêter, roulant depuis des siècles sur le chemin obscur comme un tonneau dans son rond de lanterne. Qui nous pousse en avant, qui nous dit que le mieux, oui, que le mieux, toujours, quoi qu'il en soit, quoi qu'il en coûte, c'est quand même de continuer.
Que le mieux, malgré tout, c'est encore d'essayer et d'essayer encore
de savoir.
L'aile du printemps
Pour ce printemps errant qui pose à la fenêtre
comme une aile de papillon
ses yeux de soie et d'encre
où tremble la lumière
sur le pinceau des ombres,
un haiku de Bashoo, que je viens de m'essayer à traduire :
白
芥
子
に
羽
も
ぐ
蝶
の
形
見
か
な
shirageshi ni hane mogu tefu no katamikana
piquée sur le coquelicot blanc
l'aile du papillon
signe du souvenir
Pierres tassées
C'était un de ces tas de pierres qui tiennent lieu de murets, dans nos banlieues rapidement poussées. Juste un de ces gabions de pierres irrégulières, aiguisées à la pioche ou à la dynamite, avant d'être jetées en vrac et brutalement encagées.
Il aurait très bien pu s'écrouler, écraser les passants en renversant sur le trottoir sa cargaison mutinée.
Ou rester obstiné tourmenté et sétrile à peser sur ses grilles, tas de cailloux aigu remâchant ses blessures.
Qui s'en serait préoccupé ?
Mais ces pierres-là se sont tassées les unes sur les autres, les unes sous les autres, les unes avec les autres. Puisqu'on les avait jetées là ensemble, ensemble elles ont cherché leur place.
Et peu à peu l'informe a commencé à prendre forme. La mousse a maçonné les angles, les oiseaux, les insectes et les feuilles ont façonné le terreau, et on a vu pousser contre les grilles les premières récoltes de lierres et de fleurs.
Ce n'est toujours pas un mur stable, me direz-vous, ça ne tiendra jamais qu'encadré et contraint. Mais c'est peut-être le début d'une autre histoire. D'une de ces vieilles histoires de socles et de fondations.
Une histoire très humaine, comme savent en écrire quelquefois les cailloux, sur les chemins des hommes.
Le banc - Petite fantaisie de Saint-Valentin
—Excusez-moi, madame, je vois que vous êtes installée sur ce banc...
—En effet, monsieur.
—Cela vous dérangerait-il si je m'y installais aussi ?
—Je vous en prie, monsieur, je vais me pousser un peu...
—Je sais qu'il y a d'autres bancs libres...
—En effet...
—Qu'il y a même de nombreux autres bancs restés libres, que la plupart des bancs sont restés libres...
—Vous l'aviez remarqué ? [...]
Suite sur mon blog cheminderonde.wordpress.com
A la peinture dorée
Ce n'étaient que des feuilles de lierre sur un mur de banlieue.
Mais un passant généreux avait jeté sur elles un peu de peinture d'or, et elles se frottaient au soleil du trottoir, luisantes comme des louis.
Je me suis souvenue de cette histoire bizarre, de pinceaux d'or et de flacon magique, que Delahaye raconte dans ses souvenirs sur Verlaine.
C'était peu de temps avant sa mort. Le poète avait emménagé avec son Eugénie dans un pauvre appartement de poète. Et pour vêtir cette ombre qui venait dans ses yeux de mourant se coucher toute grise comme un chien fatigué, il avait eu l'idée d'acheter un pot de peinture dorée. Il en avait d'abord badigeonné son cordon de sonnette, puis le garde-feu de sa cheminée, et la cage à oiseaux d'Eugénie, et les pots de fleurs d'Eugénie... enfin, la richesse lui venant en dorant, il s'en était pris aux chaises du logement - mais la peinture était fragile et s'en allait en poudre, si bien que tous ses visiteurs emportaient avec eux, mêlée aux moutons du tapis et à la suie des rues, un grain de cette poussière lumineuse à laquelle ils étaient venus se frotter.
La sonnette d'un roi sur la porte du pauvre.
Un foyer de pépites pour tous ceux qui ont froid.
Des chaises enluminées pour chaque visiteur.
Et ces feuilles à l'or fin sur les murs des cités.
Peindre le monde tout repeindre
badigeonner les ombres
à la peinture dorée
comme font les poètes
et les passants qui songent
pour que retombe en grain
de poussière ou de pain
l'or des fous l'or soleil
l'or oiseau l'or abeille
des rêves
qui sème le chemin
des hommes.
Quijada de burro
A la Folle Journée, j'avais découvert, en écoutant les Tembembe, invités dans la Grande Halle, un étrange instrument de percussion : une mâchoire d'os crépitante qui mêlait son rire jaune aux doux accents du théorbe et de la guitare.
Bien sûr, m'a expliqué tout à l'heure le chanteur mexicain : c'est une mâchoire d'âne. Una quijada de burro. C'est fréquent au Mexique. On râcle les dents, et le son résonne très fort.
D'ailleurs, c'est toujours comme ça, quand on chante. Vous ne saviez pas ? La voix sonne à travers les os. Ce sont les os qui font résonner la voix, en réalité. Oui, tout à fait, les os. L'occipital, le frontal, le pariétal, le temporal, le sphénoïde, l'ethmoïde, le maxillaire, les nasaux, les lacrimaux, les mandibules...
Les mots claquaient comme les ossements d'Arthur, le vieux squelette tremblant de la salle de sciences naturelles qui m'effrayait tant, autrefois. J'ai entendu courir sur le pavé les vieilles danses macabres, les squelettes en folie frappant leurs tibias sur leurs crânes. J'ai vu passer la mort hideuse, riant grinçant de toutes ses dents jaunies...
Le musicien a fait une pause pour avaler son chocolat. Il a poursuivi, inlassable : la clavicule, l'humérus, les vertèbres, le sacrum, le sternum... Tandis qu'il montrait à mesure chacun de ces os où grandissait sa voix profonde, ses doigts avaient l'air de danser, de danser, sur toutes les dents de l'âne...
Et j'ai senti soudain, dans chacun de mes propres os vivants, frémir ces racines tranquilles qu'ils pousseront un jour comme un chant dans la terre, j'ai entendu claquer sur la tombe des heures le talon tournoyant des matins et des soirs.
Una quijada de burro. C'est si beau en effet. Une longue mâchoire cueillie à la carcasse palpitante d'un vieil âne épuisé d'esclavage, une paire de mandibules séchée au soleil des cadavres, bien décidée à rire et à claquer du bec, pour battre avec ses dents le grand pouls éternel de cette vie qui est la mort, de cette mort qui est la vie, inextricablement mêlées, dans l'immense fandango du monde.
Le piano sur le toit
Depuis la Folle Journée de Nantes je vous envoie
un piano sur le toit
quelques notes d'étoiles
et ces pas de polka
un peu fous un peu ivres
comme un éclat de rire
du grand Shostakovitch.