Dans le beau livre où Sophie Chérer a re-nommé* pour nous tant de mots affadis d'usage et de banalité, j'ai lu (ou peut-être re-lu ?) la merveilleuse histoire du mot séquoia. Au début du XIXème siècle, un Indien Cherokee, que dans sa langue on avait nommé Se-quo-yah, en raison d'une obscure infirmité* (mais que les Blancs avaient re-nommé George Guess*, peut-être parce qu'il était métis, et aussi pour qu'il nous reste quelque chose à deviner), s'était initié à la connaissance de l'alphabet et à la pratique de la typographie dans une petite imprimerie de campagne installée par les Blancs et, après leur départ, en avait récupéré les plombs. Après des années d'effort et de réflexion, il était enfin parvenu à élaborer un syllabaire apte à noter, avec les caractères refondus des Visages pâles, tous les mots neufs et colorés de sa langue de Peau rouge. Prouvant ainsi que les plombs des Blancs ne servaient pas seulement à nourrir de balles la gueule avide des fusils, mais aussi à jeter dans le monde les mots qui devaient y semer leurs graines. Et que les lettres des alphabets humains ne sont ni blanches ni rouges, mais de toutes les couleurs qui n'en font jamais qu'une de la pensée humaine. Et voilà qu'une dizaine d'années après la mort de Se-quo-yah, un naturaliste autrichien nommé Endlicher (celui qui vient endlich, enfin), ayant eu connaissance de l'immense patience du Cherokee typographe, choisit de l'honorer en donnant son nom d'homme à l'arbre géant qu'il s'efforçait de classer dans la dernière séquence du grand livre des botanistes - cette taxinomie qui, re-nommant le monde, en fait enfin ce compte précis, définitif et universel que le vieux Jardinier fatigué négligea d'établir, après la création de cet immense Jardin suspendu dans les airs qu'il re-nomma la Terre - pour qu'elle rêve du Ciel.
Une belle histoire de mots, en somme, cette histoire de séquoia, une histoire de mots qui se croisent et se tissent, se métissent et s'unissent, et enfin ramifient, se nommant et se re-nommant, en un bosquet fécond de symboles et de significations.
De l'Indien découvrant ingénu le pouvoir des mots imprimés,
au naturaliste achevant de re-nommer les arbres du Jardin pour afficher sur le plus grand d'entre eux, dédaigneux des leçons de Babel, l'ultime écriteau conquérant de la raison des Blancs, mais choisissant pour cela le nom d'un Cherokee rêveur qui croyait pouvoir faire sonner la parole des vaincus sur les plombs des vainqueurs,
la boucle des mots qui font rêver se nouant à la terre et au ciel avec autant de force, d'humilité, d'orgueil et d'humanité, que les deux bras énormes et dragonnants du fabuleux sequoiadendron giganteum de notre petite ville de Carquefou...
...Belle, peut-être trop belle histoire...
Il se trouve que notre Séquoia, géant pourtant des plus débonnaires, a donné lieu récemment à un duel d'étymologistes. Pour l'un des combattants, le mot dériverait, comme une séquence de bois sec et savant, du verbe latin sequor. Pour l'autre duelliste, c'est bien et pour toujours du Peau Rouge Se-quo-yah qu'il tient toute sa verdeur.
Alors, sequo(r)ia ou Se-quo-yah, le nom du séquoia ? sans doute un peu des deux...
Mais que nous importent ici les querelles des savants ? Quand bien même ce ne serait qu'une légende, l'histoire du Cherokee qui croyait aux livres re-nommé en arbre par l'Autrichien qui voulait faire du monde un livre, restera toujours pour nous plus vraie que l'histoire vraie.
Car elle a la vérité profonde, la vérité de forêt murmurante
des mots qui se nouent et se tressent en échelle, comme les branches du haricot magique,
pour que nos âmes-séquoias puissent enfin grimper tout là-haut, si haut, jusqu'à ces cimes du vieux Jardin où on voit si bien clair
près du vieux Jardinier,
que l'humanité entière n'y a plus sous le ciel
qu'une unique couleur et une unique langue,
ce vert profond des mots qu'on sème et qu'on ressème comme des arbres,
pour qu'ils nous éveillent enfin comme des printemps.
*"Se-quo-yah pourrait signifier, dans sa langue, pied de cochon" (Sophie Chérer, p. 57)