Il s'est installé sur la grève, près de la coque retournée. A quelques pas se tient un soldat en faction, en uniforme vert de gris, casque vissé sur une nuque grise et mitrailleuse en berne.
Mais il a décidé de ne pas se laisser intimider, le patron Guilcher. Il est venu repeindre son canot.
Ce matin il l'a encore retrouvé griffé de coups de lame [...]
Suite du récit à lire sur mon blog cheminderonde.wordpress.com
Les deux arbres de l'île
île de Sein - juillet 2014
Il n'y a presque aucun arbre, sur l'île au vent que cinglent les embruns. A peine si l'on voit se tordre, près des façades étroites, quelques arbustes maigres au torse nu et sec, épineux et peureux.
Mais ces deux là avaient poussé ensemble, épaule contre épaule, amples et verdoyants, assurés et solides, appuyés l'un sur l'autre.
Epaule contre épaule, c'est ainsi qu'on grandit quand le vent est le maître. Debout dans les tempêtes, un peu penché pourtant vers celui que l'on aide, vers celui qui nous aide.
Sous l'arche d'amitié s'était semé un jardinet d'Eden.
Sous la voûte confiance avait passé un chemin d'espérance.
Dernier avant l'Amérique
A Sein où le vent bat sans fin du tambour sur les murs, il faut clouer les affiches pour empêcher les mots d'aller danser dans l'ouragan. Mais l'humour est solide, fidèle au poste comme un marin vaillant.
Ce "dernier hôtel avant l'Amérique" m'a d'abord fait sourire, puis il m'a rappelé la légende malicieusement fière-amère de saint Gwénolé, le brave patron de l'île.
Le saint pilote, fatigué de mener l'île étroite comme une barque sur les flots, avait imprudemment promis d'adoucir d'un miracle la dure vie de ses ouailles, et de poser un pont entre la pointe du Raz et l'île de Sein, par-dessus courants et rochers.
Le diable, toujours à l'affût de ce qui dans nos âmes voudrait s'éviter l'effort et s'offrir le confort, s'en fut trouver le saint, le sommant de tenir sa promesse et de bâtir sur l'heure le pont, dont il entendait faire une autoroute pour ses légions Panzer de démons et d'idoles.
Le cas était embarrassant, l'île attendait le pont, et le diable attendait son île. Comment le saint pouvait-il déjouer le mal sans faire mentir sa parole vénérée ?
Gwénolé réfléchit un moment, puis, discrètement aidé par Dieu qui, secouant sa toge, fit neiger sur le Raz, il tailla dans la glace une arche immense et diamantine. Le diable aussitôt se précipita, ébloui, devant ses troupes en armes, et le pont s'effondra sous la chaleur d'enfer de leurs bottes roussies.
Le Malin mal en point n'eut d'autre choix que de plonger dans la mer en jurant, avec ses tanks et tous ses sbires. Sa colère fut si noire et tempétueuse qu'elle le poussa loin de Sein, jusqu'aux limites de la mer, du côté de cette Amérique qui n'existait pas encore. Alors, pendant que le démon nageait, nageait, nageait, buvant la haine jusqu'au fond de la tasse, le monde savoura sa petite heure de paix. La seule peut-être qu'il ait jamais connue.
Gwénolé se remit à ses prêches : pas de doute, il l'avait joliment bâti, le pont du Raz de Sein, nul reproche à lui faire. S'il s'était écroulé, ce n'était pas sa faute, il fallait s'en prendre à l'enfer, et s'en aller repêcher l'Autre pour demander des comptes.
Personne ne déposa la moindre réclamation. On remisa les plans dans les cartons de Babel. Et l'île resta posée toute seule et bien plate sur son ciment de récifs, comme la première pierre de ce grand pont d'effort, de rêve et de courage, de brume, d'espoir et de tempête, jeté vers l'horizon par-dessus l'océan des peines et des misères.
Des mots de sel
Enez Sun - île de Sein - juillet 2014
Les soirs d'été, on voit sortir les vieux habitants de Sein. En petits groupes indifférents aux touristes, ils marchent, arpentant comme mémoire les rues étroites et sombres où leur vie s'est enclose. Sur les quais grisonnants ils suivent en veilleurs leur lent chemin de ronde, guettant dans l'air brumeux ces navires effacés que pleurent les goélands.
Ils parlent un breton rude comme la pierre, que les autres Bretons ont grand-peine à comprendre.
Une langue ancienne roulée sur les récifs et remâchée d'embruns, une langue de sel qu'emportera le vent.
Ils marchent lentement, devisant, les mains derrière le dos. Et on entend dans les rues les vieux mots s'éloigner, s'émoussant peu à peu, comme des silhouettes fatiguées.
Sun
Au cimetière de l'île de Sein, la mousse avait doucement rhabillé le corps du Christ pendu dans le grand ciel.
Patiente mousse de l'île au vent, poussée dans la douleur et grandie dans l'espoir, nul ne t'arrache ici. Car tu es la vie, l'humble vie, la forte vie, qui rampe et lutte, rude comme misère, fière comme solitude. La vie qui bat son lent ressac contre le coeur meurtri des pierres en prière. La vie plus verte que sirène, plus haute que tempête, plus rousse que naufrage, sourde aux chants de néant que crache l'océan sur les rochers brisés.
Ligneur "Patience", île de Sein
Interrogation
Il y a plusieurs mois qu'on le voit, suspendu comme un doute, comme un fantôme transparent, sur la vitrine d'une des boutiques récemment relouées du Passage en travaux.
A qui s'adresse-t-il, ce point qui s'interroge ? Au passant dubitatif ? Au commerçant lui-même, qui ne sait que penser, qui se demande que décider ?
On le sait bien, au fond, qu'il n'y aura là pour finir, comme d'habitude, qu'une boutique de vêtements, un comptoir à bibelots, un commerce à bricoles... On en est sûr, que la lente interrogation devra bientôt faire place au point de platitude.
Mais cette courbe qui prend le temps, ce tracé qui sinue un peu, cette aile à demi dépliée de la pensée qui pourrait s'envoler...
C'est si beau un point d'interrogation. Quand tout est possible encore. Et même d'échapper à la sotte réponse que contient la question.
Miroir
Souvent, on s'interroge, on ne sait plus, on n'y voit goutte, on se mélange les pinceaux, on n'y comprend plus rien : l'art, qu'est-ce que c'est ? Où est-ce que ça commence ? où est-ce que ça finit ? Où donc est-ce que ça va ? Et qu'est-ce que ça raconte ?
Eh bien, voilà, c'est tout simple. Ça ne commence nulle part, ça ne finit nulle part ailleurs. Ça se perd en convergences et ça se trouve en reflets. Ça va chercher partout la lumière, ça ramasse les ombres. Ça remue les images et ça vous parle en face. Car l'art, c'est un miroir.
Meuble jeté sur le chemin où galope Stendhal, glace rafraîchissant le front fiévreux de monsieur Proust, lentille grossissante, embellissante, enlaidissante, image hyperbolique, parabolique ou fugitive, surface bien polie, complexement convexe, obscurément concave, vitre piquée de mouches sur une armoire de ferme, psyché nimbée d'or frais aux galeries des rois, qu'importe, du moment que c'est un miroir et que le monde s'y reflète à son aise.
N'exigez qu'une chose : que le verre soit d'un seul tenant, sans soudures, sans coulures, d'une eau pure et profonde, puisée à la source de l'être.
Vieux couple
Deux vieilles chaises attachées l’une à l’autre démodées, oubliées, silencieuses, un peu raides. Deux vieilles chaises attendant sur la rive, si serrées, prisonnières, mais à deux dans ce monde solitaire. Tournant résolument le dos au fleuve qui s’en va tout là-bas et ne reviendra pas, deux vieilles chaises appuyées l’une à l’autre bancales et fatiguées, mais à deux sur le bord du chemin.
Mosaïque
J'avais déjà vu des murs pavés de morceaux d'assiettes et de coquillages.
Mais je n'avais jamais rencontré un mur comme celui-ci, semé, jonché, fleuri de ces petits objets, de ces bricoles infimes qui tapissent nos jours.
Boîtes de pastilles, jouets, boutons, couvercles de pots de confiture, anse de seau à plage, montre-bracelet, thermomètre à mercure, tournevis et cuillère en plastique… menus débris des vies menues.
Saisis dans le ciment, comme mouches dans l’ambre. Soudain devenus ce qu’ils avaient toujours été sans que nous le sachions : nécessaires et précieux. De petits riens en pas grand-chose, bâtissant et rebâtissant sans relâche, modestes et laborieux, pour que nous y vivions en humains, les murs vite effrités de notre quotidien.
Jaguar
C'était à Pornichet, devant le port aux yachts. Devant la merveilleuse baie de La Baule, elle attendait dans l'ombre comme un chasseur à l'affût.
Jaguar. Splendide comme un grand fauve.
Le monde rayonnait dans la splendeur de la mer et du ciel. Elle luisait au crépuscule comme l'argent facile qu'on jette sur les tables, dans les casinos de la côte, prédatrice, insolente.
Jaguar. Brutale et arrogante comme le luxe, face à l'éternelle beauté.
Et on se demandait, dans le combat à venir, laquelle des deux l'emporterait.