Hier j'ai visité l'exposition "Passion orchidées", qu'on avait installée, comme dans une cathédrale amazonienne, sous les voûtes métalliques, enlacées d'épiphytes, de la Nef des Machines. La foule était nombreuse et captivée, et je me suis souvenue de ces chasseurs d'orchidées du passé, aventuriers solitaires, risquant leur vie pour arracher aux profondeurs de la forêt des plants vendus plus cher que l'or d'Eldorado à des amateurs fanatiques.
J'ai repensé, rêveuse, à cette fleur absente : le bulbophyllum nocturnum, l'orchidée de Nouvelle-Bretagne qui ne s'ouvre qu'une nuit, avant de disparaître, enfouie dans la solitude de la canopée. A cette fleur merveilleuse que nul ne peut voir s'épanouir, mais qui consacre toute sa brève existence à préparer la nuit parfaite de son unique floraison.
Et puis j'ai vu une aveugle, guidée par son chien, s'approcher de l'orchidée blanche que je photographiais. Elle a tendu la main pour en caresser la lumière, et elle s'est mise à sourire, tant avait d'évidence la douceur des pétales sous ses doigts. Tant elle était belle à toucher, cette orchidée qu'elle ne verrait jamais.
La beauté a ses mystères, ses lois, et peut-être ses dieux, que les humains partagent avec les fleurs, c'est tout simple.
L'homme aux mouchoirs
Il s'était mis à pleuvoir violemment. La pluie fouettait le toit et roulait dans les gouttières débordées avec un fracas de torrent déchaîné.
Pourtant, j'ai distinctement entendu les trois coups frappés contre la vitre.
Quand j'ai ouvert la porte de la véranda, il se tenait devant moi si pitoyable que je l'ai fait entrer. [...]
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Café du Progrès
Longtemps, on L'avait vénéré comme un dieu. Dans les cafés ouvriers on lui adressait des discours enflammés. On lui dédiait des barricades et des grèves sanglantes. On ne parlait de Lui qu'avec des majuscules dans la voix. On disait Le Progrès, et des armées de martyrs se levaient. Il éclairait bien loin la route.
Et puis il avait bien fallu constater que la nuit était tombée sur lui comme elle tombe toujours sur le monde, qu'il n'avançait plus qu'en boitillant sous son quinquet modeste, à grand peine appuyé sur l'effort des humains, douloureuse béquille. Qu'il pouvait même, saisi de peur, reculer très loin en arrière. Ou refuser tout à fait de marcher, âne bâté que chevauchaient l'avarice et la cupidité...
Qu'il n'avait jamais été Un, mais qu'il était multitude. Orchestre sans baguette. Brouhaha d'espérances et d'avancées infimes.
Qu'il n'obéissait pas aux révolutions, mais seulement aux évolutions.
Enfin qu'il ne fallait pas croire en Lui, mais bien plutôt en Nous.
La femme au chat
Je m'étais tout simplement arrêté derrière elle au feu rouge. Elle revenait, comme moi, du centre commercial, et s'apprêtait à rejoindre, à gauche, la route de La Chapelle. [...]
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Tintin à Saint-Nazaire
A Saint-Nazaire, j'ai voyagé avec Tintin, j'ai remonté le temps. Je suis allée sur le port voir s'en aller les grands paquebots transatlantiques, j'ai couru derrière le général Alcazar, je me suis mêlée à la foule toujours vivante des vignettes colorées.
Dans chacune des sept boules de cristal il scintillait encore, intact et miroitant, l'ardent émerveillement de mes lectures d'enfant. Il n'avait rien perdu de sa lumière.
Et j'ai cru comprendre ce que c'est qu'un "classique" : un de ces livres qui gardent, après qu'on les a lus, quelque chose de notre âme, quelque chose qu'on ne peut retrouver qu'en les relisant. Un livre à double fond, dont nous façonnons en nous peu à peu la clé qui ouvrira le dernier tiroir, celui qui en contient les vraies richesses. Si bien qu'aucun livre ne peut accéder à ce rang de "classique" qu'après que le temps a passé, enfermant en lui un pan de la vie d'une époque autant que de celle de chacun de ses lecteurs successifs. Si bien aussi qu'il ne faut pas s'étonner de découvrir, après soixante-cinq ans, qu'une simple bande dessinée ait pu devenir un "classique", alors que tant de chefs-d'œuvre vénérés en leur temps ont été sacrifiés à l'Oubli, ce dieu impartial et terrible qui veille sur les arts.
La Côte Sainte-Catherine
"Puis, d'un seul coup d'œil, la ville apparaissait.
Descendant tout en amphithéâtre et noyée dans le brouillard, elle s'élargissait au-delà des ponts, confusément. La pleine campagne remontait ensuite d'un mouvement monotone, jusqu'à toucher au loin la base indécise du ciel pâle. Ainsi vu d'en haut, le paysage tout entier avait l'air immobile comme une peinture ; les navires à l'ancre se tassaient dans un coin ; le fleuve arrondissait sa courbe au pied des collines vertes, et les îles, de forme oblongue, semblaient sur l'eau de grands poissons noirs arrêtés."
Flaubert, Madame Bovary, troisième partie, chapitre V
Avant d'entrer à Rouen, nous avions voulu nous arrêter au sommet de la Côte-Sainte-Catherine, pour contempler, non le panorama annoncé sur les guides touristiques, mais le paysage qu'aperçoit Emma Bovary, emportée par l'Hirondelle vers la Babylone provinciale qui la brûlera au feu de ses passions.
Et, malgré les destructions, malgré les constructions nouvelles, nous l'avons reconnue aussitôt, la ville qui faisait battre le coeur d'Emma, "descendant tout en amphithéâtre et noyée dans le brouillard", "s'élargiss[ant] au-delà des ponts, confusément", "immobile comme une peinture" avec ses "navires à l'ancre tassés dans un coin"...
Voir ce que voit madame Bovary... comme si elle était vivante autant que nous, ou comme si nous étions aussi vivants qu'elle...
C'est un tel miracle que cette création d'un monde par le roman, qui ne dispose pourtant que de mots, ces faibles outils qui nous déçoivent chaque jour. Mais ils ne pourraient rien, les romanciers maîtres des mots, s'ils ne jouaient de tout leur art sur nos coeurs d'avance séduits. S'ils ne frappaient pas, comme les touches inertes d'un piano frappent les cordes sonores toutes prêtes à vibrer au fond de son grand corps sombre, la corde toujours tendue de notre insatiable désir de fiction.
Car nous sommes des êtres de récit : tout ce que nous vivons, nous le changeons en récit, et tout ce que nous racontons prend vie. De notre vie nous ne vivons vraiment que ce que nous pouvons en raconter, et nous vivons autant de vies que nous pouvons en raconter.
J'ai lu quelque part qu'on soigne ainsi les victimes dont les souvenirs post-traumatiques sont impossibles à affronter : en leur proposant de leur histoire des récits supportables, qui peu à peu se substituent à l'expérience irracontable. Alors la fiction remplaçant peu à peu l'horreur permet à la vie de se reconstruire, comme un roman dont on aurait déchiré les pages trop noires, pour les remplacer par de plus claires. C'est troublant, c'est peut-être inquiétant, et pourtant c'est si simple, si humain : nous ne sommes que récit, et la fiction est notre unique vérité. On prête à Flaubert ce mot : "Emma Bovary, c'est moi"... Peut-être n'est-il pas authentique, mais rien n'est plus certain : Emma, c'est lui, c'est moi, c'est nous, ce n'est personne, et c'est toujours elle.
J'ai lu quelque part qu'on soigne ainsi les victimes dont les souvenirs post-traumatiques sont impossibles à affronter : en leur proposant de leur histoire des récits supportables, qui peu à peu se substituent à l'expérience irracontable. Alors la fiction remplaçant peu à peu l'horreur permet à la vie de se reconstruire, comme un roman dont on aurait déchiré les pages trop noires, pour les remplacer par de plus claires. C'est troublant, c'est peut-être inquiétant, et pourtant c'est si simple, si humain : nous ne sommes que récit, et la fiction est notre unique vérité. On prête à Flaubert ce mot : "Emma Bovary, c'est moi"... Peut-être n'est-il pas authentique, mais rien n'est plus certain : Emma, c'est lui, c'est moi, c'est nous, ce n'est personne, et c'est toujours elle.
Les 47 morceaux du pot de chambre de Beethoven
Scène du Théâtre - Saint-Nazaire, le 21 septembre 2013, en attendant Ivry Gitlis...
J'ai eu la chance, la grande chance, de voir et d'entendre Ivry Gitlis au Théâtre de Saint-Nazaire, samedi dernier.
Il n'avait guère envie de jouer, ce soir-là, le très vieil homme, et il s'est longtemps, très longtemps fait attendre, nous abandonnant à la contemplation d'une scène aussi vide que rougeoyante de promesses. Puis il est enfin entré, et, reposant aussitôt son violon dans sa boîte, il nous a raconté quelques anecdotes aussi décousues et bouffonnes que profondes et pleines de sens... Celle du pot de chambre de Beethoven, par exemple... :
Enfant, Liszt aurait rendu visite à Beethoven, qu'il considérait comme un Dieu. Or, de cette visite exaltante, seuls deux souvenirs lui étaient restés : celui des "machines à écouter" du sourd génial, et celui du grand pot de chambre qui trônait sur une table. Un dieu et un pot de chambre... - curieux, non ? mais c'est ce que disait l'histoire... Lizst l'a racontée à son élève Rosenthal, qui l'a racontée à ... qui l'a racontée à Ivry Gitlis, et je vous la raconte à mon tour, telle que je l'ai entendue.
Il faut quarante-sept morceaux de bois pour fabriquer un violon, nous a ensuite expliqué Ivry Gitlis, et ce bois, il faut le prendre dans les sombres forêts des Dolomites pour faire un véritable, un lumineux violon de Crémone... Il a bien dit quarante-sept... - curieux, non ? on lit partout que c'est soixante-et-onze...
Enfin, il a joué, et c'était bien Ivry Gitlis, le merveilleux Ivry Gitlis, et non plus le vieillard clownesque de tout à l'heure, qui était là, devant nous.
Car il avait raison, Ivry Gitlis, et le jeune Liszt ne s'y était pas trompé non plus : il faut quarante-sept morceaux de bois terrestre pour faire le violon d'un ange, et quarante-sept morceaux de vile humanité, de triste humanité, d'humanité bouffonne, d'humanité vieillie, d'humanité misère, d'humanité pot de chambre, pour faire un dieu. Peut-être même soixante-et-onze.
Paganini: Violin Concerto No.2 in B minor, Op.7 - 3. Rondo à la clochette, 'La campanella' Ivry Gitlis - Portrait-
La tache
On a célébré récemment le soixante-dixième anniversaire des terribles bombardements de 1943 à Nantes. A cette occasion, Ouest France a donné la parole, au cours d'une réunion publique, à des témoins dont on peut réentendre, sur le site du journal, les récits bouleversants : http://www.ouest-france.fr/actu/actuLocale_-Bombardements-de-1943-ces-enfances-nantaises-meurtries-par-les-bombes-_40815-2230793------44109-aud_actu.Htm
Repensant à ces hommes et ces femmes en pleurs, fouillant les décombres et les cendres de leur mémoire blessée, je passais hier, rue Clemenceau, devant le musée immobile dont les travaux sont actuellement suspendus. J'ai partagé un instant la mélancolie grise des muses engrillagées, puis, tout à coup, je me suis souvenue de la tache...
Elle s'allongeait dans le hall, je crois - déjà je ne suis plus très sûre, il y a si longtemps que le musée est fermé... mais il me semble que c'était là, au pied du vaste escalier, sur le sol dallé de pierre lisse, sous la lumière éclatante de la verrière : une tache brunâtre, longue et large comme un corps humain. Une flaque d'ombre indécise et vague, que beaucoup ne remarquaient pas.
C'était pour moi le Suaire de Nantes, la trace de sang ineffaçable que fit en septembre1943 le cadavre sanglant d'un mort, ou d'une morte, apporté là, dans ce musée où l'on avait entassé, en de longues rangées de cercueils, des corps et des débris de corps, parce qu'il y en avait tant dans la ville bombardée qu'on ne savait où les poser.
Pendant plus de soixante ans les femmes de charge ont frotté et poli la pierre sans jamais parvenir à effacer la tache, qui s'obstinait à faire l'ombre brunâtre, le fantôme endormi, le martyr plus très frais, sous le pas clair des visiteurs. Les employés du musée, les conservateurs tatillons, et même les touristes surpris en avaient pris leur parti. Car il faut qu'il y ait, dans toute demeure humaine, quelque part, un spectre qui sommeille, un coin où rêve et pleure le souvenir, entre ses plis de nuit.
Mais les témoins des bombardements sont bien vieux aujourd'hui. Et les travaux du musée vont reprendre. On détruira, on reconstruira, on remplacera sans doute les sols usés. Qu'adviendra-t-il, alors, de la tache ?
L'ange des ruines
Abbaye de Jumièges
L'abbaye est tombée en ruines, voilà que claque dans le vent le portail éventré du paradis.
Il est du monde, désormais, l'ange du ciel, sur son pilier brisé.
A vieillir, à languir, à devenir mélancolique, dans la lumière et dans l'obscur - comme nous tous.
Ouverts sur le néant, ses yeux lavés du temps lui font un beau visage humain.
Une fenêtre sur le monde
Photographier, je crois que c'est d'abord voir le monde à travers le viseur, coller son oeil à ce cadre, et découper ainsi selon lui, en une multitude de petits rectangles ou de petits carrés, l'immensité qui nous entoure. Expérience fascinante et indispensable, car on ne voit vraiment bien que derrière une fenêtre, que cette fenêtre soit celle de la mansarde de Baudelaire, ou l'optique d'un vulgaire "APN". Découpez ainsi le moindre objet, le moindre bout de paysage, et, aussi banal eût-il été avant, il devient aussitôt spectacle ou tableau. Du simple fait d'apparaître dans la distance de la fenêtre, et dans l'ordre conféré par le cadre, il acquiert une sorte de nécessité, une beauté singulière. Et j'irai jusqu'à dire que bien photographier consiste essentiellement à choisir le meilleur cadre, la fenêtre la plus juste pour y poser son regard.
Cependant j'ai toujours regretté que l'appareil nous condamne à tout penser en carrés et rectangles, et à observer l'univers selon des angles droits et nets - le cercle ou l'ovale ne pouvant être, évidemment, qu'artifices postérieurs au cliché.
Devant cette baie ruinée de l'abbaye de Jumièges, merveilleusement ouverte sur un village en ogive, sur une forêt dentelée de brume, sur un vitrail couleur de jour, j'ai rêvé d'un viseur gothique, d'une chambre romane, d'un écran rayonnant, d'une photographie flamboyante - et d'un regard enfin happé vers l'infini.