Reza - Azerbaïdjan 1992 - ( détail )
Hier après-midi, sous la pluie, sur une île de la Loire, j'ai rencontré Reza.
On présentait en plein air quelques-uns de ses clichés les plus célèbres, imprimés sur de vastes panneaux de toile plastifiée.
Au milieu des spectateurs, il était là, l'appareil-photo à la main malgré la pluie. Je me souviens qu'il a dit ceci :
"Si on a mal à un doigt, il faut soigner ce doigt, sinon c'est tout le corps qui souffre. Si un être humain souffre, il faut l'aider, sinon c'est toute l'humanité qui souffre." Tout en parlant, il étendait vers la foule sa belle main aux doigts fins, et ce long pouce recourbé comme un pouce de guitariste - ou de joueur de târ -, dont il semblait pincer les cordes de nos coeurs humains.
Puis il y a eu ce moment où, à la surprise des assistants, il s'est élancé avec son appareil et, brusquement, s'est agenouillé pour capturer l'image de deux jeunes filles qui se penchaient vers cette oeuvre - intitulée sobrement Azerbaïdjan 1992. L'une d'elle avait une chevelure rousse qui flamboyait sous les nuages sombres et contre l'étoffe noire du tchador.
Ensuite il s'est redressé et a repris avec simplicité sa conversation avec les visiteurs. Il a encore dit : "Il faut aimer la vie".
Je me suis approchée de la photo de la femme en noir, et j'ai lu la légende que Reza avait rédigée avec toute l'intelligente sensibilité qui est sa marque - que la bonté soit une des plus hautes formes de l'intelligence humaine, l'oeuvre de ce très grand artiste suffirait à le prouver - :
"Elle venait de trouver son fils et son mari dont les yeux avaient été arrachés alors qu'ils étaient encore vivants, selon le médecin qui la suivait dans sa quête. J'entends encore l'insupportable supplice du deuil dans son hurlement."
Il pleuvait si fort sur les toiles de Reza, il pleuvait si fort sur le visage de la femme, il pleuvait si fort sur la Loire.
C'était comme si toutes les larmes du monde, réunies là, jaillissaient de ces yeux de piéta.
Comme si toute la douleur de l'humanité roulait à grands sanglots sur le plastique des toiles.
Comme si l'appareil-photo de Reza avait fixé, non un visage, mais cette souffrance infinie des êtres qui coule et renaît sans cesse, comme l'eau des rivières et des mers, comme l'eau des nuages et des pluies.
Il faut aimer la vie et son flamboiement roux dans le gris du monde.
Il faut essuyer de ses mains les larmes qui roulent sur les joues sombres des femmes en deuil.
Il faut de ses doigts tremblants retenir le long cri qui coule d'âge en âge comme une pluie battante, comme une pluie sanglante.
Il faut, pour pouvoir aimer la vie, relever ceux qui souffrent, les redresser dans toute la beauté qui leur revient, et qui est leur seul bien.
La femme au cri de suppliciée était, dans cette prairie détrempée d'une île de la Loire, une Vierge au tombeau des temps classiques.
La main de Reza l'avait relevée, l'avait portée, et, depuis l'épouvante et le deuil, doucement, tendrement, noblement, l'avait amenée jusqu'à nous.
Reza - 28 avril 2012 - île Forget - St-Sébastien-sur-Loire
Les reflets
Je m'arrête souvent devant cette vitrine tant elle m'étonne. Cette façon qu'elle a de proclamer haut sa lutte, Antireflets, tandis que toute la ville, son ciel, ses arbres et ses réverbères, quelle que soit l'heure du jour ou de la nuit, se reflètent obstinés, immenses, sur le vitrage indifférent... Cette façon qu'elle a de dresser, de la pointe de flèche évidée de son A, contre la marée incessante des reflets déferlant sur la ville, son dérisoire bouclier d'Achille où palpite la rue toute entière...
Antireflets... silencieux, triste appel, inscrit à même le verre en lettres minces et noires comme des insectes morts.
Les villes modernes, où règnent sans partage le verre et le métal, sont emplies de reflets. Par les reflets multipliés de leurs vitrines, de leurs milliers de fenêtres, des carapaces brillantes de leurs automobiles, des parois vitrées de tout leur mobilier urbain, des carrelages et des miroirs étincelants de leurs boutiques, elles s'étirent en tous sens, en hauteur, en largeur, et jusque dans les profondeurs des métros et des escalators, emboîtant des villes dans la ville, et emboîtant encore d'autres villes emboîtées dans ces villes - des milliers et des milliers de villes qui se réfractent et se diffractent et sans fin se métamorphosent - comme sur les lamelles savamment ajustées des kaléidoscopes - comme sur les facettes troubles et mordorées des yeux des mouches. Et dans les appartements remplis de miroirs, de vitres, d'écrans, d'inox luisant, le jeu des reflets se poursuit. Si bien qu'on pourrait aller jusqu'à dire que le monde moderne n'existe qu'à l'état de reflets vertigineux, et sous autant de formes qu'il y a de regards - ou de miroirs - pour capter ces reflets.
Nous vivons sans y penser dans un monde où seul le reflet est certitude.
Dans une galerie des glaces illimitée qui prolonge partout les prestiges réservés autrefois aux palais des plus grands rois.
Qu'on songe simplement à cela : il y a eu, il n'y a pas si longtemps, un monde où le verre était rare, où le métal n'était que grossièrement poli, un monde où les seuls reflets disponibles étaient ceux des océans, des rivières, des flaques, et des puits, voués au ciel, aux arbres, aux bateaux, aux îles, aux fleurs des rives, aux bêtes assoiffées, aux femmes puisant l'eau, aux Ophélies noyées, aux enfants jetant des cailloux. Parfois, aussi, les doux reflets des perles, des diamants ou de l'or faisaient couler le sang.
Il y a eu un monde - tout près du nôtre, c'était encore le monde de nos arrière-grands-parents - si loin du nôtre, car ce n'est plus le nôtre -, où le reflet ne venait aux humains que de l'eau, qui coulait à sa guise et ne bâtissait rien, ou bien des pierreries et des minerais sombrement enfouis dans la terre, dans la mer, qu'il fallait arracher dans la souffrance et la violence.
Un monde où l'on devait se contenter de ce qu'on avait. Imaginer le reste. Ou le dérober comme un Prométhée, comme un conquistador.
La modernité, je crois, a part étroite avec la profusion des reflets. Elle a conquis le pouvoir divin de créer les reflets, et, désormais, fascinée par les reflets, comme un enfant, comme un artiste, comme un roi soleil, comme Dieu lui-même qui fit l'homme à son image, elle les répand sans fin.
Et, partout, cet élan si facile et si clair vers l'infini, mêlé à la grise amertume de la désillusion.
A Mr Piec
"Alors, je recommence ! Je veux recommencer." (Ionesco, Le Roi se meurt)
Mr Piec - ce n’était pas vous que je venais voir, mais je vous ai rencontré sur mon chemin.
Mr Piec, j’ai vu votre tombe – ou plutôt votre pierre tombale, car vous n’êtes pas mort encore, vous qui pensez si fort à la mort que vous avez déjà commandé le tombeau, et fait graver l’épitaphe.
Mr Piec, sous l’apparent détachement de la maxime, la tristesse de votre épitaphe m’a émue, et j’ai souhaité vous parler.
Mr Piec, d’abord, j’ai observé votre solitude.
Sur cette plaque noire et nue, vous ne vous êtes pas même accordé un prénom. Pas de date pour la mort, bien sûr, mais pas non plus de date de naissance. Rien, aucun ancrage. Rien qui vous rattache à une enfance, à un passé où quelqu'un aurait souhaité votre venue, aurait attendu votre naissance, murmuré votre prénom. Rien que ce nom très bref, Piec, qui n’est pas même de la région, et ce Mr à l'anglaise, large et bien affirmé, qui fait de vous, Mister Piec, le héros flegmatique, à canne et chapeau melon, d’un roman ou d’un film un peu ancien, déjà démodé. Et puis, dans le miroir profond de ce marbre poli que vous avez choisi, le reflet de la fosse où l’on vous allongera, plus tard, bientôt peut-être, se posait déjà, comme l'angoisse qui vous étreint, sous ce "Mr" que vous avez fait souligner d'un fil d'or, pour le souligner à son tour, et à sa façon, d’un épais trait d’ombre. J’ai observé votre solitude, et j’ai salué aussi votre courage à la braver, à afficher jusqu'au seuil du néant, face au néant, ce singulier « mister » qui n’est peut-être après tout qu’un « monsieur », mais qui vous distingue à coup sûr, comme un chapeau anglais, tirant sa révérence, peut se distinguer au milieu d'un champ de croix, dans ce petit cimetière où chacun est identifié par le nom d’une famille bien connue, et couché dans tous ses prénoms comme dans les plis épais des générations écoulées. Puis j’ai lu et - puisque c’est à cela, n’est-ce pas, que vous conviez les badauds pensifs et patients de ce lieu où, évidemment, on a tout son temps – j'ai relu la maxime que vous avez choisie pour vous accompagner, là-bas – là où vous ne voulez pas aller. J’ai aimé, j'ai beaucoup aimé que vous ayez comparé la vie à la musique, et j’ai aimé aussi cette posture d’auditeur que vous avez adopté. Mais je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous, Mister Piec, et ce qui nous sépare est assez important et profond pour que nous y réfléchissions ensemble. Je voulais donc vous dire, Mr Piec, s’il m’est possible de vous parler, que la musique n’est jamais plus belle à entendre que lorsqu'on sait qu'on ne l'écoutera pas deux fois, lors d’un concert par exemple – quand il est certain que les musiciens ne reviendront pas, et qu’il n’y aura pas non plus de CD en vente à la sortie. Elle n’est jamais plus belle que lorsqu’on sait qu’elle va finir, et que l’on prête attention, de toute la vie qui se concentre en nous alors, à chaque mesure, à chaque note, à chaque instrument, à chaque mouvement de la danse du chef d’orchestre, à chaque respiration du tempo, à chaque instant. La vie, pour ma part, voyez-vous, c'est à cela que je voudrais la comparer : à un concert qu’on n’écoute qu’une fois, et qui, de n’exister que si peu de temps, mais dans la perfection, tire tout son prix. Mr Piec, s’il m’était possible de vous donner un conseil, ce serait de ne plus écouter votre vie dans l’amertume d’une impossible deuxième fois, mais de la diriger comme un concert, en veillant à l’intensité et à l'accomplissement de chaque ligne mélodique. Ou alors, comme Nietzsche, de ne songer à tout recommencer qu’à l’identique, dans cet éternel retour qui nous oblige à penser notre passage sur terre comme un tout harmonieux, où chaque jour et chaque heure a sa place nécessaire – andante ou allegro - comme une symphonie à laquelle il n’y aurait rien à retoucher, et qui, des milliers de fois répétée dans l’infini des mondes et des temps, pourtant n’existerait chaque fois qu’une fois. Une seule fois, je vous le répète, Mr Piec. Une seule fois, croyez-moi.
Sur cette plaque noire et nue, vous ne vous êtes pas même accordé un prénom. Pas de date pour la mort, bien sûr, mais pas non plus de date de naissance. Rien, aucun ancrage. Rien qui vous rattache à une enfance, à un passé où quelqu'un aurait souhaité votre venue, aurait attendu votre naissance, murmuré votre prénom. Rien que ce nom très bref, Piec, qui n’est pas même de la région, et ce Mr à l'anglaise, large et bien affirmé, qui fait de vous, Mister Piec, le héros flegmatique, à canne et chapeau melon, d’un roman ou d’un film un peu ancien, déjà démodé. Et puis, dans le miroir profond de ce marbre poli que vous avez choisi, le reflet de la fosse où l’on vous allongera, plus tard, bientôt peut-être, se posait déjà, comme l'angoisse qui vous étreint, sous ce "Mr" que vous avez fait souligner d'un fil d'or, pour le souligner à son tour, et à sa façon, d’un épais trait d’ombre. J’ai observé votre solitude, et j’ai salué aussi votre courage à la braver, à afficher jusqu'au seuil du néant, face au néant, ce singulier « mister » qui n’est peut-être après tout qu’un « monsieur », mais qui vous distingue à coup sûr, comme un chapeau anglais, tirant sa révérence, peut se distinguer au milieu d'un champ de croix, dans ce petit cimetière où chacun est identifié par le nom d’une famille bien connue, et couché dans tous ses prénoms comme dans les plis épais des générations écoulées. Puis j’ai lu et - puisque c’est à cela, n’est-ce pas, que vous conviez les badauds pensifs et patients de ce lieu où, évidemment, on a tout son temps – j'ai relu la maxime que vous avez choisie pour vous accompagner, là-bas – là où vous ne voulez pas aller. J’ai aimé, j'ai beaucoup aimé que vous ayez comparé la vie à la musique, et j’ai aimé aussi cette posture d’auditeur que vous avez adopté. Mais je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous, Mister Piec, et ce qui nous sépare est assez important et profond pour que nous y réfléchissions ensemble. Je voulais donc vous dire, Mr Piec, s’il m’est possible de vous parler, que la musique n’est jamais plus belle à entendre que lorsqu'on sait qu'on ne l'écoutera pas deux fois, lors d’un concert par exemple – quand il est certain que les musiciens ne reviendront pas, et qu’il n’y aura pas non plus de CD en vente à la sortie. Elle n’est jamais plus belle que lorsqu’on sait qu’elle va finir, et que l’on prête attention, de toute la vie qui se concentre en nous alors, à chaque mesure, à chaque note, à chaque instrument, à chaque mouvement de la danse du chef d’orchestre, à chaque respiration du tempo, à chaque instant. La vie, pour ma part, voyez-vous, c'est à cela que je voudrais la comparer : à un concert qu’on n’écoute qu’une fois, et qui, de n’exister que si peu de temps, mais dans la perfection, tire tout son prix. Mr Piec, s’il m’était possible de vous donner un conseil, ce serait de ne plus écouter votre vie dans l’amertume d’une impossible deuxième fois, mais de la diriger comme un concert, en veillant à l’intensité et à l'accomplissement de chaque ligne mélodique. Ou alors, comme Nietzsche, de ne songer à tout recommencer qu’à l’identique, dans cet éternel retour qui nous oblige à penser notre passage sur terre comme un tout harmonieux, où chaque jour et chaque heure a sa place nécessaire – andante ou allegro - comme une symphonie à laquelle il n’y aurait rien à retoucher, et qui, des milliers de fois répétée dans l’infini des mondes et des temps, pourtant n’existerait chaque fois qu’une fois. Une seule fois, je vous le répète, Mr Piec. Une seule fois, croyez-moi.
Grêlons
Il a grêlé ce matin. Le jardin est devenu un grand nid mouillé empli de grêlons menus, ronds et luisants comme des oeufs nouveaux - semence frêle d'escargots somptueux, d'insectes inconnus. Au cou des fleurs s'accrochent en tremblant de longs colliers de perles pâles, qui déjà fondent et disparaissent.
Je voudrais écrire ainsi. Que chaque mot soit une goutte de grêle nacrée, un grain de source miroitant, un doux germe de perle semé par l'eau des pluies, un fin duvet de strass tombé de l'aile d'un nuage. Que tous ces mots forment ensemble de petits chemins de cailloux luisants dans les jardins du monde. Qu'ils bâtissent un instant, sur la terre sombre et sous le gris du ciel, des bornes où se poser, des huttes à rejoindre, des mirages à aimer, des carrefours où hésiter. Qu'ils posent en passant, aux lisières de la nuit, cette lueur infime de la lampe, qui vacille et tremblote au pas du promeneur aventuré dans le mauvais temps. Et puis que tout fonde, et que tout disparaisse. Qu'il n'y ait plus qu'à vivre, dans le jardin lavé qui s'étire au soleil.
Racines
Racines de peupliers - jardin du château à Selommes
Mes racines sont profondes, entremêlées, souterraines, rudes et musculeuses.
Sous ma vie elles tracent de grands arbres inverses, des feuillages immenses tout remués de vieilles ombres, des forêts murmurantes de paroles enfouies et de vies enterrées.
Longtemps j'ai marché sur elles en vacillant, trébuchant sur les pièges qu'elles me tendaient, craignant qu'elles ne m'étouffent entre leurs griffes vives, tremblant qu'elles ne m'attachent de toutes les cordes fibreuses de leurs veines.
Puis un jour j'ai couru, j'ai cru les distancer, j'ai cru briser le lien et défaire tous les noeuds.
Alors, sans bruit, elles ont rampé jusqu'à moi, patiemment, très longtemps, comme des bêtes exigeantes et fidèles qu'on ne peut pas abandonner.
Quand elles ont été là, tranquillement sûres de leur droit, je les ai laissé soulever doucement le sol de ma maison lointaine et solitaire, je les ai laissé remuer mon coeur plein d'un très vieil humus. Mes pas s'enfonçaient dans les leurs et retrouvaient les lentes routes oubliées qui menaient aux villages et aux maisons fumantes, aux grands champs moissonnés par le vent, aux visages implorants de ceux qui voulaient vivre encore. Et ces routes qui avançaient en arrière m'emmenaient loin, très loin en avant de moi-même.
Racines, longues lourdes racines, le chemin que vous tracez, on ne choisit pas de le prendre,
mais on peut décider de l'habiter
comme un arbre sur la terre.
L'Adieu
Je les avais remarqués, tristement assis tous les deux sur un banc du parc. Ils se tenaient la main sans parler. Il y avait dans leur mélancolie ce je ne sais quoi qui signe les séparations, les grands deuils.
Alors quand, photographiant, sans conviction, un peu plus loin, les reflets de l'automne sur un petit étang , je les ai vus s'approcher de la rive, puis se serrer brièvement l'un contre l'autre, je n'ai pas pu m'empêcher d'appuyer sur le déclencheur.
J'ai appelé la photo "L'Adieu". De cet amour peut-être aujourd'hui ne reste-t-il que cette image trouble où la lumière se mêle à l'ombre, et les fleurs éclatantes aux silhouettes grises et brouillées des amants.
Le silence
Cet anneau rouillé sur un mur recrépi… c’est tout ce qui reste aujourd'hui de l’atelier du maréchal-ferrant.
Dès le petit matin, dans l’éclat rougeoyant du feu qui vivait là, on entendait sonner le fer.
Un doux vacarme, comme celui des sonnailles des troupeaux, un bruit de cloches au loin quand on va dans les champs, vers lequel on sait pouvoir rentrer.
Ding ding, le fer frappait le fer, et l'eau mordait la braise, et le feu tordait la barre, et du brasier se créait le métal qui soutient les mondes et les sabots des bêtes.
L’atelier était près de la poste, juste en face de l’arrêt d’autocar où nous allions attendre tous les matins, avant l’école.
Derrière la porte grande ouverte, le maréchal-ferrant nous apparaissait hirsute et gigantesque dans les flammes et la fumée, vieux Vulcain en bleu de chauffe qui nous faisait parfois un petit signe de sa main noire.
Bien sûr, depuis longtemps, le travail manquait. On n’en amenait plus guère, des chevaux à ferrer, on n’en attachait presque jamais à l’anneau de la rue. Jusqu'aux souliers qu'on ne ferrait plus, depuis qu'on achetait des chaussures à la ville, et le maréchal vivait de tout petits travaux – ou peut-être n'en vivait pas.
Peut-être battait-il le fer pour rien, juste pour continuer, par habitude, le matin, quand il voyait sortir la jeunesse du village, et que ça lui mettait le cœur à l’ouvrage.
Au retour de l’école, à la descente de l’autocar, on ne l’entendait jamais, et la porte restait close sur son secret.
Et puis un jour, on n’a plus rien entendu. La porte à deux battants avait tout à fait cessé de s'ouvrir sur la silhouette sombre et géante du maréchal. L’atelier était fermé. Pour cause de retraite, ainsi que l'expliquait un bout de papier qui jaunissait dehors sur un clou. Personne ne reprendrait la suite, évidemment, puisqu'il était bien entendu que le métier avait disparu – comme tant d'autres qui ont été essentiels à la vie, qui ont demandé des siècles d’apprentissage et de savoir-faire, et qui, brusquement, ont cessé d’avoir place dans la succession des générations.
Au début ça n’a gêné personne, on se disait même que c’était plus calme, qu’on pouvait dormir un peu plus longtemps le matin. Tant de bruits, déjà, avaient quitté le village – plus de sonnailles au cou des troupeaux disparus, plus de foires aux grands jours fériés, plus de fouets secouant le cuir des boeufs meuglants, plus de lavandières claquant de la planche et de la langue au lavoir, plus de moulins grinçants et caquetants sur la Houzée bruissante. Même les vieux avaient cessé de bavarder, les soirs d'été, sur les bancs de la place, depuis qu'on leur avait bâti cette maison de retraite où ils étaient servis comme des bourgeoués, - et des sept cafés qu’on avait comptés au début du siècle, il n’en restait plus qu’un.
A tout cela on s'était habitué peu à peu.
Mais ce silence maintenant, dans la rue du maréchal, là où il y avait eu la lutte sonnante et cliquetante de l’homme avec le fer, avec l'eau et avec le feu…ce silence.
On a fini par comprendre qu’il y aurait toujours ce silence au coeur du village.
Et on devinait bien que ce n’était rien encore, qu’il viendrait un jour, forcément, un jour plus si lointain sans doute, où l’on n’entendrait plus crier les enfants de l'école, où l'on ne ferait plus sonner les cloches de l’église, où même les coqs cesseraient de chanter.
Des jeunes tournaient en mobylette comme des mouches le dimanche et aux vacances, quelques voitures passaient parfois le soir en trombe dans les rues, et les chiens hurlaient toujours plus fort, à mesure que les passants se raréfiaient, mais ce vacarme-là ne faisait qu'amplifier le silence, et son agitation factice et angoissée n’était qu’une autre face de l’ennui.
Le village autrefois si sonore était voué désormais au silence.
Un petit coin tranquille, comme on dit à la ville.
Elections
Dans les jardins du village, les dernières tulipes du printemps ont beaucoup plus d’éclat que les affiches électorales déjà fanées sur les panneaux de la mairie. On suivra les débats à la télé, pour voir, et certainement on ira voter. La grille donne sur la rue, et la rue donne sur le monde, pas de doute. Peut-être même qu’on se passionnera un peu, au soir des résultats.
Mais, entre nous, que l’on teinte les heures en bleu ou en rouge, peut-être plutôt en rose, cela ne changera pas la couleur des jours. Qu’on se réjouisse au son des fanfares nationales ou au chant des partisans, cela n’empêchera pas le village de dépérir, et bientôt de mourir. C’est ainsi et on le sait bien.
La maison des voisins d’à côté est à vendre, et aussi celle des voisins d’en face.
On a fait venir de Roumanie le nouveau médecin.
L’hôtel-restaurant, où mon arrière-grand-mère s'exténua jadis à servir les rouliers, ne trouve pas de repreneur.
On parle de fermer la poste.
Je me suis longuement promenée dans les champs et les prés, je n’ai vu cet après-midi qu’un papillon, un petit papillon tout jaune, frais comme une goutte de beurre, qui voletait tout seul au-dessus du colza. Pas une seule abeille dans les épines en fleurs. Derrière les vitres des rares fermes, de vieux visages m'ont regardée longtemps passer sur les chemins solitaires. Et les arbres des haies gisaient en tas épars de branches mortes, vaincus par les pulvérisations d'herbicides, au bord des parcelles trop vastes. En rentrant, j'ai marché sur les traverses éclatées, blanchies comme des os, de la voie ferrée oubliée parmi les éboulis.
Mais à quoi bon rappeler tout cela ? N’en va-t-il pas ainsi de tous les villages, aujourd’hui, dans cette Beauce mal aimée – et puis ailleurs aussi ?
Au crépuscule la rue s’endort comme un chien nonchalant dans un dernier rayon tiède, tandis que, sur les panneaux de bois, les affiches pâlies attendent la pluie qui viendra cette nuit.
Le F
"CADEAU : le mot désigne d'abord une lettre capitale ornée, d'où spécialement une lettre ornée de grands traits de plume pour décorer les écritures, remplir les marges, le haut et le bas des feuilles, un trait de plume figuré que les maîtres d'écriture faisaient autour des exemples. Par analogie, il se disait aussi des formes que l'on trace distraitement sur les cendres et le sable." (Grand Robert historique)
Quand mon arrière-grand-père, Gaston Ferrand, fit bâtir, en 1902, cette maison, attenante à son commerce de grains, il la fit haute et étroite – afin de conserver le plus de place possible pour ses entrepôts – puis il la couronna d’une longue cheminée, sur laquelle il fit poser pour la cercler, au lieu du X de fer habituel, un F - haute flamme de métal grimpant sur la brique en salamandre agile, à la façon des F de François 1er, au château de Blois tout proche.
F comme Ferrand, bien sûr. Mais aussi F comme Force, comme Famille, et même F comme Fraternité puisque c’était un ardent rad-soc, républicain et anticlérical.
Je crois que ce fut aussi trop souvent le F de Fatigue, qu’il aurait bien troqué contre le F de Facilité, ou, s'il avait osé en rêver, contre celui de Félicité.
Plus tard, quand le siècle avança, ce fut aussi le F de Futur, de Fée électrique et de Fils téléphoniques, puisqu’il fut au village un esprit moderne, une sorte de pionnier, et l’un des premiers, parmi une méfiante population de paysans prudents, à croire à l’électricité et au téléphone.
Jamais, toutefois, ce ne fut le F de Fortune, et, le jour où ma grand-mère décida d’un coup de vendre tout son mobilier pour partir s’installer en ville, on crut que le F de Fin allait s’inscrire en traits brisés dans la cendre et le sable, au bas de la cheminée écroulée.
Aujourd’hui pourtant, même s’il se perd un peu dans le fouillis de ferraille qui soutient l’antenne télévisée – en forme de F elle aussi -, même si la peinture, refaite il y a quelques années, bave un peu sous les pluies beauceronnes, encrassant les fins apex et charbonnant les briques, on le voit toujours très bien, et de très loin, au-dessus de la vieille maison, ce F jadis calligraphié au fer et au feu par un ferronnier de village.
Il est bon d’avoir, quelque part dans sa vie, une lettre haute et bien affûtée, une lettrine sur laquelle appuyer tous les mots nécessaires, afin qu’ils s’élancent et se déploient, de page en page, à pleins et à déliés, dans la lumière et dans l'ombre des jours, comme sur un grand livre d’heures.
Ce F, cadeau d'un ancêtre que je n'ai pas connu, ce F bien droit, un peu faraud, un peu frondeur, fragile sur les bords, mais ferme et franc de coeur comme le fer du ferrant, c’est peut-être, au fond celui de la Fidélité.
Et puis, si j'y réfléchis bien, n'est-ce pas aussi, d'une certaine façon, qui peut-être n'aurait pas déplu à cet anticlérical passionné que fut mon arrière-grand-père, le F de Foi ? S'il est vrai que cette foi que j'ai dans le pouvoir des lettres - cette foi pour laquelle je pourrais mourir, pour laquelle je veux vivre - se tient droite clouée sur cette cheminée de briques, comme le coq qui veille, au sommet de l'église, parmi les tourterelles, comme le Christ qui rouille, derrière le haut portail, parmi les ombres longues.
Et puis, si j'y réfléchis bien, n'est-ce pas aussi, d'une certaine façon, qui peut-être n'aurait pas déplu à cet anticlérical passionné que fut mon arrière-grand-père, le F de Foi ? S'il est vrai que cette foi que j'ai dans le pouvoir des lettres - cette foi pour laquelle je pourrais mourir, pour laquelle je veux vivre - se tient droite clouée sur cette cheminée de briques, comme le coq qui veille, au sommet de l'église, parmi les tourterelles, comme le Christ qui rouille, derrière le haut portail, parmi les ombres longues.
La maison Ferrand
- "La maison est un archétype [...]. En sa cave est la caverne, en son grenier est le nid, elle a racine et frondaison." - Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos -
Une cave pour assise, un grenier pour mémoire, pour épine dorsale un long escalier sinueux, pour artères de vieux câbles électriques : c’est la maison.
Enfants, nous la dessinions tous, à l’école, sur nos cahiers à carreaux violets, la maison - grand rectangle percé de fenêtres clignant comme des yeux derrière leurs paupières de rideaux, et coiffé à la diable d'un chapeau en triangle, tressé de tuiles ou d'ardoises.
La maison était alors un prolongement souriant et pensif du bonhomme solitaire aux doigts grêles des toutes premières années, une forme nécessaire de l’existence humaine, un rêve de bonheur à suivre du crayon. Toute maison était une maison natale, non parce qu'on y était né - ce qui n'était pas toujours vrai - mais parce que la vie y prenait force, s'y enracinait comme une vigne, grimpait feuille à feuille sur les murs de pierre, et puis se laissait mûrir là, jusqu'aux soirées glacées des automnes ultimes. Qui habite encore aujourd’hui de telles maisons ? Dans les villages elles disparaissent peu à peu, ferment leurs volets sur l'oubli, murent les vitrines de leurs magasins fermés, se tassent sous le poids du lierre et la morsure des lézardes, puis lentement, tristement, comme de vieilles bêtes, s'accroupissent et s'écroulent.
Dans les villes on les démolit d'un coup sous les mâchoires des bulldozers, pour planter, sur la terre nettoyée jusqu'à l'os, les cubes lisses de béton ou de bois où nicheront les vies précaires des enfants de demain. La maison Ferrand n'est pas ma maison natale, c'est la maison de mes grands-parents, mais c'est, à coup sûr, une maison natale, bien plantée sur la terre, avec ses murs de tuffeau humide, son chargement d'hirondelles au faîtage et de hiboux au grenier. Avec ses hangars à blé vides qui sentent le rat, le chèvrefeuille et la vigne vierge, sa cave étroite où se suspendent les araignées sur leurs fils de patience, et les chauves-souris qui rêvent à l'envers. Et puis, surtout, ses fantômes très doux, que nous croisons à chaque marche de l'escalier, sur chaque carreau du grand échiquier de la cuisine, à l'ombre du prunus voûté de la cour, sur la grille rouillée du puits - ombres fragiles et lumineuses de très vieilles gens et de tout petits enfants, qui nous ressemblent tant.
La maison était alors un prolongement souriant et pensif du bonhomme solitaire aux doigts grêles des toutes premières années, une forme nécessaire de l’existence humaine, un rêve de bonheur à suivre du crayon. Toute maison était une maison natale, non parce qu'on y était né - ce qui n'était pas toujours vrai - mais parce que la vie y prenait force, s'y enracinait comme une vigne, grimpait feuille à feuille sur les murs de pierre, et puis se laissait mûrir là, jusqu'aux soirées glacées des automnes ultimes. Qui habite encore aujourd’hui de telles maisons ? Dans les villages elles disparaissent peu à peu, ferment leurs volets sur l'oubli, murent les vitrines de leurs magasins fermés, se tassent sous le poids du lierre et la morsure des lézardes, puis lentement, tristement, comme de vieilles bêtes, s'accroupissent et s'écroulent.
Dans les villes on les démolit d'un coup sous les mâchoires des bulldozers, pour planter, sur la terre nettoyée jusqu'à l'os, les cubes lisses de béton ou de bois où nicheront les vies précaires des enfants de demain. La maison Ferrand n'est pas ma maison natale, c'est la maison de mes grands-parents, mais c'est, à coup sûr, une maison natale, bien plantée sur la terre, avec ses murs de tuffeau humide, son chargement d'hirondelles au faîtage et de hiboux au grenier. Avec ses hangars à blé vides qui sentent le rat, le chèvrefeuille et la vigne vierge, sa cave étroite où se suspendent les araignées sur leurs fils de patience, et les chauves-souris qui rêvent à l'envers. Et puis, surtout, ses fantômes très doux, que nous croisons à chaque marche de l'escalier, sur chaque carreau du grand échiquier de la cuisine, à l'ombre du prunus voûté de la cour, sur la grille rouillée du puits - ombres fragiles et lumineuses de très vieilles gens et de tout petits enfants, qui nous ressemblent tant.