Au début, j'ai cru qu'il s'agissait d'une fantaisie nouvelle de Claude Ponti.
Qu'on avait dessiné un visage à notre arbre, pour amuser le passant, et bien lui rappeler que les arbres et les hommes forment un même peuple...
Puis j'ai compris que non. Que c'était un vrai champignon. Un lignicole, un lignivore, un polyphore, un ganoderme, un saprophyte, une fistuline ou un... je ne sais pas...
...mais je suis sûre qu'il grossit. Saison après saison. Inéluctablement. Qu'il noircit. Qu'il s'enkyste et qu'il s'alourdit. Qu'il l'entraîne, notre biséculaire magnolier d'Hectot, de son poids de tortue, de son grand bec d'oiseau des îles, de ses lèvres serrées de coquillage.
Qu'il l'entraîne, mais vers quoi ?
Vers cette boue d'en-bas où tous les géants de ce monde finissent par s'étendre, vaincus?
Vers le ciel où le vieil arbre lance encore, lui le grandiflora, ses fleurs de nénuphar aussi légères et blanches que des nuages d'été ?
Ou vers la mer, là-bas, d'où jadis il nous vint, dans le grincement du vent et l'enchantement des îles, et l'angoisse des naufrages ?
Je n'en sais rien,
mais l'arbre, peu à peu, je le vois bien, docile et las, il se laisse tirer par ce poids sur sa peau, par ce chancre grossi comme un coeur sur son corps tout palpitant d'insectes.
On dit que les grands champignons des troncs poussent sur les blessures des arbres, comme des cicatrices qui s'abreuvent de sève.
On dit aussi que tous ne sont pas mortels.
Celui-là n'est peut-être après tout qu'un parasite inoffensif, venu en profiteur pour taper le carton avec son vieux copain d'Hectot et boire à sa santé son riche alcool de sève...
Seulement j'ai toujours l'impression qu'il ressemble à la bouche du temps.
Chaque saison plus sèche, plus dure et plus vorace. Mâchant la vie pour en faire de la mort, mâchant la mort pour en faire de la vie. Mâchant le bois pour lui donner sa forme. Mâchant le monde pour lui donner pâture.
Et qu'il a poussé là pour nous en avertir : l'arbre si vieux que nous avions fini par le croire immortel, las de porter son bel habit d'éternité, quand les lèvres du temps l'auront bien remâché,
comme un géant vaincu, comme une feuille éteinte échouée sur le sable, comme un bateau perdu sur ses vagues fantômes,
comme tous les arbres en ce monde,
comme chacun de nous,
un jour,
bientôt peut-être
se couchera
laissant ses fleurs, au loin,
dans un dernier baiser,
s'en aller vers le ciel,
s'en aller ver la mer,
s'en aller vers la terre,
s'en aller.