Le Château de Nantes présente en ce moment une série de très belles estampes illustrant l'histoire des Quarante-sept Rônins, les quarante-sept guerriers vengeurs. L'histoire est connue jusqu'en Occident : un grand seigneur, se sentant insulté, s'était jeté sur son offenseur et l'avait blessé. Pour cette violence commise dans le palais même du Shôgun, il fut condamné au "seppuku" - c'est-à-dire à s'ouvrir rituellement le ventre.
Alors quarante-sept de ses guerriers orphelins se liguèrent pour le venger et trancher la tête de l'offenseur - quarante-sept "rônins" rebelles qui furent bien sûr condamnés à la même mort par "seppuku" que leur maître. Car il fallait, n'est-ce pas, pour que l'ordre règne, et que le pouvoir incontesté du Shôgun l'emporte enfin sur le désordre féodal, planter dans le sang la paix et l'obéissance aux lois.
Violente et frappante histoire, demi-légende issue d'un fait-divers authentique, qui fut maintes fois représentée au théâtre et dans ces estampes si étroitement liées au "monde flottant" des quartiers de plaisir.
Je suis restée un moment en arrêt devant cette image.
Un petit cartel d'anodine apparence en précisait le sens : un serviteur vient annoncer à Asano, le maître des Quarante-sept, qu'il est condamné au "seppuku", tandis que les femmes de la cour, à l'arrière-plan, élaborent un bouquet immense et vaporeux - un de ces merveilleux ikebanas qui sont chacun une image parfaite et méditative de la terre, du ciel, et de ces êtres, arbres, fleurs, ou humains qui les relient d'une brume de vie incertaine et fragile.
Quarante-huit ventres ouverts comme grands pétales rouges. Des femmes en kimono appliquées à choisir les tiges qu'elles disposeront comme des nuages. Et une tête humaine comme un chrysanthème pâle pour achever leur bouquet.
Meurtres en série et douceur délicate.
Perfection de l'estampe et jaillissement du sang.
Horreur en poésie - poésie de l'horreur.
Raffinement de la violence - violence du raffinement.
Fleurs et seppuku, c'est, je crois, partout en ce monde, ce qu'on appelle
civilisation.
Soir jaune
Hier soir il y avait dans le ciel de chez nous une étrange lueur jaune.
Quelque chose de crépusculaire et d'épais, lumière et ombre enlacées dans le jaune d'un étrange baiser où le monde paraissait se suspendre.
Un bain d'automne où tout n'était que feuilles mortes et poussière d'horizon.
Cela a duré longtemps. Bien plus qu'un coucher de soleil. Une heure, deux heures peut-être.
Il paraît que c'était, au large de nos côtes, la trouble queue dragonne de cette terrible tempête Ophélia, en route maintenant vers le Nord de l'Europe, après s'être trempée dans le sable du Sahara, puis roulée dans le feu des incendies du Portugal.
Grains de malheur et pluies de cendres
Eclairant notre paix de leur long sourire jaune,
Pour que nous le sachions, dans ce lent crépuscule
que le malheur des uns pourrait bien être nôtre.
Les humains sont d'ici et de là,
mais le vent
le vent est de partout
et la Terre est la même toupie
et la Terre est la même toupie
sous les pas de tous ceux
qui tournent dans le vent.
Concert
Hier soir, nous étions au concert. Chez nous, à Carquefou, à l'auditorium des Renaudières.
Je connaissais déjà Anne Réjiba au violoncelle. J'ai découvert Chara Iacovidou au piano. J'ignorais que nous avions à Nantes des pianistes de ce niveau.
C'était si beau, si brûlant de passion, qu'il m'a semblé que l'âme de Brahms était vraiment revenue, là, près de nous, avec nous, sur la scène, dans la salle - dans l'élan tout vivant de la musique.
Et pourquoi pas ? Interpréter, c'est peut-être cela : non pas s'effacer devant celui qu'on joue, mais arracher de soi, de tout son art et de tout son être, la force qui doit l'incarner.
Alors, le vieux fantôme qui se penche sur l'épaule du musicien, qui lui bat la mesure, et qui guide sa main,
chacun de ceux qui l'écoutent sent battre en lui son coeur ardent
de vivant.
L'Olivier
Une histoire d'arbre ? Bien sûr que je peux vous raconter une histoire d'arbre, bien sûr que j'en connais, des histoires d'arbre... Tout le monde a son histoire d'arbre, non?... Est-ce que les arbres n'accompagnent pas depuis toujours la vie des humains ? Est-ce qu'il n'y a pas, partout, des humains qui portent des noms d'arbres ? Est-ce qu'ils ne sont pas un peu humains, au fond, les arbres ? Et même, est-ce qu'ils ne sont pas tout à fait de notre famille, quand nous les plantons de nos mains, quand nous les soignons et que nous les aidons à grandir comme des enfants ? Et est-ce qu'ils ne meurent pas comme des humains qu'on assassine, quand nous décidons de les tuer ?
Tiens, je pourrais vous raconter l'histoire de [...]
Suite du récit sur mon blog de récits et nouvelles cheminderonde.wordpress.com
Les ganivelles
Ce matin, mon bus était dévié.
Ça ne m'arrive jamais de passer devant la préfecture à huit heures du matin.
En levant la tête, soudain, j'ai vu ces gens derrière ces barrières de police - il paraît qu'on devrait dire barrières Vauban, mais ici, à Nantes, on les appelle des ganivelles - un drôle de nom chantant comme bartavelle, migrant comme hirondelle, grinçant comme citadelle, puissant comme manivelle, étrange et démuni comme Cadet Rousselle.
J'ai d'abord cru à une manifestation.
Le bus a ralenti. Non... non... c'était autre chose.
C'étaient eux, ceux qui attendent, le matin, qu'on leur ouvre les grilles, pour avoir enfin des papiers, les papiers - ces papiers qui sont devenus la matière même, si fragile et pourtant si rigide, de nos vies classifiées, enregistrées et tamponnées.
Ils attendaient en ligne, debout derrière les ganivelles, depuis on ne sait quelle heure du petit matin, pour être sûrs d'entrer à temps, de prendre la queue avant qu'on en ferme l'accès, et de se présenter quand il fallait au guichet qu'il fallait.
Je ne les avais jamais vus, ça ne m'arrive jamais de passer par là à huit heures du matin, ça ne m'arrive jamais d'aller attendre là derrière des ganivelles. Ce n'est pas mon chemin.
Le bus a redémarré brutalement. Une moto est passée en trombe. Les gens sont pressés, le matin.
Je me suis juste dit que c'était cela, sans doute, aujourd'hui, bizarrement, être un privilégié : avoir le droit de foncer vers où on croit vouloir aller, pouvoir suivre en vitesse son petit chemin d'homme pressé. Pendant que d'autres, coincés debout derrière des ganivelles, n'ont que le droit d'attendre, pendant des heures, qu'on leur entrouvre des grilles.
Mais, bon, j'avais à faire, moi, ce matin. Un bus dévié, beaucoup de temps perdu. Je n'ai plus repensé à tout cela. J'étais bien trop pressée.
Grenouille
grenouille de l'automne
grenouille feuille brune
grenouille aux yeux tout ronds
comme gouttes d'eau blonde
grenouille de l'étang
grenouille au coeur battant
grenouille aux mains d'enfant
grenouille au bord du temps
grenouille avant le saut
friselis de ruisseau
grenouille toute nue
grenouille disparue
clapotis de l'eau noire
se fermant sur le soir
.
La Chute d'Icare
there was
a splash quite unnoticed
William Carlos Williams
C'était un si beau soir. Un de ces doux soir de septembre, quand l'été un peu las commence à se pencher sur l'épaule de l'automne. Les montagnes s'inclinaient sur l'eau verte dans une légère vapeur de brume. Tandis que les nuages, là-bas, dans les fonds jaunis du couchant, roulaient comme des vagues.
C'était un paysage si parfait, si bien ordonné. En cercles et diagonales. En courbes et en miroirs. Un de ces paysages rêvés que les peintres flamands composaient comme des dieux, de montagnes glacées, de vaisseaux calmes et d'eaux étales sous un horizon sfumato. Il n'y manquait que le sujet. Le petit sujet humain dérisoire et perdu dans un coin du tableau.
J'ai toujours aimé la peinture... J'ai longtemps regretté de ne pas être vraiment devenu peintre. [...]
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