Pour moi, donc, j'aime la vie (Essais, "De l'Expérience", III, 13)
Et Montaigne ?
- Montaigne... lui aussi je l'ai rencontré, bien sûr. Pas tout à fait où je croyais le trouver, évidemment...
J'étais allée le voir dans son château entouré de vignes. J'espérais entrer dans sa tour, et relire avec lui, sur l'amical plafond de sa "librairie", quelques mots de sagesse. Mais l'heure était passée.
Impitoyable et funèbre horaire auquel les vieux morts célèbres sont soumis, qui les contraint à nous fermer la porte et à tirer la chaîne, quand il serait pour les vivants l'heure de causer ensemble à la fraîche, ou au coin d'un bon feu...
Je me suis promenée, solitaire, un peu triste, dans les allées du parc. Et puis, finalement, c'était là qu'il était...
Il se tenait sous l'arbre foudroyé, face à la tour.
Car l'arbre se dressait mort, tendant au ciel son moignon blanc, et pourtant il vivait encore, dans son feuillage dense et d'un vert plein d'espoir. Sur l'herbe, le soir déployait son ombre large d'arbre d'été, et, malgré son costume de mort sec et si gris, il était encore tout frémissant de vie - dans ses jeunes bourgeons il grandissait toujours vers les longs lendemains d'hiver, préparant son printemps.
Il ne peut pas mourir, celui qui toujours s'est essayé, celui qui, ne sachant rien de sûr, s'est toujours étudié lui-même pour inviter autrui, à sauts et à gambades, à poursuivre en ami sa pensée, le vieil homme foudroyé qui vit et qui revit dans les branches qui lui repoussent, et se ressèmera quand reviendra le temps.
Si bien que, nous étant retrouvés, Montaigne et moi, nous avons commencé à causer doucement, à deviser ensemble, à la fraîche, dans l'ombre du vieil arbre.
Ce que nous nous sommes dit ?
- Mais ce qu'on se dit, je crois, entre amis de toujours, ce qu'on ne se dit qu'à soi-même... Rien que vous ne puissiez vous dire vous aussi à vous-même, rien que vous ne puissiez découvrir en vous-même, en vous essayant à penser, à chercher et à aimer la vie...
Point d'interrogation
Au château de la Brède, où vécut Montesquieu, chaque porte a sa devise, chaque porte indique un chemin différent de la pensée, du désir ou de la vie quotidienne.
Car la vérité n'appartient qu'à celui qui n'en néglige aucun, mais sait aller de l'un à l'autre, et d'ici à là-bas, et d'ailleurs à partout.
Ainsi, par cette porte, il s'en venait, continuellement, à sa bibliothèque.
Et par cette autre, il s'en allait, vers les Lumières et vers Paris,
en cheminant encore dans ses terres et ses vignes.
Il aimait mettre des mots sur sa vie, il ne vivait vraiment qu'au carrefour des mots, et de lui-même il parlait au passé.
En cela il était véritablement écrivain.
Et cela m'a enchantée.
Mais ce qui m'a plu encore bien davantage, c'est la question de l'arbre, à la dernière porte, qui menait hors du parc :
Qui donc l'avait posé là, au moment de partir, ce grand point d'interrogation mûrissant sur l'écorce ?
Quel visiteur malicieux, quel promeneur philosophe ?
N'était-ce pas plutôt lui-même, le maître de la Brède, qui l'avait charbonné pour nous tous, ce vrai mot de sagesse, toujours vivant et toujours en chemin
?
Les étourneaux
Monsieur Léger venait de se raser, et se penchait vers le miroir pour effacer la drôle de petite tache grise qu'il avait remarquée sur le verre, lorsqu'il crut entendre frapper à la fenêtre de la salle de bain. Il se pencha plus avant vers son image, et, tout au fond du miroir, aperçut un oiseau, un petit oiseau noir piqué de roux - ou de jaune, peut-être, ou de vert, il ne savait pas bien, il n'y voyait plus assez - mais il était certain qu'il y avait, sur le rebord de la fenêtre, un oiseau, un petit oiseau qui venait de frapper au carreau [...]
Suite du récit à lire sur mon blog de récits et nouvelles cheminderonde.wordpress.com
Sabots & galoches
Sabots & galoches... enfants, déjà nous n'en portions plus, de ces chaussures de bois, de ces chaussures de pauvres gens, de ces chaussures du monde d'avant. Mais nous avions des parents qui en avaient porté, nous avions vu des boutiques emplies de copeaux où menuisaient des vieillards somnolents.
Sabots & galoches... c'étaient des mots qu'on écrivait encore au tableau noir, des mots légers comme éperluettes, qu'on suivait du regard comme oiseaux familiers.
Les mots volent et s'envolent, et ne reviennent pas au poing du fauconnier.
Qui donc saura, demain, ce qu'étaient des galoches ? Ou même des sabots ?
Et les mots de demain, qui peut déjà les lire, en gros ou en détail ? aux enseignes effacées des vieux murs de la ville, ils ont pourtant leurs nids que nous ne voyons pas.
Le temps est ce maître inflexible en blouse de craie grise qui raconte nos vies avec des mots qui passent, et chaque soir efface son tableau.
Et nous, les cancres, qui ne voulons jamais tourner les pages de l'unique leçon que nous avons apprise.
Monsieur Durand et monsieur Cornichon
Quand je l'ai aperçu, dans la rue, un peu fourbu, encore vaillant, et décidé toujours à poursuivre sa route, ce vieux, si vieux fourgon Citroën, tout a été là soudain, si neuf - intact. Parfait.
J'ai cinq ans j'ai six ans j'ai l'âge de l'enfance que je ne cesserai jamais d'avoir. Le fourgon Citroën est garé sur la place de l'église où chaque été s'installe un cirque.
Et le village autour de moi tourne comme le monde, immuable et parfait.
Monsieur Cornichon et monsieur Durand, monsieur Durand et monsieur Cornichon sont les deux épiciers du village.
Installés à quelques dizaines de mètres l'un de l'autre ils se sont partagé le monde.
Monsieur Durand tient boutique sur la route de Selommes qui serpente vers l'est, qui est aussi la grand-route de Blois s'enroulant jusqu'à l'ouest. Monsieur Cornichon tient boutique sur la route de Rhodon qui coule vers le nord, qui est aussi le chemin de Merlette ruisselant vers le sud.
Monsieur Cornichon vend des berlingots colorés dans des bocaux de verre, et il les emballe dans des cornets de papier brillant. Monsieur Durand torréfie le café chaque samedi, et l'odeur de l'Afrique, toute poivrée de soleil, emplit les cours de ferme où rêvassent les vaches.
Monsieur Durand vend de la toile cirée, de la ficelle et des bottes de pêcheur. On ne trouve pas ces articles chez monsieur Cornichon, mais on y trouve des journaux, des revues sur papier glacé, et même quelques volumes de la bibliothèque rose et de la bibliothèque verte.
Monsieur Cornichon est déjà vieux. Il a des moustaches toutes blanches et des yeux malicieux pochés de rides et de taches brunâtres. Monsieur Durand est encore jeune, il est blond et sérieux, il a une fille qui s'appelle Carmen et qui est mon amie à l'école.
Monsieur Durand fait des tournées dans son fourgon Citroën et conduit aux hameaux isolés les merveilles de ce monde. Jamais on n'a vu monsieur Cornichon hors de sa boutique, qu'il emplit de son gros corps aimable et de sa voix puissante.
Monsieur Cornichon bavarde et cancane. Monsieur Durand se tait.
On va chez l'un et on va chez l'autre, on va chez l'autre et on va chez l'un, en comptant bien les fois, pour ne faire tort ni à l'un ni à l'autre, pour ne fâcher ni l'autre ni l'un, et aussi parce que, de l'un et de l'autre, et de l'autre et de l'un, autant que de l'est et du nord, et du sud et de l'ouest, on a besoin.
Le K
Juste ce fait-divers, tragiquement clownesque, rencontré par hasard :
La presse américaine parle ce matin d'un "Good Samaritan". Leonard Robinson est mort, tué sur une route du Maryland dimanche, à l'âge de 51 ans. Si son nom ne vous dit rien, son costume, lui, vous est familier : Robinson visitait les enfants malades à l’hôpital vêtu en…Batman. Leonard Robinson est mort après une panne de sa Lamborghini noire, customisée façon Batmobile. La police a précisé que Robinson était sorti du véhicule pour l'inspecter. Un autre véhicule est alors entré en collision avec la Batmobile, qui a ensuite percuté l'homme au costume. http://www.europe1.fr/international/le-batman-des-enfants-malades-tue-sur-la-route-2503293 - http://www.bbc.com/news/world-us-canada-33964830
Drôle d'histoire triste. En la lisant je me suis souvenue du K. Le K, ce traître K que j'avais vu un soir sur un rideau de fer, mordant au flanc un Batman trop confiant qui croyait le plaquer à terre de ses deux poings serrés. On aurait bien aimé, d'accord, que Batman soit plus fort que la mort, on aurait bien aimé qu'il traverse la nuit d'un grand coup d'aile bleue pour ouvrir sur la vie les portes du malheur. Et même on aurait bien aimé qu'ensuite, immense et invincible, il appuie vraiment fort sur le K ses deux poings de géant pour l'empêcher de se redresser. Mais tout ça c'est du cinéma. Voyons. Le vieux K, sale bête, ici bas tout en bas, sera toujours ce plus malin que nous qui rira le dernier. Car les vrais Batman de ce monde ne sont que des clowns téméraires, armés de plastique et d'espoir et casqués d'illusions. Et le K, le K qui n'a ni nom ni forme, le K qui ne rêve à rien, mais qui rampe partout, le K s'acharnera toujours à les jeter à terre dans leurs capes déchirées. Batman est mort, bien sûr. Et alors ? Alors rien. Puisque d'autres Batman rêveurs, quelque part ou ailleurs ont déjà pris j'en suis sûre forcément leur élan fonçant tête baissée vers l'impossible en bicyclette ou en Lamborghini pour écraser de leurs poings bien serrés le K qui ne mourra jamais juste un instant juste un avant qu'il ne les morde au flanc le K.Maison de façade
Il y a des maisons comme cela.
Des maisons de façade, comme il y a des maisons de rapport.
Des maisons de théâtre, sans cour et sans jardin.
Des maisons-silhouettes, pour y loger des ombres.
Aussi étroites que médailles, des maisons qu'on ne peut regarder qu'à pile ou à face, mais jamais de profil.
Plates comme mensonges, serrées comme corsets, pendues dans les décors comme palais de carton-pâte, vacillantes et minces comme fil du rasoir.
On se demande pourquoi certains se font bâtir ces étranges demeures qu'ils ne peuvent habiter qu'à demi, en se pliant en quatre, et en prenant bien garde de toujours se tenir sur leur trente-et-un.
Mais qu'importe la profondeur, me direz-vous, pourvu qu'on ait la façade.
Dernier soleil
A Saintes, dans les vieilles arènes, tous se plaisent à passer sous la haute porte des vivants, celle des conquérants et des vainqueurs, sonore et remplie de lumière.
Et, bien sûr, on reste, autant qu'on le peut, à bonne distance de la porte des morts, suintante d'ombres et de bêtes rampantes, sous laquelle on traînait les blessés, les vaincus, les cadavres.
Que tant d'art et d'efforts aient pu être mis au service de tant de violence... Qu'un monde civilisé ait pu montrer avec autant de tranquille impudeur qu'il n'y avait que deux chemins possibles, cela inquiète vaguement. Comme si...
Mais les pierres ont roulé dans le sable et la mousse, et seul le temps désormais, assis sur les gradins rongés, las d'avoir si longtemps médité, s'amuse à mettre en scène ses pauvres jeux d'enfant, ses spectacles bizarres, ses fables insolentes.
Un pigeon tout tremblant de vieillesse s'était posé sur l'épaule voûtée d'un grand mur fatigué, tout près de la porte des morts.
Tout à l'heure il tomberait tout raide dans le grand trou noir des perdants, avec ses ailes éteintes.
Mais il goûtait en sage sa dernière bouffée de soleil, étirant son ultime instant comme un condamné sa dernière cigarette.
En contemplant les ruines
encore tachées des fientes
qu'il leur avait jetées
d'en haut
aux jours de sa splendeur
vivante.
Et songeant que peut-être
il en naîtrait un hêtre,
un soleil,
un cosmos,
une pâle immortelle
ou même un moucheron.
Un brin d'éternité
infime
à encorder les heures
à nouer l'un à l'autre
le chemin des vainqueurs
et le ventre
des morts.
Chat noir et porte rouge
Il y a tant de raisons d'écrire en jaune sur une porte rouge : "chat noir". et si peu de motifs pour inventer une "journée du chat".
... Or j'apprends qu'aujourd'hui - qui est déjà hier - était "la journée du chat"...
Cela me plaît, au fond, ce clin d'oeil si félin, futile et ronronnant, tout à fait souriant, à tant de pompeuses "journées de" - journées à particules, fournées à certitudes -, qui bousculent et déroutent les vieux saints du calendrier, ces manants démodés.
"Journée de la femme"," journée de la gentillesse" ou "journée du climat", tout est bon, peu importe, pourvu que chaque jour nous pensions tous ensemble ce qu'il faut que l'on pense pour être de son temps.
A chaque jour sa bien-pensance et sa bonne pensée.
Aux lendemains l'indifférence et l'oubli médiatique.
C'est ainsi.
En ce monde pressé, tout gronde et tout menace, et des volcans s'échauffent partout où nous dansons, mais sur son agenda notre bonne conscience note ses rendez-vous.
Et les pages fanées, aussitôt arrachées, comme de vieux journaux, s'envolent aux cratères.
Poussière tutélaire
Il y a au Japon, comme partout, de merveilleux noms de lieux, radieusement posés parmi leurs paysages montagnards ou maritimes, que l'histoire, comme partout, s'est chargée de repeindre avec les cendres et les pleurs de sa palette d'artiste mauvais.
Ainsi, Nagasaki, 長崎, c'est la "longue pointe", tandis qu'Hiroshima est l'"île large", 広島.
Longues et larges, nagai hiroi, îles et pointes, shima saki, leurs cendres et leurs ruines, leur sable mêlé d'os, et leurs cris et leurs pleurs
sont le noir promontoire surplombant cette époque funéraire et moderne
où Civilisation, effarée, a brusquement compris qu'elle n'était pas seulement la fille de Barbarie, mais qu'elle était aussi sa mère - et qu'elles se poursuivraient sans trêve comme l'oeuf et la poule, piétinant tout espoir, jusqu'à ce qu'Avenir, cet enfant inconnu, nous trace enfin loin d'elles une autre voie humaine.
Larges et longues, Hiroshima, Nagasaki,
toujours plus près, toujours plus vastes, dans vos ruines fumantes
longues et larges, Hiroshima, Nagasaki,
îles-nuages errant sans horizon,
vous recouvrez le monde entier, le monde d'aujourd'hui,
de votre voile
funéraire
- notre ultime poussière
tutélaire.