Amours, désastres et orgues... à propos de l'incendie de la cathédrale de Nantes - 18 juillet 2020
Voici qu'elle a encore brûlé, la vieille cathédrale.
Et que l'orgue, qu'on avait pu sauver du grand incendie de 72, n'est plus aujourd'hui qu'un petit tas de bois noirci, d'étain fondu, et de cendres humides.
Ils ne chanteront plus, les grands tuyaux luisants qui grondaient, qui pleuraient, qui murmuraient et tempêtaient comme les quatre vents du monde, sous la rosace en fleurs.
Ils ne porteront plus, les atlantes au balcon, sur leurs crânes de chênes, leurs corbeilles de voix, leurs grands épis de sons, leurs moissons de beauté.
En hommage à l'orgue disparu de notre cathédrale, je réédite ici le petit article que je lui avais consacré, en un temps où je n'imaginais pas qu'il viendrait si vite, ce jour où je ne le verrais jamais plus, où je ne l'entendrais - jamais plus.
Le balcon
Au balcon du grand orgue se tiennent les gardiens de bois. Taillés sans doute, comme les Stradivarius, dans le tronc d'arbres droits et sciés en hiver, par ces nuits de gel clair dont ils ont retenu la lumière. Quand la musique monte et gronde dans les tuyaux de métal, ils penchent leurs vieux fronts pour qu'elle s'y berce et s'y repose, avant de descendre vers nous. Depuis tant de longs siècles gardiens têtes de bois - corps racines, âmes troncs - anges des grandes orgues nos amours et délices.
Du premier organiste de la cathédrale de Nantes, on n'a retenu que le prénom : il s'appelait Johannes. Ensuite vinrent :
Pierre Priou, Guillaume Ruaux, Maurice Charrier, Etienne Pine, Thomas Des Landes, Etienne Libourne, Jehan Tourteau, Pierre Rivière, Michel Cerisier, Jacques Dominel, André Bouvier, Charles de la Verdure, Robert Denain, Charles Pillet, Gabriel Lepaige, François Néron, René Néron, Julien Louin, Jean Loiseau, Yves Lemarié, Denis Boucherie, Jacques Collesse, Mathieu Desforaz, Jean-Christophe Walther, Denis Joubert, Aimée Goutel, François Benoist, Nicolas Minard, André Minard, Ernest Legrand, Albert Bélédin, Marcel Courtonne, Félix Moreau, Michel Bourcier, Gabriel Niel, Marie-Thérèse Jehan.
Une foule. Un peuple. Je sais que j'en oublie, et qu'aucun livre n'a noté le nom des souffleurs, des pauvres, des forts valets qui ont alimenté les soufflets de toute leur fervente servitude. Mais je sais aussi que l'orgue, lui, n'a oublié aucun d'eux. Et que leurs voix - toutes leurs voix - tremblent encore, vivantes, aux lèvres entrouvertes des vieux gardiens de bois.
J'ai vu Félix Moreau, très âgé, promener sur le pédalier et sur les cinq étages du clavier ses pieds et ses mains minuscules, fabuleusement agiles, prodigieusement humains.
Je l'ai entendu raconter, avec beaucoup d'admiration et une immense envie, la mort de Louis Vierne, l'organiste aveugle de Notre-Dame de Paris qui se coucha sur son instrument pour son dernier récital - tomba-t-il sur le clavier du récit ou sur celui de l'écho ? je ne sais, mais ce fut, je le reconnus dans la voix fascinée de Félix Moreau, comme un très long soupir des vieux tuyaux, un accord qu'on n'avait jamais entendu et qu'on n'entendra jamais plus, aussi dissonant que parfait.
L'un des jeux du grand orgue s'appelle la voix humaine.
Sur l'orgue de la cathédrale de Nantes, ce jeu est l'un des plus beaux.
(13 janvier 2012)