A Trentemoult j'ai vu aussi cette peinture sur bois, rue de la Douane. On l'avait posée là pour rappeler les douaniers d'autrefois, affairés sur les quais sonores à surveiller les barges, les voiliers, les roquios, tous les bateaux de Loire qui se croisaient alors dans la vapeur, le remous des marées, et le claquement des voiles.
Revenus en fantômes monter leur garde lente, ils vieillissaient à la pluie, au soleil et au vent, ces douaniers fatigués. Sur l'image naïve comme un vieil ex-voto, ils se brouillaient, se délavaient, et peu à peu disparaissaient, avec le ciel trop bleu, les anciens parapets, les dockers en tricots de corps, les malles cerclées de fer, et les rivages industriels.
Du passé qui s'efface, nous voudrions si ardemment retenir la mémoire. Comme des chambres vides, nous ornons nos pensées qui se brouillent de tant de vieux tableaux qui à leur tour vont s'effaçant — Pour toujours, pour toujours, dit le fleuve.
Je passais près de cette prison qu'on vient de construire à la lisière de la ville, à l'orée d'un grand bois. Sur le bas-côté, à l'ombre du mirador, j'ai vu un homme qui cueillait des marguerites dans un fossé bourbeux. Il en tenait une pleine brassée, un gros bouquet de printemps aux yeux ouverts sur le soleil. Puis le flot de la circulation m'a entraînée un peu plus loin, et l'homme aux marguerites s'est effacé dans mon rétroviseur.
Est-ce qu'on peut donc offrir des fleurs en prison ? Etait-il vraiment possible que ces marguerites soient destinées à un prisonnier ? Peut-être l'homme n'était-il qu'un promeneur, attiré par ces fleurs magnifiques, si blanches et si légères à l'ombre noire du mirador, dansant au grand vent bleu de ciel qui soufflait sur la route.
Comment savoir ? J'ai pensé à tous ceux qui ont un fils, un frère, un mari, un ami, un père, "là-dedans".
A cette autre prison de douleur, d'absence et de honte dans laquelle on les a enfermés, eux aussi.
Des délits et des crimes, du sang, souvent, et des larmes, toujours. Des malheurs et des châtiments, et tant, tant, tant de victimes à chaque fois.
On dit que dans le langage des fleurs "marguerite" signifie "innocence". Si seulement on pouvait tapisser les fossés, les couloirs, les parloirs, les cellules et les murs, et les âmes en souffrance, de grands bouquets de marguerites, à l'ombre dure des miradors...
Eux, ce sont les Seita, les Trelleborg, les ouvriers de Carquefou qu'on licencie d'un coup, comme on se débarrasse aujourd'hui des stocks, des charges et des coûts, parce qu'il est beaucoup plus rationnel de délocaliser (oui oui oui n'en doutez pas... cela a été calculé dans des bureaux, vérifié par des schémas savants, théorisé par des experts, désiré par de fougueux éditorialistes, expliqué et réexpliqué à la télévision, enfin voté par de très doctes assemblées d'actionnaires désintéressés) – dire qu'il nous a fallu des siècles d'humanisme, de Lumières, de progrès pour comprendre ce que savaient d'instinct les négriers d'ici : que les hommes ne valent décidément pas plus que les choses qu'ils produisent, qu'ils valent même souvent beaucoup moins...
Mais ceux-là, ils ne comprenaient pas, justement. On avait dû mal expliquer, manquer de pédagogie. Car ils marchaient tout à l'heure dans les rues de mon quartier, les Seita, les Trelleborg. Quelques bonnets rouges portant le gwenn ha du les escortaient et l'on battait tambour... une drôle d'armée bretonne qui remontait la rue, revenant à l'usine comme au bateau qui coule. J'étais arrêtée à un feu quand ils sont passés, et je les ai photographiés, très vite, par la vitre. Ils souriaient en remarquant l'appareil et me faisaient des signes amicaux. C'était un cortège bon enfant, coloré, presque joyeux.
Ils défilent aujourd'hui, soutenus par leurs camarades, sous le regard curieux des passants, heureux malgré tout de marcher ensemble au soleil, et d'avancer comme si la route allait mener quelque part. Demain ils seront seuls. Tout seuls. Des chômeurs.
A Trentemoult, j'ai aussi admiré ce conseil, écrit de main de maître :
"laissez résonner !... long—temps"
Oui, si vous vous avisez de raisonner, laissez d'abord résonner.
Laissez tinter les bruits du monde, laissez chanter les couleurs, laissez grincer les ombres, laissez murmurer la mémoire, laissez venir l'écho, laissez crier les jours, laissez jouer les enfants, laissez rire l'avenir. Laissez résonner tout ce qui sonne en vous, long—temps, très long——temps...
La porte alors s'ouvrira, peut-être, et vous, au seuil de la raison résonnante, lentement, prudemment, vous entrerez dans l'ombre épaisse avec des yeux pleins de lumière.
Je photographiais, hésitant, recommençant, avec l'impression de toujours me tromper, cherchant le cadrage le plus approprié, l'exposition la plus juste, la perspective la plus nette ou au contraire la plus troublante, à moins que ce ne soit la plus naturelle... Je photographiais, donc, à Trentemoult où les hasards d'un après-midi de beau temps m'avait conduite, cette fenêtre "à la terrasse"...
...quand derrière moi, j'ai entendu quelqu'un s'exclamer :
— Ça alors, c'est incroyable ! Derrière la fenêtre... là, vous avez vu ? J'ai toujours cru que c'était un dessin ! Et je viens de me rendre compte que c'est une sculpture !... C'est incroyable... j'ai toujours cru que c'était un dessin, pendant des années... dire que je viens juste de comprendre !...
En effet le soleil d'après-midi accentuait les ombres et ne pouvait laisser aucun doute : la femme à la fenêtre était bien un personnage en trois dimensions, probablement sculpté dans le bois.
Le vieil homme qui m'avait interpellée continuait à manifester sa surprise : "...C'est incroyable... pendant des années... " Puis, brusquement gêné, il est parti, aussi rapidement qu'il était apparu dans mon dos : "Excusez-moi de vous avoir dérangée..."
Dérangée ? Oui, d'une certaine façon il m'avait dérangée, m'obligeant à quitter mes calculs maladroits et stériles sur le cadrage, la lumière et la perspective, pour une toute autre réflexion, sur la photographie elle-même.
Il arrive souvent que les gens m'interpellent, quand je photographie leur cadre quotidien, alors que pour ma part je ne songe jamais à leur parler. Une indiscrétion qui répond à la mienne, évidemment - car il n'y a rien de plus inquisiteur qu'une photographie. Mais la surprise du vieil homme avait naïvement mis l'accent sur autre chose, quelque chose de bien plus important : la façon dont notre regard hésite, se dirige et s'égare, créant et recréant le monde à la faveur d'infimes cheminements. Ainsi, mon interlocuteur avait brusquement vu là-haut la sculpture, au lieu du dessin, parce que ma présence "regardante" l'avait amené à la regarder autrement, suivant comme une piste un regard étranger. Mon appareil hésitant, braqué sans certitudes sur la fenêtre familière, avait guidé ses propres hésitations. Et il avait commencé à "voir" ce que jusqu'alors il n'avait jamais vu : les ombres, les arêtes et les arrondis d'un corps en volume.... Un jour, peut-être, un autre photographe, un autre rayon de soleil, un grain de joie ou un orage de douleur, l'amèneront à voir encore là-haut, comme sur une île sans fin cartographiée, d'autres motifs, d'autres images d'un réel incertain. Car regarder, c'est une aventure toujours recommencée, une exploration difficile, une indécise navigation dans le monde flottant des apparences, qui est notre seule vérité.
Finalement, j'ai fait en quittant Trentemoult cette photo toute simple, essayant simplement de noter ce que j'avais vu - ou cru voir, "à la terrasse" où s'était un moment reposé mon regard, à l'auberge du temps qui passe.
Ce qui m'intéresse vraiment dans l'art difficile de la photographie, dont sans doute je ne maîtriserai jamais les arcanes, ce ne sont pas les règles, ce n'est pas d'atteindre on ne sait quelle perfection, non, même si rien de cela ne m'est indifférent. Ce qui m'intéresse vraiment, ce qui me fascine, c'est cette impression de poursuivre, très lentement, maladroitement, un long voyage d'exploration, avec mon modeste "appareil" pour seule boussole et pour seul gouvernail – d'appareiller pour le monde le plus proche, comme je partirais pour le lointain.
Ile de Nantes, 22 avril 2011
Je me suis longtemps demandé si je pouvais en parler. Quel sens cela aurait de parler de cette affaire qui semble n'avoir eu aucun sens, qui est allée si loin dans l'inhumanité qu'on pourrait avoir l'impression que jamais elle n'a eu aucune signification humaine.
On n'y fait presque jamais allusion, ici, mais on y pense, souvent. Cela rôde, cela hante, cela remue des ombres, comme un cauchemar qui s'obstinerait à traîner le jour dans les rues.
C'était il y a trois ans tout juste. Je me souviens très bien d'avoir pris en marchant cette photo un peu floue, que mon appareil a enregistrée à la date du 22 avril 2011. Stupéfaite de lire ces mots "cinq corps sous la terrasse", j'avais appuyé sur le déclencheur sans penser à cadrer.
Je venais de rencontrer, comme tant d'autres passants, Xavier de Ligonnès, le nouveau Barbe-Bleue de Nantes. Le lendemain, j'ai appris, avec toute la ville épouvantée, qu'il avait tué sa femme et ses quatre enfants, qu'il avait préparé leurs meurtres pendant des mois, qu'il avait traîné leurs cadavres sous la terrasse de leur maison nantaise pour les enterrer dans les trous emplis de chaux qu'il leur avait creusés. Qu'il avait même tué son chien pour l'enterrer avec les autres. Avant de disparaître. Totalement. Comme seuls les démons savent le faire.
Je me souviens qu'il faisait un temps radieux, que la lumière d'avril avait une légèreté d'Éden, et que je m'étais dit qu'au moins, il les avait laissé vivre un peu de ce printemps menteur. Les gens posaient de gros bouquets de fleurs sur le seuil de leur maison marquée de scellés rouges. Et nous les voyions se faner chaque fois que nous passions en voiture.
Dans l'histoire de cet ogre à fusil, de ce Saturne dévorateur un peu Landru sur les bords, de ce triste Satan de province, ce qui sans doute nous a le plus troublés, ce fut de découvrir à quel point c'était un homme ordinaire, un Dupont habitant une maison ordinaire, avec une famille ordinaire, dans une des rues les plus ordinaires et "passantes" de la ville.
Car le diable, on l'imagine avec des cornes et une odeur de soufre, et, sous ce costume grandiloquent, on s'en accomode. Mais dans la réalité il en va tout autrement : le diable habite près de chez nous, il salue ses voisins, promène son chien le soir, et tond soigneusement sa pelouse... c'est même pour cela qu'il est le diable, n'est-ce pas, car de l'autre, celui qui ne peut nous ressembler, qu'aurions-nous donc à craindre ?
Beaucoup le croient mort aujourd'hui, ce Ligonnès, d'autres le supposent en fuite et se cachant tremblant, dans la honte et l'angoisse.
Pour ma part, je l'imagine bien plutôt menant à nouveau une vie ordinaire. Une vie simple et paisible qu'il aurait commencée avant son crime peut-être, bien avant, sous une autre identité évidemment très ordinaire.
Il se serait installé quelque part, dans un village, par exemple, en Français moyen retapant une bicoque depuis des années, puis venant tranquillement s'y installer vraiment, après, connu déjà de tous, sans que personne ne puisse voir en ce brave homme si familier l'homme recherché dont on parlait à la télévision. A force de fréquenter le café des Sports, il aurait grossi jusqu'à brouiller de graisse ses traits montrés partout sur de mauvaises photos. Ou bien il aurait le crâne chauve, une moustache de gaulois, un sourire de Dupont Lajoie. Un nouveau costume d'homme ordinaire. Il ne peut pas en aller autrement.
Car le diable est un homme ordinaire, je vous dis, foncièrement ordinaire. C'est pour cela qu'il est le diable.
Un commandant à casquette, une belle voyageuse... A la fenêtre de la péniche depuis si longtemps immobilisée à quai, on avait malicieusement exposé ces deux visages inattendus, plus évocateurs des circuits en avion ou des croisières de luxe que d'une simple promenade sur la modeste barge qui vieillissait là.
Dans le décalage calculé de la dérision, sous l'ironique antiphrase, il y avait, comme bien souvent, beaucoup de profondeur, et de quoi méditer.
Pour voyager luxueusement, somptueusement, pour voyager vraiment, on n'a besoin ni d'aller loin, ni d'aller vite, ni d'aller cher, ni de voler dans les airs, ni de manger à la table d'un capitaine engalonné, ni d'avoir un destin de star.
On n'a besoin de presque rien.
Une simple péniche, un vieux bateau de bois que lestent de gros pneus, c'est bien assez, pour s'en aller rêver sur les eaux lentes et vertes qui innervent la terre, et pour glisser, tout près de soi, entre les rives herbeuses plantées d'arbres pensifs.
Jeter son ancre au fond des roselières, s'agripper à ce qui fléchit.
Entendre dans le soir le froissement des vagues, quand les troupeaux de cygnes remontent vers les sources.
Suivre là-haut le grand remuement des étoiles qui bâtissent les mondes.
S'endormir à la voix du rossignol, se réveiller au chant des oiseaux nouveau-nés.
Fouler dans l'herbe la rosée qui fume et le parfum des fleurs qui s'ouvrent.
Sur les chemins de halage marcher sans hâte en tirant le temps par sa longe.
Glisser d'une écluse à l'autre, grimper sur ces escaliers d'eau comme on irait, par des lacets, aux collines du ciel.
Partir pour arriver juste un peu plus loin que son point de départ, mais s'y rendre en passant par les reflets, par les errances et par les ombres, et surtout par soi-même.
On n'a besoin de presque rien pour ce voyage-là.
On n'a pas même besoin d'une péniche.
Une simple barque nous suffirait.
On pourrait tout à fait ne pas partir du tout.
Rester à quai sur la péniche arrêtée au soleil, ou sur la barque immobile qui tangue un peu, trouver le ciel et les nuages dans leurs reflets qui passent.
Rester assis sur un banc du rivage, regarder danser sous le vent une petite vague traçant en cercle son long chemin toujours le même.
Et ainsi s'en aller loin, très loin, si loin que, là où l'on va, bien peu de ceux qui vont partout en avion, en train, en paquebot pourraient nous suivre.
Il est si étonnant, en effet, ce compteur électrique planté dans le rocher, vissé dans les vieux os de la ville ! Il est si surprenant ! tellement incongru ! Depuis tant d'années, chaque fois que je longe l'église Saint-Nicolas, je me dis que vraiment... ah ! vraiment ! C'est bizarre ! c'est si peu à sa place ! Alors il fallait bien qu'un jour quelqu'un le remarque, et l'écrive en passant !
Je ne sais plus qui a dit : "Ponctuer une phrase, c'est la faire vivre" ? – l'auteur de cette formule est si obscur d'ailleurs, si anonyme, si introuvable, que cela ne peut, à la réflexion, qu'être moi...
Et quand bien même ce ne serait que de moi... je veux l'écrire ici, tout près de ce ! magistral !
Car plus je le regarde, ce !, plus il me plaît. Il y a beaucoup dans ce ! Il y a tellement dans un !. Il y a des mondes et des foules dans ces ! que nous semons partout sans y penser. Car qu'est-ce que ! ?
sinon
s'exclamer !
s'étonner !
s'amuser !
s'indigner !
s'emporter !
admirer !
célébrer !
déplorer !
désirer !
regretter !
adorer !
détester !
raffoler !
exagérer !
ordonner !
refuser !
dire oui !
crier non !
et cætera !
sine qua non !
ad libitum !
Qui donc a dit : "! résume, ! contient, ! ponctue toute l'humanité ! "
? !
L'ambulancier avait refermé doucement la porte. Et René sut qu'il était seul.
Pour la première fois depuis les longs mois d'hôpital où l'impossibilité de la solitude avait été comme l'envers réconfortant de sa totale et effroyable dépendance, il était vraiment seul. Il se sentit d'abord surpris que nul ne se portât à sa rencontre, chercha machinalement une infirmière qui ne venait pas, se souvint. Puis, regardant autour de lui, il s'étonna d'avoir pu vivre pendant tant d'années dans cet appartement qu'il reconnaissait mal. Tout lui semblait lointain, aussi bizarre et déplaisant que ses jambes immobiles, que son bras gauche raidi, que les mots déformés qui sortaient de sa bouche à demi paralysée. Il lui fallait tracer avec le fauteuil des chemins nouveaux sur la moquette usée dont le vert sali se creusait de sillons bruns [...]
Suite du récit à lire sur mon blog de nouvelles cheminderonde.wordpress.com