Comme autrefois, ils s'étaient engagés dans le raidillon, main dans la main, d'un même pas joyeux.
Comme autrefois elle avait admiré les aubépines, et elle avait cueilli quelques fleurs au passage, tandis qu'il évaluait, dans les fourrés de ronces, la récolte de mûres à venir.
Comme autrefois il avait dit, au virage de la fontaine, devant la vieille sainte Lucine : "Mi-côte", comme autrefois elle avait répondu : "Ou bien mi-pente", et ils s'étaient souri, en échangeant les mots rituels.
Puis ils s'étaient assis, l'un près de l'autre, promeneurs fatigués, irrésistiblement attirés par ce large banc de bois qu'on avait installé près de la fontaine, et qui, autrefois, n'y était pas. [...]
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Passants
Passants
insectes hâtifs et ternes
dans les galeries d'ombres
de nos villes-lumières
passants
toujours courant
passants toujours fuyant
et toujours immobiles
tournant comme fuseaux
leurs pauvres chrysalides
sous le ventre du ciel
où le verre de Babel
a gratté les étoiles
en haine du silence
passants téléphonant
et passants écoutant
appelant
stridulant
chuchotant
implorant
ces voix
ces voix
ces voix
ces voix
sans fin
ces voix
là-bas
ces voix
venues du vide
infimes
grésillements
d'élytres au loin
qui les retiennent
seuls
au brin de paille
de leur vie.
Brand new world
The moment of the rose and the moment of the yew-tree
Are of equal duration
(T.S. Eliot)
La nature ne connaît que le présent. Mais le coeur palpitant des hommes a inventé
l'instant,
et la seconde qui bat comme le sang,
et la pendule avide, rythme des civilisations, unique pulsation des vies mondialisées,
avec son trotteur fou, ne cessant de pousser le futur dans la fosse du passé, à coups furieux de stiletto.
Brand new world,
toujours plus neuf et toujours plus rapide, bondissant sur l'écran, de milliseconde en microseconde, à quarz et à césium,
tandis que nous courons, tout autour du cadran, toujours plus essoufflés, obsolètes et caducs,
si vieux de devoir être jeunes,
hamsters galopant et ruant
sur la roue du nouveau,
ne travaillant en rond,
dans la fièvre et l'urgence,
qu'à disparaître en hâte.
Brave new world, nous avait bien dit l'autre.
Mais c'était il y a si longtemps
déjà déjà déjà déjà.
Le ticket gagnant
Il lui fallut quelques secondes pour comprendre... 17 21 22 30 44 - 01... 17... 21... 22... 30... 44... et 01... c'était bien cela... Il n'y avait aucun doute, elle ne se trompait pas : le numéro qu'elle jouait chaque semaine depuis tant d'années avait enfin été tiré. Ses mains tremblaient et sa pensée tanguait, mais les numéros étaient inscrits, là, nets, officiels, assurés, sur l'écran poussiéreux de l'ordinateur... tirage du 15-o1... 01 44 30 22 21 17... c'était cela, pas d'erreur... Certes, elle avait beaucoup de retard, mais les soixante jours n'étaient pas écoulés. Pas tout à fait, du moins, puisqu'il restait un jour. Un jour entier, toute la journée du lendemain, pour se manifester, pour se présenter chez Anis, le buraliste du bas de la rue, avec le billet, et demander comment... ou bien pour téléphoner, ou encore... enfin, est-ce qu'elle savait les détails ? Mais elle ferait ce qu'il fallait.
Madame Lucas rajusta ses lunettes, et relut encore une fois, s'efforçant au calme. Le numéro... la date de tirage... tout était exact... Elle avait bien fait de jouer une fois encore, finalement, ce dernier matin, avant de monter dans le taxi qui devait l'emmener à l'hôpital. [...]
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A Canary Wharf
A Canary Wharf, sur les anciens docks de Londres, à l’ombre des gratte-ciels de verre qui inscrivent tout là-haut l’ordre nouveau du monde, les annonces de l’agence Reuters tournent et tournent sans fin dans leur bandeau lumineux.
Citi, dit le ciel, HSBC, répondent les étoiles, Barclays, prient les nuages, Trinity Mirror, marmonne le lapin de la lune en rongeant son grain d’astre.
Et nos vies, ces lucioles égarées, tournent et tournent sans fin, dans les mots qui s’effacent au fronton de l’agence Reuters, halo changeant toujours renouvelé, avant d’aller se perdre aux reflets fugitifs que leur tendent les vitres, énigmatiques et froides comme des vestales endormies.
A ceux qui ne savaient que signer, à ceux qui ne savaient pas signer (réédition)
Mon grand-père était un Buisson, venu de Fontaine-les-Coteaux, au-delà de Vendôme, lointain pays de troglodytes et de vignes... à peut-être trente kilomètres d'ici... Ma grand-mère, elle, était une Ferrand, et chacun sait que les Ferrand sont de Selommes depuis que le monde est monde, et depuis qu'il y a des Ferrand sur la terre... Enfin, depuis au moins trois bons siècles... puisqu'on retrouve leurs noms bien accrochés aux pages fatiguées des vieux registres.
Ainsi, on peut le lire encore très nettement, c'était le vingt-trois août mil sept cent quarante, le prieur Segondat ensevelit au cimetière de Selommes le corps de Loüis Ferrand, laboureur, âgé de quarante-cinq ans, et mort le jour même (de quelle redoutable maladie, pour qu'on l'inhume ainsi aussitôt ?). La sépulture se fit en présence de Marguerite Fournier son épouse, et de Nicolas Ferrand son fils. Nicolas Ferrand le fils a signé, d'une écriture appliquée, inhabituée, malhabile et raide malgré l'élégance souple du d final : nicolas ferand. Etaient aussi présents Jacques Ferrand, et Loüis Fournier, sans doute les frère et beau-frère du défunt, mais eux ont déclaré ne savoir signer.
Un peu plus tard, en l'an mil sept cent quarante-six, Nicolas Ferrand fut l'heureux père d'une petite Anne - dont la mère était née Besnard comme mon arrière-grand-mère. Il a signé n. ferand, sur le registre tenu par le même prieur Segondat, de la même écriture appliquée que précédemment. Mais le temps avait passé, sa main s'était un peu rouillée... Sur la hampe trop lourde du d s'est égaré un petit pâté d'encre, et du beau prénom de Nicolas n'est plus restée que l'initiale. La marraine de l'enfant était Marie-Anne Bizieux, qui, elle, a déclaré ne savoir signer.
Louis, Marguerite, Nicolas, Anne, et vous aussi Marie-Anne, petite marraine ignorante, vous mes ancêtres, vous mes cousins perdus, depuis trois siècles la poussière de vos os, mangée des bêtes et des racines, s'est mêlée à la terre rousse et battue de vent de ces grands champs de Beauce que vous avez si durement cultivés. Pourtant il me semble aujourd'hui que vous voilà tout près de moi, et que vous faites cercle, et que vous chuchotez, bien vivants, et que vos rudes mains durcies de cals, cousues de cicatrices et striées d'engelures, s'approchent doucement de la mienne, frêle au travail et de peau bien trop fine, pour me conduire sur les chemins perdus.
Et il me semble que c'est vous, vous tous, vous qui ne saviez que signer, et vous qui ne saviez pas signer, qui tenez maintenant mes doigts dans les vôtres, vous qui guidez ma main, pour écrire lentement des mots venus de loin.
Oui, il me semble vraiment que c'est vous, vous les laboureurs, vous les pauvres gens, vous qui ne saviez pas signer, et vous qui ne saviez que signer, vous tous enfin, qui posez là, tout en bas de la feuille, de vos plumes alourdies d'humbles joies et de souffrances amères, de longue peine et de rude courage, vos vieux noms oubliés.
14 juillet (réédition)
Sur l'île aux peupliers, on continuait à tirer. Pauvre tonnerre s'évertuant dans le lointain... c'était un feu d'artifice si modeste.
Pourquoi était-il parti avant la fin ?
Maintenant, il avançait seul dans les rues du village. Les réverbères allongeaient son ombre sur la route. Il lui semblait marcher derrière lui-même.
Là-bas, cependant, les salves s'intensifiaient, tambourinaient et roulaient dans un crépitement de grêle. Le bouquet, pensa-t-il avec une sorte de regret. Il imagina les frêles roses de lumière s'envolant au-dessus des arbres, retombant lentement en pétales d'étincelles, puis s'éteignant, haillons d'épines grises, dans la nuit refermée [...]
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Eté aux couleurs du village
Eté sur les joues rouges des doux coquelicots.
Eté au duvet blond des avoines mûries.
Eté dans le grand ciel lavé des sources bleues.
Eté dans le vent fou habillant les draps blancs.
Eté sur le clocher frappant d’or le vieux coq.
Eté sur l’épi jaune qu’on fauchera demain.
Eté dans les pluies noires s’en allant vers l’automne.
Eté froissant d'orages les drapeaux bleu blanc rouge.
Eté dans les glycines pleurant des larmes roses.
Eté dans l’appel gris des tourterelles au soir.
Luciole (réédition)
"Les lucioles [...]. Pour moi, elles sont de la matière des rêves. Une fois qu'on les a saisies dans la main, il n'y a plus rien." (Marie-Hélène Prouteau, Les Balcons de la Loire)
Sur le chemin étroit et sombre où je marchais,
tu m'avais guidée doucement,
tu étais comme une goutte tiède tombée des astres,
tu étais comme une respiration calme de la lumière
tu étais comme l'oeil du serpent dans les blés de la nuit,
tu étais comme un regard de la terre entrouvrant sa paupière.
Je me suis penchée vers toi.
Je n'ai rien vu sur le sol détrempé,
qu'un pauvre insecte lourd et terne,
couleur de boue et de chandelle morte,
une larve rivée à un brin d'herbe, incapable d'envol
et sans force pour fuir mon sacrilège avide.
Ton ventre palpitant s'éteignait peu à peu.
Mise à nu, dépouillée de tout mystère,
Retournée à la nuit, tu n'éclairais plus rien.
J'aurais pu te mépriser, luciole, j'aurais pu t'écraser, toi qui m'avais menti,
mais je t'ai admirée.
Car de toi-même tu avais su te faire le rêve
car sur ta vie si grise tu avais mis ce masque
car sur ton corps infirme tu avais posé ton rayon
et que les routes de l'obscur un instant s'en étaient éclairés.
Si je pouvais, si je pouvais
te ressembler, luciole.