—Hier nous étions le 27 février...
—A quoi bon le rappeler ?
—Je marchais dans la rue...
—Certes...
—Il y a eu dans le vent froid un souffle de soleil. Soudain je me suis arrêtée. J'avais vu ces deux fleurs, qu'en photo j'ai cueillies...
—Vous n'aviez rien de mieux à faire ?
—... ces deux fleurs de l'été surgies en plein hiver...
— C'est que le climat change, que les saisons s'effacent. Et puis il a tant plu.
—... ces deux fleurs du trottoir, venues au pied d'un arbre maigre, tout près d'un hôpital...
—Nous l'avons assez vu, votre triste quartier... Montrez-nous les merveilles, les monuments et les musées, les jardins et les magasins, les beaux quartiers, au moins !
—... c'était comme un bouquet de joie, qui aurait poussé ses pétales dans le sombre et le sale.
—Un bien maigre bouquet. Devant ces grilles d'hôpital, sur votre trottoir sale, vous avez dû en voir, dites-moi, des malades, des mendiants et des misérables ? Si vous ne voulez pas parler des beautés de la ville, parlez-nous d'eux, alors. Soyez utile à ceux qui souffrent. Oubliez donc vos fleurs.
—Elles leur étaient si librement offertes...
—Deux fleurs toutes petites !
—Il est si grand, le tout petit bonheur que l'on n'attendait pas.
Le train de 18h03
Il était 18 heures passées, un soleil rouge et glacé se couchait sur la ville, et déjà on avait tiré les stores, quand Joseph Pentecoutant se souvint qu'il avait un train à prendre. Il fut surpris de n'avoir aucune peine à se lever de ce lit de fer étroit qui était peu à peu devenu sa prison, et où sa vieille chair s'était si longtemps tourmentée d'escarres. D'un bond léger il se dressa sur ses jambes et poussa la porte. La voie était tout à fait libre. [...]
Suite du récit à lire sur mon blog cheminderonde.wordpress.com
La lézarde
Nantes - Chantenay - février 2014
Pour cacher le vieux mur on a peint un village, un vrai village faux, avec ses rues, ses murs, ses chats, ses escaliers et ses boutiques.
C'est si bien fait, on s'y croirait.
Un trompe-l'oeil, n'est-ce pas, c'est si joliment fabriqué pour tromper, qu'on prend à se tromper un vrai plaisir d'artiste.
Mais le mur a continué à vivre, à se rider, à se creuser, se lézarder. A se verdir, à s'emmousser, à se noircir, à se pissenliser.
Et la réalité, aveugle et obstinée, a refait son chemin zigzaguant sur l'image.
Maintenant, la fresque est toujours virtuose, le chat est toujours de gouttière. Seulement voilà : on n'y croit plus.
Dire qu'il a suffi de filer comme un bas le crépi mince, et d'y jeter deux grains de pissenlit en façon d'hellébore, pour semer le doute au village. Mettre à bas d'un éclair le décor impeccable.
C'est si souvent – n'est-ce pas ? – qu'une mince lézarde suffit à secouer tout l'édifice d'une belle illusion.
Comptines
En l'apercevant, cette noire volaille de la rue, j'ai immédiatement pensé à la vieille comptine - vous la connaissez tous, vous savez bien, celle de la poule sur un mur qui picote du pain dur... puis, picoti picota, lève la queue, avant de s'en aller pour ne plus revenir – une de ces comptines "d'élimination" qui me plongeaient dans l'angoisse, lorsque j'étais enfant, et que je craignais plus que tout cette fatalité qui allait m'obliger peut-être à sortir du rang. Celle qui s'en irait, la misérable créature chassée de la ronde, si cela allait être moi ? Moi, celle qui tomberait du mur ? Comme elle piquait du bec, cette poule, comme elle se saisissait durement du destin de chaque être - on aurait cru un ver de terre, gigotant éperdu, avant d'être broyé. Picoti picota... comme elle picotait rudement le pain dur de ce monde. Pourtant elle me fascinait, je ne pouvais m'en détacher, et la vieille comptine tournait sans répit dans ma tête comme la poule dans son enclos - picota picoti - , piquant déchirant recousant de son bec aiguisé le sac étroit des confuses pensées.
Je me suis toujours demandé pourquoi les enfants s'acharnaient ainsi à apprendre et à réciter sans fin - car ils se les apprennent entre eux, bien plus qu'on ne les leur apprend - ces terribles comptines qu'on appelle d'"élimination" - et qui n'ont pas d'autre but en effet que d'éliminer du cercle le joueur désigné, ou de le choisir seul au détriment des autres.
À y bien réfléchir, je crois que c'est justement cela qui attire les enfants, la terreur vague qu'ils en éprouvent, et qu'ils grattent, et picotent, et piquettent sans trêve. Comme s'ils pouvaient y saisir, poussins destinés à grandir, l'essence obscure de la vie et de la mort, la dure boule de pain noir où se concentre tout le mystère. Et je crois que c'est cela, encore, qui les apaise dans cette grande angoisse : l'évidence que les mots peuvent tout mettre en ordre, tout replacer dans la ronde, picoti picota, lorsqu'ils sont bien rythmés et sonnants.
Je m'étais juré de ne pas en parler...
Je ne parlerai ni de la manifestation d'aujourd'hui contre l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes, ni des librairies qui ferment.
Promis juré. Je n'en parlerai pas. Non non non.
De la manifestation, je ne parlerai pas, parce que je n'y étais pas, et que tout le monde vous en parlera, à coups de twitts, de communiqués, de condamnations, d'images-chocs et de déplorations...
Des librairies qui ferment, je ne parlerai pas non plus, parce que j'en ai déjà tellement parlé, et que cela me désespère d'y revenir encore.
Pourtant... Non non non, c'est plus fort que moi.
J'étais en ville ce matin, me dépêchant parce qu'on allait interrompre le trafic des tramways. Comme mon trajet m'amenait nécessairement tout près de la rue de Feltre, j'ai pris quelques minutes pour aller voir les pauvres employés de la librairie Chapitre qu'on a longtemps connue ici sous l'enseigne Forum Privat, et qui vient de fermer, faute de repreneur.
J'ai dû passer par le portillon d'une grande herse de métal, cernée de cars de CRS et de camions de gendarmerie - de ma vie je n'en avais jamais vu autant ni d'aussi imposants, jamais non plus je n'avais vu le centre ainsi hérissé de grilles
J'ai croisé des groupes bavards de Robins des bois, qui attendaient, fixant tout étonnés les grilles et les camions, que le cortège démarre.
Enfin, là-haut, devant la boutique désertée, j'ai vu les employés de la librairie, tout seuls et silencieux au milieu de tristes affiches demandant un peu d'aide et un peu d'intérêt.
Quand je suis sortie, j'ai retrouvé les cars de police, la foule, les herses qu'on ne franchissait qu'en montrant patte blanche. Une rumeur encore calme où la tension montait.
Et en partant, j'ai pris cette photo. Je me suis dit que c'était peut-être la dernière photo que je prendrais de la librairie, puisqu'elle allait tout à fait disparaître. Je me suis dit aussi qu'il y avait dans l'air une électricité d'émeute, et que c'était un drôle de monde, ce monde où pour construire un aéroport on pouvait mobiliser tant de forces et tant d'argent, susciter tant de colères et de violences, tandis qu'une librairie de plus venait de fermer en silence, sans que qui que ce fût d'important eût daigné s'en soucier. Et que de cela, je pouvais bien parler, puisque après tout ce ne serait demain ni sur Twitter ni au journal télévisé.
Merveilles
Ebloui, on s'approche, on tente de le voir, ce vitrail des merveilles qui chatoie dans son ombre, derrière les rayons blancs des grilles ouvragées. Et ces marches, là-bas, on voudrait les monter, jusqu'au balcon, plus haut, qui invite à quitter le plat chemin d'ici.
Et brusquement on aperçoit la poubelle, derrière la grille. On voit qu'il manque un M à l'enseigne aux merveilles. On comprend que le local est fermé, déserté, livré à la poussière, aux araignées, et aux ombres voraces des faillites humaines.
Il n'est pas de merveille qui ne finisse par tremper lourdement son aile dans la boue triste de la réalité.
Les pieds du général Lamoricière
Nantes - Cathédrale - Cénotaphe du général Lamoricière
Je n'aime pas que nos villes soient encombrées de généraux. Je n'aime pas les voir défiler sur les plaques des rues. Je n'aime pas qu'ils fassent la circulation aux carrefours. Je n'aime pas que tous ces généraux paradant et pétaradant prennent à jamais la place des généreux...
Mais bien sûr, comme les autres et malgré mon avis, cette ville regorge de généraux. Morts, embaumés et sculptés, ils sont partout.
Le Lamoricière de la cathédrale, par exemple, encore un général.
Le tombeur d'Abd-el-Kader, le chouchou de Pie IX, celui-là, un de ces sabre et goupillon qui infectent l'histoire des peuples. On l'aurait tout à fait oublié, s'il ne faisait pas mine de dormir en pleine cathédrale, s'il n'avait pas arrangé là son petit coin de Westminster. Et juste en face du merveilleux tombeau du duc François II et de son épouse Marguerite de Foix sculpté par Michel Colombe. Avec ses noires allégories de charité et de vertu, ses coquilles, ses colonnes et son masque serein, essayant sottement d'imiter l'autre, s'appliquant à faire mieux. Mieux que Michel Colombe, un Lamoricière, allons bon ! Regardez donc ses pieds. Les pieds du général Lamoricière pointent lugubrement, triangulaires comme le sale commerce, sous le drap bien tendu de son épais linceul. Ce ne sont ni les pieds délicats, aériens, de François et de Marguerite, caressés par les anges, foulant déjà, sans peine et sans ostentation, la douce soie des brumes de l'au-delà. Ni les pieds nus glacés aux orteils écartés des rois couchés transis à Saint-Denis, offrant à la méditation leur pitoyable vanité de vieux morts couronnés. Ce sont les pieds d'un cavalier toujours botté, éperonné pour la chasse à l'Arabe. Ce sont les pieds d'un mondain élégant et correct, qui pour rien au monde ne se montrerait nu. Ce sont les pieds d'un bourgeois raisonnable, qui sait bien qu'on n'avance pas loin dans les airs, et que d'ailleurs les anges ne gardent pas les comptes en banque. Ce sont les pieds d'un homme de foi, qui sut faire son chemin sur la terre. De vrais pieds de général Lamoricière. Très laids.
Le Lamoricière de la cathédrale, par exemple, encore un général.
Le tombeur d'Abd-el-Kader, le chouchou de Pie IX, celui-là, un de ces sabre et goupillon qui infectent l'histoire des peuples. On l'aurait tout à fait oublié, s'il ne faisait pas mine de dormir en pleine cathédrale, s'il n'avait pas arrangé là son petit coin de Westminster. Et juste en face du merveilleux tombeau du duc François II et de son épouse Marguerite de Foix sculpté par Michel Colombe. Avec ses noires allégories de charité et de vertu, ses coquilles, ses colonnes et son masque serein, essayant sottement d'imiter l'autre, s'appliquant à faire mieux. Mieux que Michel Colombe, un Lamoricière, allons bon ! Regardez donc ses pieds. Les pieds du général Lamoricière pointent lugubrement, triangulaires comme le sale commerce, sous le drap bien tendu de son épais linceul. Ce ne sont ni les pieds délicats, aériens, de François et de Marguerite, caressés par les anges, foulant déjà, sans peine et sans ostentation, la douce soie des brumes de l'au-delà. Ni les pieds nus glacés aux orteils écartés des rois couchés transis à Saint-Denis, offrant à la méditation leur pitoyable vanité de vieux morts couronnés. Ce sont les pieds d'un cavalier toujours botté, éperonné pour la chasse à l'Arabe. Ce sont les pieds d'un mondain élégant et correct, qui pour rien au monde ne se montrerait nu. Ce sont les pieds d'un bourgeois raisonnable, qui sait bien qu'on n'avance pas loin dans les airs, et que d'ailleurs les anges ne gardent pas les comptes en banque. Ce sont les pieds d'un homme de foi, qui sut faire son chemin sur la terre. De vrais pieds de général Lamoricière. Très laids.
"Le bonheur, il est là."
J'ai encore fait ce rêve...
Je cherche dans le livre et... oui... c'est bien ça, la page s'ouvre juste où il faut, et... voilà... J'en suis sûre maintenant, comment ai-je pu l'ignorer ? pourquoi ai-je voulu si longtemps le nier ? c'est de Victor Hugo. Je dois me dépêcher de le lui dire : "C'est de Victor Hugo, et vous aviez raison. " Elle aussitôt me sourit, pas rancunière : " Je savais bien..." [...]
Suite du récit à lire sur mon blog cheminderonde.wordpress.com
L'araignée et la mouche
L'araignée avait cru prendre la mouche au piège. Mais elle s'était enchaînée elle-même à son fil. Et la mouche captive avait capturé sa geôlière.
Elles avançaient ensemble maintenant, la proie attachée à sa prédatrice, la prédatrice attachée à sa proie. Ensemble il leur faudrait désormais tituber vers la mort. Pourquoi certains croient-ils pouvoir tisser leur toile de chasseur dans ce fil de soie pure qui les lie à autrui ? Ne le savent-ils pas, qu'on ne va jamais seul ?
Elles avançaient ensemble maintenant, la proie attachée à sa prédatrice, la prédatrice attachée à sa proie. Ensemble il leur faudrait désormais tituber vers la mort. Pourquoi certains croient-ils pouvoir tisser leur toile de chasseur dans ce fil de soie pure qui les lie à autrui ? Ne le savent-ils pas, qu'on ne va jamais seul ?
Centralia
Cela m'intrigue chaque semaine, quand je passe sur le quai de la Côte-Saint-Sébastien : car la fumée sort vraiment du sol... sans qu'aucun foyer puisse être décelé. Et sans répit elle monte, étouffant l'arbre, le fleuve et le ciel. Cela ne cesse d'augmenter, oui, de semaine en semaine le nuage s'étend. Un soir, j'ai vu des ouvriers s'affairer, soulever la plaque, fouiller au dedans, la refermer. Quand ils sont repartis, ils ont noué au tronc de l'arbre ce ruban qui nous dit de ne pas approcher, et qui va jusqu'au pont. Mais cela n'a pas empêché la fumée d'augmenter encore. Elle est même si abondante maintenant qu'on la voit s'échapper par des issues nouvelles, par d'autres trous dallés, eux-aussi enrubannés de blanc et rouge...
Qu'est-ce que c'est ? Fumée ou simple vapeur d'eau ? D'où cela provient-il ? Quelle machine, tout en bas, ignorée, crache vers la surface son souffle épais et chaud ? Chaque semaine, quand je passe, je m'interroge, et puis bien sûr, poursuivant mon chemin, j'oublie aussitôt mes questions : c'est ainsi, la ville est pleine de mystères, et nul ne sait vraiment - ne ne veut vraiment savoir - sur quels secrets rouages se repose sa vie, ni quels sombres moteurs animent l'incessant mouvement de ses rues, de ses places, de ses tours de Babel.
Mais, toujours, quand je passe, je pense à ce bateau que décrit Joseph Conrad dans Jeunesse, qui vogue en se consumant lentement, comme une vie.
Et puis à Centralia, cette ville dont j'ai un jour lu l'histoire - vraie, celle-là, si ce mot a un sens - dans un journal
C'est, quelque part en Pennsylvanie, une ville bâtie sur d'anciennes mines de charbon qui se sont enflammées, et dont le sous-sol brûle depuis 1962, sans qu'on puisse l'éteindre. Elle brûlera encore ainsi deux cents, trois cents ou cinq cents ans, mille ans peut-être. Il n'y a rien à faire. On l'appelle Centralia - ce ne peut pas être un hasard.
Centralia se consume lentement, sans gloire et sans bruit, comme le bateau de Joseph Conrad sur ses cales enfumées. Assoupie sur son coeur brûlant, lovée sur ses poumons ronflants, couchée sur ses veines de charbon allumées, elle brûle en-dedans, doucement, sans douleur. On continue d'y vivre, comme ailleurs, en s'efforçant de trouver banal que les rues se fondent et se fissurent, que les maisons se noircissent et vacillent, que les enfants pleurent d'angoisse, et que, parfois, des oiseaux qui volaient tombent morts sur le sol. Les habitants s'asphyxient lentement, et n'y prennent plus garde - leurs journaux les rassurent, je suppose, puisqu'il paraît que la situation est sous contrôle.
Je sais qu'il y a, ailleurs, d'autres villes semblables à Centralia, qui se consument indolentes, sur leurs richesses en feu, sur leurs entrailles rougies de flammes, sur ce vide intérieur où passe le souffle ronflant d'une respiration mortelle.
Je me demande même, au fond s'il y a d'autres villes que celle-là, si Centralia n'est pas, tout simplement, la métaphore de tout, le centre obscur, la cale enfumée et brûlante où se meurt en silence notre existence flottante de modernes, notre bateau depuis si longtemps égaré, si Centralia n'est pas, tout simplement, le monde. Le monde d'aujourd'hui, comme on dit - probablement parce que ses lendemains sont aussi incertains et brouillés que la photo que j'ai tenté de faire, la semaine passée, et que je referai demain, peut-être, de cet étrange quai des brumes que chaque mardi je longe.