Jardin japonais de l'île de Versailles - Nantes - 30 mars 2012
Rien n'est plus beau qu'une fleur de cerisier, promesse d'un fruit d'été, espoir d'un bonheur à venir.
Et rien n'est plus fragile.
Au Japon, Hanami est la fête des cerisiers en fleurs. On y célèbre le passage, la joie du renouveau, l'acceptation de la perte, l'amour de la beauté qui fane.
Ici les cerisiers viennent à peine de fleurir, de très pâles corolles tachent de rose et de blanc incertain le ciel trop bleu de cette fin de mars. Sur les chemins de pierre, nos pas, sans bruit, avancent vers la rive. Et les fleurs tremblent comme des pleurs, au bord de ces grands cils que forment, aux yeux multipliés des arbres, les rameaux minces et frêles du printemps retrouvé.
Mais voilà que déjà le vent emporte les pétales sur les reflets de l'eau. Dans l'air si pur de ce soir solitaire, les branches ploient sous le souffle bleui de tant de fleurs qui tombent et se noient dans leur ombre.
Voiles des clairs pétales qui passent et se rangent en cercle.
Paix de l'étang qui les tient dans sa main.
Et toi si loin de moi.
Au village il n'y a pas de "tags". Sauf celui-là, je crois. Il s'efface de pluie, s'éraille au crépi pelé, se mange de lichens. Posé comme un ectoplasme sur le mur fatigué, il va très doucement vers sa disparition.
Sortir à la nuit tombée muni d'un marqueur pour aller, mélancoliquement, écrire les lettres recopiées d'un mot nouvellement appris ; tracer sur le ciment, à la lueur falote d'une lampe de poche, sans trop de repentirs, les arrondis tout d'abord esquissés aux marges d'un cahier : travail absurde et minutieux d'écolier maladroit, désoeuvré, un samedi d'ennui, un dimanche de vacances, un jour qui n'en finissait pas de finir...
L'inscription n'est pas assez visible pour être vraiment laide, elle est juste un peu pitoyable. Et d'un vide absolu. Car justement elle ne dit rien, ne trouve rien à nous dire dans son effort dérisoire pour être là quand même, et rouler sur le mur, en larmes égarées, en puzzle anonyme.
Pourtant, "THE NAME"... C'est vrai, c'est là qu'est le problème, la "question" véritable, celle d'Hamlet, de Shakespeare et des autres... même un écolier de ce petit village a assez vécu pour le comprendre, et l'exprimer à sa façon, un soir de désarroi ou de révolte.
Trouver de quoi remplir un nom d'une faible présence. Poser, quelque part, un instant, pour exister, ou savoir qu'on existe - ce qui peut-être pourrait importer davantage -, son nom. Le nom. Celui qu'on s'est donné, ou qu'on vous a donné. Ou même pas un nom, juste la forme d'un nom, la possibilité d'un nom, l'énigme d'une vie, la trace vague d'un passage. Et puis se résigner, laisser la pluie, la nuit, le lichen et le temps en faire tout ce que bon leur semblera.
Cette clef tout là-haut, si clinquante, éclatante, quelle porte immense au ciel pourrait-elle nous ouvrir ?
Est-ce la clef des songes, dessinée au clair de la lune par quelques jeunes gens qui avaient pris la clef des champs ? Est-ce la clef du paradis, la blanche clef des coeurs naïfs, négligemment jetée sur les toits de la ville ? Est-ce la clef de voûte du château en Espagne où l'on aimerait vivre et dont on a depuis longtemps laissé rouiller la clef de fer sous la porte écroulée ? Ou bien est-ce la clef de la portée céleste dont l'armature de nuages et d'étoiles règle tout notre effort vers l'harmonie ?
Cela pourrait bien n'être que la clef-fée toute sanglante de Barbe-bleue, ou même une simple clef de pendule, ou encore une clef anglaise très ordinaire, une clef plate toute bête, ou - pourquoi pas ? - une de ces modernes clefs USB, qui ne font plus rêver.
De toute façon, chacun peut voir que cette clef du royaume des toits n'est en réalité qu'un tag, anonyme et laid peut-être, encerclé par la ville et bientôt effacé. Une fresque clandestine et rebelle qui n'implorera pas la clémence.
Qui sait pourtant si ce n'est pas la clef de tout ?
Cet effort clairvoyant pour poser très haut une énigme dont la clef échappera toujours, au risque de se rompre le cou,
ce désir de poser sur les murs quelque chose de soi, qui claque, éclate et brille de couleurs, quand tout est gris et qu'on marche inconnu dans les rues,
cette passion des mots à écrire de nouveau et à recolorier, à recercler de frais, dans un monde très vieux,
cet élan vers le ciel, qui s'arrête aux gouttières, et qui voudrait aller plus loin,
qui sait si ce n'est pas, tout simplement, la clef de toutes les oeuvres humaines, des grandes oeuvres, et des petites aussi ?
Le mot-clef, en somme, ou, pour le dire autrement, puisqu'il est de toutes les langues comme il est de tous les coeurs humains, la clef universelle, the key.
Quelques pas japonais
L'île de Versailles dort en rond dans la dernière courbe de l'Erdre.
Franchissez la passerelle tremblante, vous entrez dans son rêve.
Des pas de pierre dans des jardins de rochers, des bosquets de bambous et des temples de bois aux portes coulissantes, des érables aux feuillages étagés, découpés comme des chemins de montagne, des néfliers du Japon, et des pins sylvestres taillés en nuages.
Au printemps une pluie de pétales. A l'automne des feuillages qui flambent.
Le Japon de Loti et de Hearn, factice et raffiné.
Le rêve au loin d'une île à l'ancre, d'une rivière entravée, d'une ville-navire retenue à l'amarre.
On imagine un ancien café, un bistrot de quartier où se réunissaient de vieux amis, pour jouer à la belote en buvant du pastis, et puis parler presque sans mots.
Ou alors le petit bureau sombre d'un infime courtier d'assurances, l'écroulement des dossiers fatigués et des toiles d'araignées, autour d'un vieux bavard prêt à tout arranger.
Ou bien encore une boutique pour dames, où on aurait vendu du fil et des boutons, en bourdonnant dans l'ombre de pâles médisances, de lourds secrets d'alcôve, d'étroits soucis brodés et rebrodés, sur des canevas fleuris et des chemises à smocks, par d'humbles Pénélopes.
Mais qu'importe d'où elle nous vient, cette confiance, puisqu'elle nous vient de très loin, de bien plus loin que ces boutiques oubliées. L'essentiel est qu'elle rayonne encore dans la rue, soleil des bons matins.
On l'a repeinte et carrelée de frais, même on a soigneusement rebouché ses lézardes, et on les a décorées de faïence, pour qu'elle luise plus vive et se dresse plus ferme. On a frotté bien fort les étoiles de ses lettres, afin qu'elles brillent clair au grand ciel de nos vies.
Et la voilà, là-haut, qui proclame la foi, d'une belle avancée naïve, ronde et droite à la fois.
Confiance, tu ordonnes le monde,
Tu es de toutes les promesses et de tous les espoirs.
On ne bâtit rien que sur toi.
Tu es le grain de sable dont on cimente les murailles et les ponts,
la mousse douce dont on tresse le nid aux branches de demain.
Mais c'est en toi aussi que s'enracinent toute douleur et toute erreur.
Tu fais saigner les coeurs que tu trahis.
Et toi, méfiance, tu rampes alors sur les murs qui s'effritent,
Et toi, défiance, tu craches ton venin sur ce qui disait oui.
Sur ce mur tendre et jaune comme du beurre, confiance, reste ainsi, je t'en prie, toute claire toute bonne,
comme au premier instant d'Eden, comme au premier mot échangé, comme à la première main serrée.
Confiance, je t'aime et veux toujours t'aimer.
Pause. il paraît que c'est un nom. Comme un autre.
Pause. Pourquoi pas ?
Pause. Assez du courrier quotidien, assez des injonctions, assez des sommations, assez.
Pause. Assez de vos journaux et de vos prospectus. Assez de ce qui passe et de ce qui jaunit.
Pause. Assez d'être d'ici. De n'être pas d'ailleurs. Assez de ne pas être.
Pause. Assez de tout, assez.
Pause. Pouce.
Que je prenne le temps de déjeuner en fête, de m'asseoir à ma table, de parler tête à tête avec ce moi que je délaisse.
Que le temps se suspende et que je me retrouve. Que l'entracte commence et que je me repose. Que la pièce finisse et que j'ôte le masque.
Que l'orchestre se taise, que la musique s'apaise, et que le métronome, dans mon coeur agité, cesse de battre la chamade. Assez des triples croches et même des soupirs. Que règne le silence.
Pause, pause et rien d'autre. Que tous les appareils sur ce bouton s'arrêtent. Interrompez le film, fermez l'ordinateur, faites taire les radios, éteignez les télés. Ces voix infatigables qui agitent le monde, qu'elles soient muettes enfin, et que je sois moi-même.
Pause et un point c'est tout. Qu'on ne dérange pas celui qui, derrière cette porte, a décidé de ne plus ouvrir, de s'immobiliser, de se faire sentinelle en son petit jardin, de méditer, d'attendre, de rêver et de vivre.
J'ai découvert une maison nommée "La Promenade". En pleine ville, une maison étroite et sans terrain, qui pourtant nous invite, après avoir poussé la porte, à musarder un peu, à flâner avec elle, à faire tranquillement, à petits pas, dans son jardin secret, un tour de promenade. Et sur les ferronneries délicates, l'invitation semble se prolonger, sinuer comme les racines des arbres, fleurir comme un parterre, se dérouler comme un escargot sous la pluie.
A vous qui entrez ici, j'ai envie de dire moi aussi : venez en promeneurs. Derrière la porte toujours ouverte, vous ne trouverez pas de murs, pas de pièces aux murs clos. Vous ne rencontrerez que des chemins, de tout petits chemins, juste de quoi faire avec moi un tour de promenade. Des chemins qui ne vont nulle part et des chemins qui mènent où on n'aurait pas cru aller, des chemins de traverse et des chemins qui se détournent, des chemins creux pleins d'ombre, des bouts de route ensoleillés, des sentes mal frayées, des lacets de montagne au printemps, des sentiers glissants d'automne, et, surtout, des pistes inconnues qu'il vous faudra tracer tout seuls, quand je vous laisserai.
Et, puisque vous êtes encore là, sur le seuil, à écouter, que vous n'avez pas encore regagné la grand'route passante, j'aimerais vous dire autre chose encore : n'entrez jamais, jamais, dans un lieu où l'on ne vous laisserait pas faire librement, du pas qui est le vôtre, un tour de promenade.
Détournez-vous des existences closes, fuyez les murs et oubliez les certitudes, mâchoires de l'habitude, qui se ferment sur vous.
Ne suivez pas non plus les routes droites qui vont vite. Car on ne va de l'avant que lorsqu'on va sans savoir où, se retournant souvent, et se cherchant toujours, de parcours en détour, de chemin en sentier.
Et celui qui s'en va tout droit, entre les murs de la raison, celui qui s'en va vite, sur les voies que d'autres ont tracées pour lui, celui qui marche sans prendre le temps de s'égarer, de se perdre et de se retrouver, ferait-il le tour de la terre, jamais n'ira plus loin que son point de départ.
Il y avait là, autrefois, une boulangerie.
Seule l'enseigne est restée, avec ses lettres lentes comme le pas du laboureur, larges comme le geste du semeur, courbes comme la lame du faucheur, barbelées comme les épis, hérissées comme les chaumes, rondes comme les meules, bleues comme le ciel des moissons, légères comme le vent de juillet, et claires, et douces, et bonnes, comme le geste de tailler la miche, quand elle craque encore de chaleur au sortir du four.
Quand je suis passée là, un après-midi de mars, je me suis souvenue de cette formule si curieuse de l'ancestrale prière, de ce pléonasme qui n'avait jamais attiré mon attention jusqu'alors : "donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien".
J'avais assisté, le matin même, à un enterrement. Dans l'assistance déchristianisée, de vieilles voix usées, auxquelles je ne m'étais pas jointe, avaient, seules, repris, dans le silence de l'église, les mots anciens que je retrouvais sur ce mur sombre, dans cette rue sans grâce : "donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour".
Nous avons trop vite oublié, peut-être, dans le culte effréné des jouissances à venir qui caractérise notre monde rapide, ce que nous enseigne cette naïve répétition, pendant des siècles murmurée dans la ferveur et dans la crainte.
Toute la peine et toute la joie séculaires des hommes. Le renouveau de chaque jour dans l'effort et le contentement, la souffrance de cultiver rachetée par l'humble récompense de la récolte. Le bonheur d'être ici, sur la terre, et de partager, un moment, un morceau du bon pain de la vie. Et, au fond de cette paix de la journée finie, dans ce tournant du temps qui s'ouvre chaque soir, cette incertitude aussi, l'ombre que le bonheur d'aujourd'hui fait peser sur demain. L'apaisement de savoir que l'on mange aujourd'hui, et le douloureux mélange d'espérance et d'angoisse contenu dans le mot demain, qu'on évite de prononcer - qu'on ne peut prononcer, ne sachant de quoi il sera fait, si bien que l'on répète simplement, doucement, modestement, les mains jointes et closes sur ce trésor fragile : "aujourd'hui", "quotidien".
Au-delà du message religieux, que je ne juge pas ici, m'émeut la sagesse ancestrale de ce simple désir, chaque jour renouvelé, d'une mince et précaire part de bonheur - du pain quotidien d'aujourd'hui.
Escalier - Maison Ferrand à Selommes
Pierre Roy a intitulé un de ses plus étonnants tableaux "Danger dans l'escalier". On y voit un serpent dérouler ses anneaux sur les marches de bois du très long escalier d'un immeuble tranquille et cossu.
Dans la calme maison de mes grands-parents, il y avait ainsi un escalier de chêne qui déroulait dans l'ombre les anneaux de l'angoisse.
C'était un escalier craquant, qui s'en allait sinuant dans sa cage étroite, sous la vague lueur d'une vieille lucarne tachée de mouches mortes, jusqu'au grenier lointain où chouettes et fantômes dormaient emmaillotés, dans ces bandelettes soyeuses et grises que leur tissaient des peuples d'araignées.
Tout en bas une grosse boule de cristal à facettes arrêtait la rampe. Quand on s'y penchait on voyait les visages d'enfants s'allonger, devenir vieux, devenir laids, et c'était saisissant comme de se pencher sur un puits.
Derrière les marches habitaient des rats, des reptiles et des insectes silencieux, qui pour nous voir passer s'écartaient en froissant lentement les ténèbres. De lourdes floraisons de cauchemars penchaient leur ombre sur les murs, y écrivant en noir des mots terribles qui me faisaient trembler. La rampe sous la main glissait comme de l'eau vers le fond gluant des abîmes. Et sous les pas craquaient, comme des os, les branches oubliées sur ces chemins, au loin, où les morts vont tout seuls en pleurant.
Comment un tel escalier, avec son chargement d'épouvante, pouvait-il surgir à quelques pas de la douce cuisine, dans le parfum chaleureux du chocolat du matin, de la soupe du soir ?
Comment tant d'obscurité frémissante pouvait-elle se lover derrière la porte de ma chambre tendue de bleue, derrière les meubles de bois de rose et le bonheur-du-jour en acajou de ma grand-mère si tendre ?
Comment notre heureuse vie pouvait-elle côtoyer tant de malheur et tant de peur ?
Comment mon calme esprit d'enfant très sage pouvait-il deviner tant de monstres cachés ?
Question sans fin toujours la même, lancinante question sans réponse, tournant dans mon esprit et y semant ses ombres, comme les marches de l'escalier.
"Tu te fais des idées", disait toujours ma grand-mère. Des idées, oui, elle avait raison.
Car bien plus tard j'ai compris que l'absurde question née de mon imagination d'enfant était en réalité LA question, celle que je ne cesserais ensuite de ressasser, comme tant d'autres habitants de cette étrange terre, sans plus de résultat qu'alors.
Ateliers du Carnaval - Nantes - mars 2012
Dans ces grands ateliers du Carnaval, je me suis étonnée aussi de ces immenses visages en construction qu'on voyait partout.
On aurait cru des statues de l'ïle de Pâques en plastique, se hissant hors de leurs blocs mal dégrossis, poussées par des mécanismes compliqués de bois et de métal, encagées de grillages, scarifiées de crochets, tatouées de rudes peintures, et attendant, avec la patience des dieux, les dernières finitions humaines, dans ces coulisses étranges du grand théâtre du monde.
Ainsi, j'ai appris comment naissent les visages difformes des géants qu'on promène dans les rues.
Et peut-être les nôtres, hélas.
Car qu'est-ce qu'un visage ?
Cela se façonne d'abord grossièrement sur des patrons légués par des ancêtres inconnus. Cela se coule dans une pâte délicate et transparente. Et au début, c'est très joli, c'est même tout à fait charmant, porcelaine mignonne des premiers ans.
Puis tout cela s'étire, se met à grandir absurdement - nez, front, oreilles, menton, pommettes, saisis par on ne sait quels doigts furieux qui les sortent cruellement de l'enfance.
Et quand enfin prend forme le visage de l'adulte, l'insatisfait sculpteur, pris d'un de ces accès fous de virtuosité qui souvent poussent les plus grands des artistes à ruiner irrémédiablement leurs travaux, renvoie son oeuvre à l'atelier. Et voilà qu'il la remalaxe, qu'il la remodèle, sans répit, la ciselant de rides, la saupoudrant de taches, continuant à étirer la chair de bizarre façon, jusqu'à en faire cette masse avachie et tourmentée qu'on aperçoit, les derniers temps, dans les miroirs voilés de la vieillesse, si l'on persiste à vouloir s'y regarder.
Il y a bien moyen, dit-on, de lutter un peu, de repeindre la chose, de la ravaler, ou même d'y infitrer des mastics réparateurs : travaux de rénovation délicats et coûteux, emplâtres sur visage de bois, promis à peu de succès et ne retardant guère l'issue...
Mais peu importe au fond de savoir comment se fabrique et comment se détruit un visage.
Car la véritable question, celle qu'il nous faut absolument résoudre, c'est de savoir comment l'habiter, comment, de l'intérieur, le modeler aux contours de notre âme, comment le faire nôtre, en somme, ce masque que nous devons porter jusqu'au bout.
Et ce travail-là est beaucoup, beaucoup plus ardu et beaucoup plus mystérieux aussi que celui des carnavaliers.
Aussi ardu et mystérieux qu'une vie humaine.