C'était une drôle d'idée, qu'elle avait eue, d'aller à la piscine.
Puisqu'elle ne savait pas nager.
Qu'elle n'y était jamais allée.
Même à l'école, même au collège et au lycée, là-bas, on n'emmenait pas les enfants à la piscine. Trop loin. Trop long. Trop cher.
Il y avait bien eu une piscine, à Urognes, autrefois, une piscine découverte, au bord de la rivière, qu'on utilisait en été. Mais il avait fallu la fermer. Ensuite, les moyens avaient manqué pour en construire une autre. Evidemment. Une aussi petite ville. Excentrée. Et qui s'était tellement dépeuplée, depuis que la SALV avait fermé.
Alors c'était comme ça, maintenant, à Urognes : plus personne n'apprenait à nager. Les enfants allaient jouer en cachette dans les ruines de ciment de l'ancien bassin... ils faisaient semblant de s'envoler du haut du vieux plongeoir [...]
Suite du récit sur mon blog de récits et nouvelles cheminderonde.wordpress.com
Demain printemps
J'étais au supermarché tout à l'heure.
C'était un soir comme les autres, un soir de fatigue et de foule, au retour du travail.
Un soir à pousser mon chariot, comme on pousse les jours que plus rien ne distingue des nuits.
Soudain, devant la boutique du fleuriste, j'ai vu éclore cette grande ardoise :
Aujourd'hui
St Joseph
Demain
Printemps
Printemps ? Demain ?
Dire que j'avais oublié, complètement oublié.
Demain ? Printemps ?
Bien sûr : demain !
Demain printemps.
Dans les allées encombrées de chariot, saturées de musique commerciale et de lumières criardes,
il y a eu soudain comme un parfum de jonquilles, de lilas bleus et de confettis envolés.
Comme un balancement de mimosas en fleurs dans la valse du vent.
J'ai reconnu le trait de craie figurant l'hirondelle, au coin du tableau noir.
La vieille porte blanche ouvrant sur le jardin où le chat dort à l'ombre...
Oh, cette barre du t hissée sur son printemps comme un store au soleil, qu'elle était donc heureuse, et qu'elle s'envolait loin dans son bruit de drapeau, sur l'ardoise du fleuriste !
Aujourd'hui, St Machin, sur le calendrier où les jours se chiffonnent une page après l'autre, avant de retomber jaunis aux poubelles du temps.
Mais demain ?
Ah, demain !
Demain !
Demain printemps !
Mnémosyne, sol glissant
Je passais près de la belle statue de Mnémosyne qui orne le hall de la médiathèque Jacques Demy. Quelqu'un avait posé tout près du socle ce panneau aux couleurs tonitruantes : "Attention, sol glissant".
Mnémosyne, sol glissant... ?
Si souvent, le hasard dépose son grain de vérité, comme une perle lisse et ronde au creux d'une huître sale et rugueuse, dans la coquille informe de tous ces mots qui passent et qui se croisent, dans nos villes de mots.
Quoi de plus vrai, en effet ?
Sol glissant, la mémoire, qui peut nous entraîner si loin, si loin, au fond de nous, plus loin que nous, au coeur des choses, au bout du monde, vers cet abîme où la Chute nous dépouillera de notre dernier duvet d'ange.
Sol glissant, la mémoire, qui ne nous laissera plus jamais de repos, quand nous aurons commencé à errer, incertains, sur ses chemins glacés qui ouvrent dans l'obscur d'autres chemins glacés.
Sol glissant, la mémoire noire de cette ville.
Sol glissant, la mémoire jaune de nos gloires mensongères.
Sol glissant, la mémoire rouge de notre humanité.
Sol glissant, Mnémosyne.
L'homme qui crie (réédition revue)
J'ai photographié l'homme qui crie au château de Blois. Anonyme et obscur, barbouillé de lichens, de mousses et de larmes, érodé de poussière et de pluies, on le remarque à peine parmi les gargouilles du toit.
Il se tient si obscur, au-dessus de la grande statue de Louis XII, le roi pensif qui s'en va vers l'Histoire, noble et raide, sur son cheval caparaçonné d'or.
L'homme qui crie jouait simplement du chalumeau, musicien de la fête parmi les autres musiciens, et soudain l'ombre est tombée sur lui.
La vieille douleur des hommes s'est avancée, elle l'a touché de son doigt pâle et mort, tordant d'un long cri tout son corps. Il a tenté de se redresser, pour chercher tout là-bas la paix, et poser ses yeux agrandis de malheur sur ce regard d'en-haut qui pourrait consoler ceux qui souffrent.
Le ciel l'a oublié.
Et, d'en bas, nul ne l'a entendu. Il était si loin, si laid et gargouillant, au bord du toit. Et puis il y en avait tant d'autres, qui criaient comme lui sur la terre. Cela durait depuis tant de siècles que tous étaient devenus sourds.
Tout à l'heure, l'homme qui crie reprendra son instrument. Il recommencera à jouer son morceau. Car il n'y a rien d'autre à faire. Et peut-être même, il jouera une marche pour saluer le roi qui va, sur son grand cheval blanc, par les durs chemins de l'Histoire tout semés de guerres, d'incendies, de massacres, de désastres, de famines et de pestes. Du roi qui va, sur son cheval de pierre, noble, raide et pensif, et ne peut s'attarder près de cette longue douleur, qui passe d'homme en homme, depuis des siècles, dans le grand cri muet des peuples.