nantes
Voici qu'elle a encore brûlé, la vieille cathédrale.
Et que l'orgue, qu'on avait pu sauver du grand incendie de 72, n'est plus aujourd'hui qu'un petit tas de bois noirci, d'étain fondu, et de cendres humides.
Ils ne chanteront plus, les grands tuyaux luisants qui grondaient, qui pleuraient, qui murmuraient et tempêtaient comme les quatre vents du monde, sous la rosace en fleurs.
Ils ne porteront plus, les atlantes au balcon, sur leurs crânes de chênes, leurs corbeilles de voix, leurs grands épis de sons, leurs moissons de beauté.
En hommage à l'orgue disparu de notre cathédrale, je réédite ici le petit article que je lui avais consacré, en un temps où je n'imaginais pas qu'il viendrait si vite, ce jour où je ne le verrais jamais plus, où je ne l'entendrais - jamais plus.
Le balcon
Au balcon du grand orgue se tiennent les gardiens de bois. Taillés sans doute, comme les Stradivarius, dans le tronc d'arbres droits et sciés en hiver, par ces nuits de gel clair dont ils ont retenu la lumière. Quand la musique monte et gronde dans les tuyaux de métal, ils penchent leurs vieux fronts pour qu'elle s'y berce et s'y repose, avant de descendre vers nous. Depuis tant de longs siècles gardiens têtes de bois - corps racines, âmes troncs - anges des grandes orgues nos amours et délices.
Du premier organiste de la cathédrale de Nantes, on n'a retenu que le prénom : il s'appelait Johannes. Ensuite vinrent :
Pierre Priou, Guillaume Ruaux, Maurice Charrier, Etienne Pine, Thomas Des Landes, Etienne Libourne, Jehan Tourteau, Pierre Rivière, Michel Cerisier, Jacques Dominel, André Bouvier, Charles de la Verdure, Robert Denain, Charles Pillet, Gabriel Lepaige, François Néron, René Néron, Julien Louin, Jean Loiseau, Yves Lemarié, Denis Boucherie, Jacques Collesse, Mathieu Desforaz, Jean-Christophe Walther, Denis Joubert, Aimée Goutel, François Benoist, Nicolas Minard, André Minard, Ernest Legrand, Albert Bélédin, Marcel Courtonne, Félix Moreau, Michel Bourcier, Gabriel Niel, Marie-Thérèse Jehan.
Une foule. Un peuple. Je sais que j'en oublie, et qu'aucun livre n'a noté le nom des souffleurs, des pauvres, des forts valets qui ont alimenté les soufflets de toute leur fervente servitude. Mais je sais aussi que l'orgue, lui, n'a oublié aucun d'eux. Et que leurs voix - toutes leurs voix - tremblent encore, vivantes, aux lèvres entrouvertes des vieux gardiens de bois.
J'ai vu Félix Moreau, très âgé, promener sur le pédalier et sur les cinq étages du clavier ses pieds et ses mains minuscules, fabuleusement agiles, prodigieusement humains.
Je l'ai entendu raconter, avec beaucoup d'admiration et une immense envie, la mort de Louis Vierne, l'organiste aveugle de Notre-Dame de Paris qui se coucha sur son instrument pour son dernier récital - tomba-t-il sur le clavier du récit ou sur celui de l'écho ? je ne sais, mais ce fut, je le reconnus dans la voix fascinée de Félix Moreau, comme un très long soupir des vieux tuyaux, un accord qu'on n'avait jamais entendu et qu'on n'entendra jamais plus, aussi dissonant que parfait.
L'un des jeux du grand orgue s'appelle la voix humaine.
Sur l'orgue de la cathédrale de Nantes, ce jeu est l'un des plus beaux.
(13 janvier 2012)
La belle du Calcutta
Je l'avais admirée au musée, dans cette exposition, il y a déjà si longtemps...
Aussi l'ai-je aussitôt reconnue, cette belle de James Tissot, penchée à la rambarde d'un paquebot d'autrefois.
Si souvent on se dit : "S'ils nous voyaient, de loin, ceux du passé, s'ils revenaient, fantômes, nous regarder et nous juger, s'ils pouvaient contempler le monde tel qu'il est devenu après eux..."
Et voilà qu'elle était là, devant moi, la belle du Calcutta, fantôme de papier qu'on avait, je ne sais pour quoi, affiché sur ce mur, pour lui faire surplomber, depuis son bateau d'autrefois, la ville d'aujourd'hui. Et qu'elle ne paraissait ni surprise ni effrayée, ni choquée ni admirative. Qu'elle ne regardait pas du tout, du haut de son passé, ce vaste monde à venir qui était devenu notre présent.
Qu'elle semblait seulement se préoccuper de ce coin décollé du papier sur le mur, de ce coin minuscule, détrempé de pluie et soulevé par le vent, dont elle ne pouvait détourner les yeux pour regarder au loin, et dont elle savait bien, malgré son élégance encrinolinée, malgré son chapeau à rubans, malgré son profil délicat, malgré son éventail de soie, malgré l'admiration des passagers, malgré son dédain calculé, malgré la douceur de ce jour,
qu'il lui promettait
et rien d'autre
de s'éloigner de s'éloigner
sur son grand paquebot d'autrefois
de s'en aller
s'en retourner
oh bientôt, si bientôt
dans le grand vent
indifférent
au néant.
Migrateurs
Je les vois chaque fois que je vais à la médiathèque Jacques Demy. A l'ombre chiche des arbres de ce petit square. En plein centre-ville. Sous les fenêtres ornées de mascarons des anciens armateurs. Juste à l'endroit où se trouvait autrefois le port. Juste au bord des voies du tramway. Juste devant les terrasses des cafés du quai.
Des tentes, aussi fragiles et serrées que passagers tremblants sur leurs canots. Et des gens qui attendent, sans bruit, au milieu des ordures, debout, assis, couchés - parfois lisant aussi, dans les rayons de la médiathèque toute proche. Qui attendent. Qui attendent - mais quoi ?
Plus personne ne les regarde, on s'est habitué à eux aussi bien qu'à ces mendiants qu'on enjambe partout sur les trottoirs. Et puis, pourquoi regarder ce qu'il serait préférable de ne pas avoir vu ?
Je vous entends d'ici... Alors, non, je n'ai pas la solution. Non, je ne donnerai pas de leçon. Ni à ceux qui regardent, ni à ceux qui ne regardent pas, ni à ceux qui passent, ni à ceux qui attendent.
Mais, tandis que, juste au-dessus des tentes, les avions d'août grondent et vrombissent sans répit, rasant la ville de leur ventre de fer tout rempli de touristes, je m'interroge sur ce monde étrange où nous vivons, où certains migrent à grands frais d'un bout du monde à l'autre, réalisant leurs rêves aussitôt convertis en photos instagram et messages facebook - tandis que d'autres s'en vont sans rien vers leurs rêves insensés, poussés par le vent de misère - pour n'être plus à la fin du voyage que des "migrants" démunis et passifs, restés à quai dans leurs ballots de toile colorée.
Ce monde étrange où il est de bon ton d'être un acharné du nomadisme, si on court où on veut avec passeport et bagages, tandis qu'il est honteux et punissable d'être un nomade aux mains vides, un sans papiers sans valises, errant aux chemins de hasard que l'espérance dessine dans l'écume et la boue avec son doigt mouillé d'eau de naufrage.
Ce monde où les oiseaux migrateurs, peu à peu vaincus par les réacteurs et par le changement climatique,
au-dessus de tant d'étrangetés,
agonisent en silence.
Vente aux enchères
Rue Sainte-Catherine il y avait un petit attroupement. Des jeunes femmes, sorties pour fumer d'une boutique voisine. Des camionnettes garées serrées. Des gens qui ralentissaient le pas pour regarder.
Quelqu'un a dit : "C'est aujourd'hui, alors ?". Et quelqu'un d'autre a dit : "C'est triste, quand même".
J'avais compris enfin : le vieux magasin de jouets, installé là depuis bien avant la naissance de mes enfants, le vieux magasin de jouets dont la vitrine débordante pâlissait depuis tant d'années, le vieux magasin de jouets où on avait oublié de décrocher une petite étoile de Noël, le vieux magasin de jouets se vidait aux enchères.
La porte était ouverte. Il y avait du monde. Je suis entrée.
Une dame à talons hauts, en robe blanche et courte, était en train d'adjuger des numéros.
"Lot 129, c'est Sophie la girafe... un lot de jouets pour bébé... on va commencer à 300. Qui met vingt ? 320. Qui met vingt ? 340..."
Sophie la girafe... elle avait des yeux si doux, quand les petites mains la pressaient...
"440 une fois, 440 deux fois..."
Elle est partie à 440, pour finir, la girafe aux yeux étonnés.
"Lot 130... on va commencer à 400... Qui met 20 ?..."
J'ai préféré sortir.
Toute la rue au soleil se mirait derrière moi, sur la vitrine morte où frissonnait l'étoile. Les jeunes vendeuses étaient toujours là, silencieuses, à regarder de loin, à laisser la fumée dessiner dans l'air bleu des volutes fugitives.
Quand je suis repassée, au retour de ma course, on s'affairait à entasser dans les camionnettes de grands sacs de plastique transparents tout remplis de jouets.
J'ai cherché le numéro 129...
Les grands yeux de Sophie se sont tournés vers moi.
Qu'ils étaient gris, sous le plastique épais.
Qu'elle était donc passée, la vitrine aux jouets.
Qu'il était donc pâli, le monde ce matin.
Un instant j'ai cru que c'était mon regard qui se troublait et s'emplissait de brume.
Un peu comme quand on est tout au bord de pleurer et que la vue commence à se brouiller.
Qu'elle était donc passée, la vitrine aux jouets.
Qu'il était donc pâli, le monde ce matin.
Un instant j'ai cru que c'était mon regard qui se troublait et s'emplissait de brume.
Un peu comme quand on est tout au bord de pleurer et que la vue commence à se brouiller.
Mais non, c'était seulement le temps, laborieuse araignée, qui avait tout repeint de poussière. Et de petites mains d'enfants, dès le prochain Noël, reteindraient couleur joie les jouets revendus pour pas cher - sur internet, où tout est toujours neuf.
"Il va falloir y aller", a dit l'une des jeunes femmes en soupirant. Mais elle est restée immobile, à écraser rêveusement son mégot entre ses doigts bagués.
Faire la circulation
Ce matin, au carrefour, devant l'hôpital psychiatrique, un homme vêtu de blanc fait la circulation.
Il agite ses bras comme la rose des vents, dans son sifflet d'enfant il souffle comme un dieu des ordres nuageux.
Les voitures le frôlent, un souffle d'au-delà dépeigne ses cheveux.
Ses bras tournent en rond, en ailes de moulins.
Il est aussi grand, aussi maigre que Lui.
Le monde est fou, et il est fou.
Mais les voitures galopent où il ne voudrait pas. Le chaos tient la corde et le chaos l'emporte, et le chaos hennit de fureur et de joie.
Accablé brusquement, l'homme renonce et se fige. Ses manches restent en croix un instant suspendues - deux voiles blanches qui n'ont plus d'horizon. Puis se replient vaincues, en pattes d'araignées.
De quel royaume est-il le fou toujours fait mat,
celui qui veut que le monde ait un sens ?
Il est retrouvé !
Je vous transmets l'article paru ce soir à 21h dans Ouest-France :
"Le reliquaire du cœur d’Anne de Bretagne volé dans la nuit de vendredi 13 à samedi 14 avril au musée Dobrée à Nantes vient d’être retrouvé dans la région de Saint-Nazaire, vers 20 h ce samedi soir. La police judiciaire est sur les lieux. « Les objets sont en bon état », indique le procureur de la République de Nantes, Pierre Sennès. Ils sont entre les mains des enquêteurs pour les besoins d’analyses.
Pour Philippe Grosvalet, président du conseil départemental propriétaire du musée, c’est « un grand soulagement. Je suis extrêmement ému car on craignait le pire. »
https://www.ouest-france.fr/pays-de-la-loire/nantes-44000/le-reliquaire-retrouve-dans-la-region-de-saint-nazaire-5713261
Coeur volé
On a peine à y croire... mais c'est dans tous les journaux aujourd'hui... Volé ! on nous l'a volé, le reliquaire de la reine Anne !
Son coeur n'y était plus, le nôtre ne battait plus vraiment pour lui.
Pourtant c'était si bon de le savoir bien là, brûlant pour nous dans l'ombre, semblable à ce noyau embrasé du monde sur lequel nous marchons plus légers de le savoir si lourd.
Que je vous raconte un peu ce que c'était chez nous que ce coeur...
...ça remontait à loin, très loin, au temps où les rois de ce monde, comme les saints de l'autre, dispersaient leurs cadavres, pour s'offrir en tout lieu à l'amour des sujets.
Et c'est ainsi qu'après sa mort, son corps ayant été enseveli à Saint-Denis, le coeur d'Anne de Bretagne, parfumé d'aromates et noué de bandelettes, s'en vint tout seul à Nantes, sa ville ducale, orner l'église des Carmes, enchâssé dans un splendide reliquaire d'or portant couronne à neuf trèfles et neuf lys.
Il y resta longtemps, tranquille, se flétrissant comme un vieux parchemin dans sa reliure dorée.
Quand la révolution survint, qu'elle vida les églises, arracha les rois de leurs châsses, poussa leurs derniers restes aux fossés et aux écuries, le vieux viscère desséché disparut. Nul n'a jamais vraiment su s'il servit, comme la poussière d'Alexandre, de bonde à un tonneau, ou de festin à un chien fou ; s'il devint le foyer d'une horde de vers nomades, ou la mumie d'un peintre friand de pigments rares...
On avait réussi pieusement à sauver la précieuse enveloppe, on l'avait enterrée avec pompe, au grand manoir de monsieur Dobrée, et, ma foi, on n'en demandait pas davantage.
Après tant de siècles et de vicissitudes, ce grand coeur au musée, ce n'était plus vraiment son coeur, ce n'était plus vraiment le nôtre.
Et puis les jours passaient, les esprits s'échauffaient, on avait autre chose à penser, vous comprenez, des Zad par ci et des Zad partout... D'ailleurs on avait fermé le musée pendant de si longs mois. Qui donc se souvenait encore de lui, si fragile rayon de l'amour d'une reine, se balançant doré dans son palais Dobrée ?
Mais aujourd'hui
qu'on nous l'a volé
volé perdu fondu peut-être
Nous voilà solitaires
nous voilà orphelins
nous voilà sans chemin
boiteux et trébuchants
sur nos rues dépavées
c'est un peu comme si
s'était dérobé sous nos pieds
ce core ardent du Temps,
qui fait tourner la Terre,
et donne à chaque ville
sa place dans la ronde
des siècles.
Un petit air de fête
Ce soir, c'est jeudi, et je rentre un peu tard. A mesure que nous traversons les quartiers, la rame se remplit de femmes en costumes africains somptueux, des femmes de tous les âges, qui bavardent, et paradent, se saluent et s'embrassent, et bavardent, et paradent, toutes fières et joyeuses.
Des femmes, rien que des femmes, sans cabas, sans enfants.
Toutes seules. Et ensemble.
Je descends avant elles, c'est dommage. Je serais bien restée. Je serais bien allée - mais où donc ? - avec elles... Peut-être que mes habits noirs et gris se seraient retrempés de couleurs, au contact des leurs ? Peut-être que mes rides se seraient évanouies en fous rires, dans le frou-frou des boubous ? Peut-être que j'aurais réappris à danser, à papoter, à m'amuser ?
Mais j'ai un bus à prendre.
De la rame suivante, je vois descendre deux autres femmes en costumes richement colorés. C'est nouveau, sans doute, pour ces deux là, ce voyage, elles sont un peu tendues, elles n'étaient pas dans la bonne rame, et elles se sont trompées d'arrêt. Elles voudraient remonter - non, c'est trop tard. Tant pis, elles attendront le tram d'après. Mais pourquoi donc est-il si long à venir ? Elles regardent leur montre, elles ont peur d'arriver en retard, on dirait, les nouvelles, elles ne bavardent pas comme les autres.
La joie de se retrouver, l'anxiété de la première fois. Il y a vraiment ce soir sur la ligne 1 du tram un petit air de fête.
La fête des femmes en boubous chics qui sortent tard le soir. Un soir.
Dans les quartiers.
Rien qu'entre femmes.
Ensemble. Toutes seules.
Retard
Le tram s'est arrêté devant la gare.
-Hier, dit le garçon qui se tient debout près de moi, j'étais en retard.
-Oui, dit l'autre garçon qui se tient debout près de moi.
-Il y a eu un suicide sur la ligne.
-Je sais, j'étais aussi dans le train.
-On a attendu... c'était... la galère que c'était...
-Oui, la galère...
-Cette galère...
Le tram s'est déjà éloigné, bientôt il sera à l'arrêt suivant, déjà il est à l'arrêt suivant Mais tous les deux, ils ont les yeux rivés vers la gare qu'on n'aperçoit plus qu'à peine, et ils n'arrivent pas à clore leur récit maladroit.
-Il s'est...
-Cette galère que c'était...
-Un truc de fou...
-On est tous descendus du train.
-C'était...
-Oui, c'était...
-Une galère...
-Jamais vu ça...
-C'était...
Ils ne se parlent pas vraiment. Ils ne savent pas s'en parler. Mais ils n'arrivent pas à se taire. Et de leurs jeunes mains, comme ils l'empoignent, tous les deux, cette barre métallique à laquelle ils se sont accrochés.
Comme s'ils pouvaient encore la rattraper par leurs mots qui trébuchent, comme s'ils pouvaient encore la retenir par leurs mains qui se serrent, cette ombre emportée tout là-bas.
Comme s'il était impossible, vraiment impossible de le laisser partir comme ça, dans ce silence des hommes qui cloue le cercueil de l'oubli, le pauvre mort qui a croisé leur chemin, et qui était peut-être, ils sont si jeunes, le tout premier qu'ils rencontraient.
Les fritillaires
Si j'avais à peindre le jardin d'Eden, j'y planterais des fritillaires - des fritillaires sauvages, des fritillaires pintades. Je leur dessinerais des robes de bal à crinoline, des jupes de soie à petits pois. Dans leurs cornets à dés, j'abolirais une bonnne fois le hasard. Je suspendrais leurs clochettes au ciel comme des campaniles. Puis, d'un souffle, je les ferais s'envoler, en oiseaux libres et roses, par-dessus les rivières et par-dessus les prés.
Si j'étais un peintre naïf, je placerais partout des fritillaires, en corolles géantes de tulipes fantaisie. J'en ferais des forêts, j'en ferais des églises, j'en ferais des ballons, j'en ferais des chapeaux, j'en ferais des oiseaux et j'en ferais des femmes.
J'ai eu bien du mal à les dénicher, pourtant, mes fritillaires.
On m'avait dit qu'elles n'avaient pas tout à fait disparu. Qu'on en trouvait encore, dans les prairies de Loire, du côté de cette île Clémentine qui porte, dit-on, le nom d'une jeune fille venue jadis accoucher là de son enfant naturel.
Alors j'étais partie, confiante, à la chasse-photo, me promettant de capturer au filet des pixels quelques belles pintades égarées. J'ai marché longtemps, enfonçant dans la boue, au long des boires et des roselières. Soudain, quand je n'y croyais plus, je les ai trouvées, dans un pré spongieux que bordait une haie de trognes aussi tourmentées qu'un vieux troupeau de menhirs. Petites taches sombres que le vent penchait dans le vert : c'étaient elles, enfin, innombrables et menues, craintives et parfaites, qui se cachaient dans l'herbe comme des oeufs de Pâques.
Si j'avais à peindre des fritillaires, je planterais d'abord l'Eden, pour qu'il soit leur jardin.