lire et ecrire
Un bonheur du jour, ce fut d'abord l'un de ces petits secrétaires où les dames d'autrefois s'adonnaient au bonheur d'écrire - une lettre, un roman, un poème, une page de journal intime, un petit rien de chaque jour que leur plume brodait et rebrodait en rondes sur un papier parfumé, dans le calme secret de cette "chambre à soi " que Virginia Woolf leur souhaitait à toutes.
Marc Augé nous le rappelle au début du livre qu'il a consacré aux "Bonheurs du jour", qu'il appelle aussi les "bonheurs malgré tout", et même parfois les BMT, si minces et si légers dans leurs abréviations bourdonnantes d'insectes, humbles souffles de joie qu'on peut cueillir partout, même aux terres arides de la souffrance, du deuil ou du simple ennui.
Le bonheur est maintenant une idée à la mode en Europe et ailleurs, et nous nous croyons tenus de le cultiver dans les parterres ordonnés et modernes de nos programmes de "bien-être" et de nos manuels de "bien-vivre", pour le faire fructifier et grandir en bons propriétaires, écartant de lui la douleur et l'échec comme vils parasites, avant de le replanter comme un chou lorsqu'il décline, à la mode nouvelle de chez nous, dans un terreau de meilleur rendement.
Souvenons-nous, pourtant, qu'il n'est de vrai bonheur que celui qui surgit et se fane comme un beau jour qui passe.
Et de ces plumes anciennes et démodées, courant sur le papier dans cette poussière de soleil où tournoie la mémoire, maladroites, délicates, légères et obscures comme un destin de femme, essayant chaque soir de le dire, de l'écrire, d'en retenir un peu l'éclat.
Pour que vécu une première fois, il soit vécu une deuxième fois encore,
l'humble bonheur du jour,
et commence en nos coeurs son petit bout de chemin vers cette éternité qu'il n'atteindra jamais.
Séquoia
Dans le beau livre où Sophie Chérer a re-nommé* pour nous tant de mots affadis d'usage et de banalité, j'ai lu (ou peut-être re-lu ?) la merveilleuse histoire du mot séquoia.
Au début du XIXème siècle, un Indien Cherokee, que dans sa langue on avait nommé Se-quo-yah, en raison d'une obscure infirmité* (mais que les Blancs avaient re-nommé George Guess*, peut-être parce qu'il était métis, et aussi pour qu'il nous reste quelque chose à deviner), s'était initié à la connaissance de l'alphabet et à la pratique de la typographie dans une petite imprimerie de campagne installée par les Blancs et, après leur départ, en avait récupéré les plombs. Après des années d'effort et de réflexion, il était enfin parvenu à élaborer un syllabaire apte à noter, avec les caractères refondus des Visages pâles, tous les mots neufs et colorés de sa langue de Peau rouge. Prouvant ainsi que les plombs des Blancs ne servaient pas seulement à nourrir de balles la gueule avide des fusils, mais aussi à jeter dans le monde les mots qui devaient y semer leurs graines. Et que les lettres des alphabets humains ne sont ni blanches ni rouges, mais de toutes les couleurs qui n'en font jamais qu'une de la pensée humaine.
Et voilà qu'une dizaine d'années après la mort de Se-quo-yah, un naturaliste autrichien nommé Endlicher (celui qui vient endlich, enfin), ayant eu connaissance de l'immense patience du Cherokee typographe, choisit de l'honorer en donnant son nom d'homme à l'arbre géant qu'il s'efforçait de classer dans la dernière séquence du grand livre des botanistes - cette taxinomie qui, re-nommant le monde, en fait enfin ce compte précis, définitif et universel que le vieux Jardinier fatigué négligea d'établir, après la création de cet immense Jardin suspendu dans les airs qu'il re-nomma la Terre - pour qu'elle rêve du Ciel.
Une belle histoire de mots, en somme, cette histoire de séquoia, une histoire de mots qui se croisent et se tissent, se métissent et s'unissent, et enfin ramifient, se nommant et se re-nommant, en un bosquet fécond de symboles et de significations.
De l'Indien découvrant ingénu le pouvoir des mots imprimés,
au naturaliste achevant de re-nommer les arbres du Jardin pour afficher sur le plus grand d'entre eux, dédaigneux des leçons de Babel, l'ultime écriteau conquérant de la raison des Blancs, mais choisissant pour cela le nom d'un Cherokee rêveur qui croyait pouvoir faire sonner la parole des vaincus sur les plombs des vainqueurs,
la boucle des mots qui font rêver se nouant à la terre et au ciel avec autant de force, d'humilité, d'orgueil et d'humanité, que les deux bras énormes et dragonnants du fabuleux sequoiadendron giganteum de notre petite ville de Carquefou...
...Belle, peut-être trop belle histoire...
Il se trouve que notre Séquoia, géant pourtant des plus débonnaires, a donné lieu récemment à un duel d'étymologistes. Pour l'un des combattants, le mot dériverait, comme une séquence de bois sec et savant, du verbe latin sequor. Pour l'autre duelliste, c'est bien et pour toujours du Peau Rouge Se-quo-yah qu'il tient toute sa verdeur.
Alors, sequo(r)ia ou Se-quo-yah, le nom du séquoia ? sans doute un peu des deux...
Mais que nous importent ici les querelles des savants ? Quand bien même ce ne serait qu'une légende, l'histoire du Cherokee qui croyait aux livres re-nommé en arbre par l'Autrichien qui voulait faire du monde un livre, restera toujours pour nous plus vraie que l'histoire vraie.
Car elle a la vérité profonde, la vérité de forêt murmurante
des mots qui se nouent et se tressent en échelle, comme les branches du haricot magique,
pour que nos âmes-séquoias puissent enfin grimper tout là-haut, si haut, jusqu'à ces cimes du vieux Jardin où on voit si bien clair
près du vieux Jardinier,
que l'humanité entière n'y a plus sous le ciel
qu'une unique couleur et une unique langue,
ce vert profond des mots qu'on sème et qu'on ressème comme des arbres,
pour qu'ils nous éveillent enfin comme des printemps.
*"Se-quo-yah pourrait signifier, dans sa langue, pied de cochon" (Sophie Chérer, p. 57)
Les pauvres mécènes
Oh, he jumped up high
Dans un journal espagnol (pourquoi donc espagnol ?), j'ai lu hier un très beau texte, l'hommage d'Olivier Bourdeaut à son frère Xavier, "le mécène le plus pauvre de France", celui qui l'a hébergé quand il n'avait plus où aller, celui qui l'a guidé quand il ne savait plus vers quoi aller.
Il y raconte comment son frère partait le matin travailler jusqu'au soir, dans sa salopette de plombier, l'invitant, lui l'écrivain qui n'était encore qu'un "raté", à mener lui aussi à sa table sa dure journée de plombier, remuant et filtrant les eaux troubles de l'imagination, serrant et desserrant les rires et les sanglots de l'écriture, jusqu'à mettre le dernier tour de clé à son roman enfin serti - ce n'était pas encore le délicat En attendant Bojangles, mais c'en était au moins la promesse.
Ce sont là les vrais mécènes, en effet, tous ces pauvres mécènes anonymes, qui par la patience et l'amour font éclore tous les noms qu'on célèbre.
Les servantes impayées des maîtres et leurs mères effacées, les frères nourriciers et les compagnes sacrifiées, anges de la page blanche et de la toile vierge, veillant indéfectiblement sur ceux qui ne savent pas encore ce qu'ils sont, pour que naissent enfin d'eux ces romans et ces tableaux, ces chansons, ces poèmes, qui doivent exister et qu'ils ont entrevus, dans leur rêve naïf, les premiers.
Ce sont les vrais mécènes.
Si humbles qu'ils ne sauraient sans doute eux-mêmes devenir des artistes, ils ont pourtant en eux l'obstination des Bojangles, l'espérance des anges, cette confiance que rien ne lasse et que rien ne détourne, qui fait les créateurs.
Je crois qu'ils sont des créateurs.
Et, finalement, d'une certaine façon, si... : ils sont eux aussi des artistes.
Le rêve de l'escalier
J'aime beaucoup lire dans les transports en commun. Lire au milieu de la foule, comme si on y était tout seul, ou comme si le livre qu'on lit était une émanation de la foule elle-même, il n'y a rien de plus...
Vous allez dire que j'exa...
Mais, bon, c'est comme ça. J'aime beaucoup lire dans les transports en commun. C'est même sans doute la principale raison pour laquelle je donne presque toujours aux trains, aux tramways et aux bus la préférence sur ma vieille automobile, si fâchée - pauvre bête qui n'a jamais su lire - de rester s'ennuyer à l'écurie.
Donc, j'étais assise tout à l'heure dans un tramway, et je venais d'achever l'avant-dernière nouvelle d'un vieux volume de Buzzati, un petit poche tout jauni que j'avais ressorti de ma bibliothèque tout exprès, parce qu'il me semblait parfaitement convenir à l'ambiance particulière de ces étranges voyages, sinueux, cahoteux, et toujours imprévus, qu'on peut faire en tramway : Le Rêve de l'escalier.
Le livre était presque fini.
Presque.
Il y a là, toujours, un instant de grâce. Le charme de toutes les pénultièmes. Lorsqu'on aborde les dernières pages, que le monde ouvert par le livre va se clore doucement, avant de se prolonger, imperceptiblement, mais à jamais, dans notre propre existence.
Je me suis arrêtée de lire, quelques secondes à peine, mais cela a suffi.
J'ai commencé à rêvasser, puis à rêver.
Et là, d'un coup, je me suis endormie.
Vraiment endormie.
Quelques secondes ou quelques minutes, je ne sais pas.
Je me suis réveillée juste à mon arrêt, et je suis sortie précipitamment.
Quand je suis arrivée chez moi, j'ai constaté que le livre avait disparu.
J'avais dû le laisser tomber en dormant. Et je m'étais levée si rapidement que je n'avais pas regardé derrière moi.
Que va-t-il devenir, sans moi, mon vieux poche fatigué ?
Peut-être le fera-t-on exploser - puisque c'est désormais le sort réservé aux paquets oubliés. Et les pages enflammées s'en iront dans le monde comme des oiseaux frémissants.
Ou alors quelqu'un le trouvera, en lira quelques pages au long d'un autre voyage, et puis l'emportera pour le finir, ou l'abandonnera derrière lui, pour d'autres voyageurs, qui eux-mêmes l'emporteront, de train en avion, tout autour de la terre - toujours plus jeune, toujours plus vivant à mesure que ses pages déchirées se sèmeront partout.
Ou bien ce soir, la personne chargée du ménage s'assiéra quelques instants, commencera à lire, oubliera son balai, sa serpillière et son lumbago, et que le 15 du mois est déjà là, tout rouge et découvert... et elle aussi, soudain, se mettra à rêver.
Ou encore, qui sait, le chauffeur lui-même le ramassera en quittant sa rame au dépôt, il l'ouvrira au hasard, et il restera, un moment, immobile, assis sur l'une des banquettes vertes, heureux d'être enfin conduit où il voulait aller, lui qui tout le jour conduit les autres et ne va nulle part.
Je ne regrette pas, finalement, d'avoir perdu mon petit Buzzati.
C'est lui, je crois bien, c'est lui-même, qui m'a joué ce tour...
Un livre de Buzzati en route dans ce monde, c'est comme un rêve humain qui fraierait son chemin dans l'escalier tourmenté du néant.
Bien sûr, il faudra bien qu'à la fin il retombe, déchiré et sali, épuisé, dans la cendre des heures. Ecrasé sous l'énorme pilon d'indifférence qui triomphe de tout.
Mais d'ici là, que de récits et que de fables, et que de contes encore, glissant, de marche en marche, jusqu'aux pensées qui passent.
Peut-être que je devrais en oublier d'autres, finalement, de mes vieux poches. En semer un peu partout. Mon étagère entière de Buzzati. Exprès.
Lire ?
.
En dégustant ce livre de bon cru, qui n'est pas, qui ne veut pas être un recueil de maximes, mais où tout tend, irrésistiblement, à se cristalliser en maximes et sentences, je me suis souvenue que c'est une particularité notable de tous les ouvrages récemment consacrés à la lecture, que leurs auteurs s'expriment en moralistes disséqueurs de nos vices.
Sur tout autre sujet, on écrit des traités, des dictionnaires, des ouvrages instructifs, argumentés et détaillés, ou bien des romans, des poèmes, des pièces et des scénarios.
Pour parler de la lecture, plus d'autre chemin possible, désormais, semble-t-il, que le chemin de traverse, fouetté d'orties cinglantes, de la maxime.
Sans doute parce que, comme le dit Charles Dantzig lui-même, la maxime est une "cartouche" (de gros sel, cum grano salis) que l'auteur tire sur nous pour secouer notre indifférence, et qu'on ne peut plus aujourd'hui parler de la lecture autrement qu'en chasseur caustique d'idées reçues, dans un monde si entièrement marchandisé qu'il croit avoir tout annexé - même elle ? - à son matérialisme léthargique. Mais, puisque le destin des maximes, aussi aiguës soient-elles, est toujours de venir se loger, comme des bonbons dans leur boîte, dans les cases élégantes des anthologies, je vous ai préparé un petit assortiment des maximes de bon poids que j'ai trouvées dans ce livre, malicieusement offert par un grand lecteur à tous les lecteurs, grands et petits, que nous sommes. Prenez sans crainte et savourez, c'est aussi sucré que salé : "La littérature, et en particulier la fiction, est une forme d'analogie. Ou, plus précisément, une des formes de compréhension par l'analogie." (p.12) "Un livre n'est pas fait pour les lecteurs, il n'est même pas fait pour son auteur. Il est fait pour être." (p. 27) "Lire est un acte grave qui isole. Je dirais même qu'on lit pour s'isoler." (p.91) "Lire ne sert à rien. C'est bien pour cela que c'est une grande chose. Nous lisons parce que ça ne sert à rien." (p.241) "La meilleure raison de ne pas lire, la voici : pour réfléchir. Car enfin, tout le temps que nous lisons, nous sommes comme le serpent devant le flûtiste." (p.239) Toutes les raisons de ne pas lire, en somme, qui sont les vraies raisons de lire... En refermant le livre, je me suis souvenue de la bibliothèque du Nautilus, où Nemo a rassemblé tous les livres qui comptent, à jamais enfermés avec lui dans l'espace clos du sous-marin. C'est là, enfant, que je rêvais de lire. Embarquée. Sans retour. Tout à la fois plongée dans l'océan du monde et séparée de lui par la vitre des pages. Et toute ma bibliothèque, je ne l'ai bâtie, livre à livre, que pour la déménager, un jour, à bord du Nautilus. Le seul endroit où la lecture aurait vraiment pu s'accomplir n'existe donc que dans un livre. Et voilà une autre raison de ne pas lire qui est, au fond, l'ultime raison de lire.
Sans doute parce que, comme le dit Charles Dantzig lui-même, la maxime est une "cartouche" (de gros sel, cum grano salis) que l'auteur tire sur nous pour secouer notre indifférence, et qu'on ne peut plus aujourd'hui parler de la lecture autrement qu'en chasseur caustique d'idées reçues, dans un monde si entièrement marchandisé qu'il croit avoir tout annexé - même elle ? - à son matérialisme léthargique. Mais, puisque le destin des maximes, aussi aiguës soient-elles, est toujours de venir se loger, comme des bonbons dans leur boîte, dans les cases élégantes des anthologies, je vous ai préparé un petit assortiment des maximes de bon poids que j'ai trouvées dans ce livre, malicieusement offert par un grand lecteur à tous les lecteurs, grands et petits, que nous sommes. Prenez sans crainte et savourez, c'est aussi sucré que salé : "La littérature, et en particulier la fiction, est une forme d'analogie. Ou, plus précisément, une des formes de compréhension par l'analogie." (p.12) "Un livre n'est pas fait pour les lecteurs, il n'est même pas fait pour son auteur. Il est fait pour être." (p. 27) "Lire est un acte grave qui isole. Je dirais même qu'on lit pour s'isoler." (p.91) "Lire ne sert à rien. C'est bien pour cela que c'est une grande chose. Nous lisons parce que ça ne sert à rien." (p.241) "La meilleure raison de ne pas lire, la voici : pour réfléchir. Car enfin, tout le temps que nous lisons, nous sommes comme le serpent devant le flûtiste." (p.239) Toutes les raisons de ne pas lire, en somme, qui sont les vraies raisons de lire... En refermant le livre, je me suis souvenue de la bibliothèque du Nautilus, où Nemo a rassemblé tous les livres qui comptent, à jamais enfermés avec lui dans l'espace clos du sous-marin. C'est là, enfant, que je rêvais de lire. Embarquée. Sans retour. Tout à la fois plongée dans l'océan du monde et séparée de lui par la vitre des pages. Et toute ma bibliothèque, je ne l'ai bâtie, livre à livre, que pour la déménager, un jour, à bord du Nautilus. Le seul endroit où la lecture aurait vraiment pu s'accomplir n'existe donc que dans un livre. Et voilà une autre raison de ne pas lire qui est, au fond, l'ultime raison de lire.
Le dernier, le premier
Naoto Matsumura, "le dernier homme de Fukushima", est actuellement en France.
Vous pouvez l'écouter sur ce lien (par exemple) : link
A cette occasion, je réédite sur ce blog le compte-rendu que j'avais fait en 2013 du livre qu'Antonio Pagnotta lui a consacré, Le Dernier Homme de Fukushima (éditions Don Quichotte).
On ne sait quel sentiment l'emporte, quand on achève le livre qu'Antonio Pagnotta a consacré à Naoto Matsumura, l'ermite fermier de la préfecture de Fukushima.
La révolte, contre TEPCO (Tokyo Electric Power Company) et sa gestion effarante, tout d'abord de ce qu'on appelle la prévention des risques, puis de la catastrophe qui a effectivement frappé, en mars 2011, après le tsunami, le réacteur I (Daï ichi).
La stupeur, ou la pitié peut-être, devant la passivité, et la docilité sans doute plus résignée que confiante, de la population japonaise.
L'effroi, lorsqu'on songe au sort qui attend les victimes - par exemple, dans les villes limitrophes de la zone d'évacuation, arbitrairement déclarées exemptes de contamination, ces enfants qu'on n'a pas déplacés, auxquels on n'a pas distribué de pastilles d'iode, et dont beaucoup déjà présentent des kystes et des nodules bénins de la thyroïde.
L'admiration, devant le courage du reporter se risquant, pour savoir, et pour faire savoir, dans la zone interdite et si dangereuse.
L'enthousiasme, à découvrir le combat de Naoto Matsumura, la force qui l'anime, son effort surhumain pour sauver les animaux et les terres de son pays natal, dans la plus totale solitude.
Et l'espoir, l'espoir surtout. Car ce dernier homme de Fukushima est en réalité le premier, celui qui ouvre le chemin, celui qui peut nous aider à passer de l'autre côté, de ce côté où l'humanité, au terme de son parcours, cesserait de vivre en colonisatrice et prédatrice de son environnement, pour trouver enfin cette harmonie avec la nature qui couronnerait l'effort millénaire vers ce qu'on a pu appeler le progrès.
Dans son livre, Antonio Pagnotta nous raconte les trois séjours qu'il a effectués, entre juin 2011 et novembre 2012, guidé par Naoto Matsumura, dans la zone interdite des vingt kilomètres autour de Daï ichi - le (réacteur) I. Sa description, aussi lucide qu'hallucinante, nous fait comprendre toute la violence du désastre nucléaire subi par le Japon, dont la presse occidentale parle si peu, et que bien des Japonais même, mal informés, continuent de sous-estimer. Mais le vrai sujet du livre est Naoto Matsumura lui-même, Naoto le résistant.
Descendant d'un moine shinto, cet homme s'est donné à tâche de panser et de faire revivre sa terre natale, lourdement empoisonnée et désertée après l'évacuation. Il sait quels risques il encourt, qu'il est désormais un hibakusha, un irradié, un paria, et que le césium accumulé dans sa chair et ses os viendra nécessairement à bout de ses forces, pourtant, il a décidé de résister, à sa façon. Par respect pour la nature, toute entière sacrée selon la pensée shintoïste, qui croit tous les êtres vivants égaux en noblesse et en importance, il est revenu dans sa ferme, malgré l'interdiction formelle des autorités et au prix de grands sacrifices. Sans électricité, sans eau, démuni de tout sauf d'un peu de carburant pour son camion et des dons que lui font parvenir quelques sympathisants, il a recueilli ou nourri les animaux survivants, il a remis en culture des terres abandonnées. Et il se consacre désormais à l'élevage d'un grand troupeau de vaches dont les bouses fixent le césium des plantes digérées - ainsi pense-t-il pouvoir éliminer, peu à peu, le césium passant du sol aux bouses qu'il incinère - c'est infiniment lent, mais la patience de Naoto Matsumura est sans limite, comme celle de la nature qu'il vénère.
Naoto Matsumura n'est pas un théoricien, pas un penseur politique, il n'est même pas, malgré son acharnement à poursuivre TEPCO, un militant anti-nucléaire, il est moins encore un ennemi de la science, sur laquelle il essaie, autant qu'il le peut, et notamment par ses contacts réguliers avec le docteur Masamichi Yamashita, de l'agence spatiale Jaxa, d'appuyer ses projets.
Il est seulement, je crois, de ces hommes héroïques et simples qui nous tracent à tous le chemin pour après : n'accepter ni la peur ni le désespoir ni le déni, face au désastre annoncé (et peut-être ne sera-t-il pas ce désastre-là, cet enfer nucléaire qui s'est logé en quelque sorte expérimentalement, à Fukushima, peut-être prendra-t-il une toute autre forme, ou même plusieurs formes simultanées). Lutter, calmement, fermement, ne pas renoncer, et, avant tout, retrouver le lien qui nous unit aux bêtes et aux plantes, qui nous fait hommes parmi le monde et avec le monde. Au bout de ce parcours est notre chance ultime, non seulement de survie, mais tout simplement d'humanité.
Antonio Pagnotta a appelé Naoto Matsumura le dernier homme de Fukushima. Je préfère l'appeler, quant à moi, le premier homme. Le premier homme du monde d'après.
Tintin à Saint-Nazaire
A Saint-Nazaire, j'ai voyagé avec Tintin, j'ai remonté le temps. Je suis allée sur le port voir s'en aller les grands paquebots transatlantiques, j'ai couru derrière le général Alcazar, je me suis mêlée à la foule toujours vivante des vignettes colorées.
Dans chacune des sept boules de cristal il scintillait encore, intact et miroitant, l'ardent émerveillement de mes lectures d'enfant. Il n'avait rien perdu de sa lumière.
Et j'ai cru comprendre ce que c'est qu'un "classique" : un de ces livres qui gardent, après qu'on les a lus, quelque chose de notre âme, quelque chose qu'on ne peut retrouver qu'en les relisant. Un livre à double fond, dont nous façonnons en nous peu à peu la clé qui ouvrira le dernier tiroir, celui qui en contient les vraies richesses. Si bien qu'aucun livre ne peut accéder à ce rang de "classique" qu'après que le temps a passé, enfermant en lui un pan de la vie d'une époque autant que de celle de chacun de ses lecteurs successifs. Si bien aussi qu'il ne faut pas s'étonner de découvrir, après soixante-cinq ans, qu'une simple bande dessinée ait pu devenir un "classique", alors que tant de chefs-d'œuvre vénérés en leur temps ont été sacrifiés à l'Oubli, ce dieu impartial et terrible qui veille sur les arts.
La Côte Sainte-Catherine
"Puis, d'un seul coup d'œil, la ville apparaissait.
Descendant tout en amphithéâtre et noyée dans le brouillard, elle s'élargissait au-delà des ponts, confusément. La pleine campagne remontait ensuite d'un mouvement monotone, jusqu'à toucher au loin la base indécise du ciel pâle. Ainsi vu d'en haut, le paysage tout entier avait l'air immobile comme une peinture ; les navires à l'ancre se tassaient dans un coin ; le fleuve arrondissait sa courbe au pied des collines vertes, et les îles, de forme oblongue, semblaient sur l'eau de grands poissons noirs arrêtés."
Flaubert, Madame Bovary, troisième partie, chapitre V
Avant d'entrer à Rouen, nous avions voulu nous arrêter au sommet de la Côte-Sainte-Catherine, pour contempler, non le panorama annoncé sur les guides touristiques, mais le paysage qu'aperçoit Emma Bovary, emportée par l'Hirondelle vers la Babylone provinciale qui la brûlera au feu de ses passions.
Et, malgré les destructions, malgré les constructions nouvelles, nous l'avons reconnue aussitôt, la ville qui faisait battre le coeur d'Emma, "descendant tout en amphithéâtre et noyée dans le brouillard", "s'élargiss[ant] au-delà des ponts, confusément", "immobile comme une peinture" avec ses "navires à l'ancre tassés dans un coin"...
Voir ce que voit madame Bovary... comme si elle était vivante autant que nous, ou comme si nous étions aussi vivants qu'elle...
C'est un tel miracle que cette création d'un monde par le roman, qui ne dispose pourtant que de mots, ces faibles outils qui nous déçoivent chaque jour. Mais ils ne pourraient rien, les romanciers maîtres des mots, s'ils ne jouaient de tout leur art sur nos coeurs d'avance séduits. S'ils ne frappaient pas, comme les touches inertes d'un piano frappent les cordes sonores toutes prêtes à vibrer au fond de son grand corps sombre, la corde toujours tendue de notre insatiable désir de fiction.
Car nous sommes des êtres de récit : tout ce que nous vivons, nous le changeons en récit, et tout ce que nous racontons prend vie. De notre vie nous ne vivons vraiment que ce que nous pouvons en raconter, et nous vivons autant de vies que nous pouvons en raconter.
J'ai lu quelque part qu'on soigne ainsi les victimes dont les souvenirs post-traumatiques sont impossibles à affronter : en leur proposant de leur histoire des récits supportables, qui peu à peu se substituent à l'expérience irracontable. Alors la fiction remplaçant peu à peu l'horreur permet à la vie de se reconstruire, comme un roman dont on aurait déchiré les pages trop noires, pour les remplacer par de plus claires. C'est troublant, c'est peut-être inquiétant, et pourtant c'est si simple, si humain : nous ne sommes que récit, et la fiction est notre unique vérité. On prête à Flaubert ce mot : "Emma Bovary, c'est moi"... Peut-être n'est-il pas authentique, mais rien n'est plus certain : Emma, c'est lui, c'est moi, c'est nous, ce n'est personne, et c'est toujours elle.
J'ai lu quelque part qu'on soigne ainsi les victimes dont les souvenirs post-traumatiques sont impossibles à affronter : en leur proposant de leur histoire des récits supportables, qui peu à peu se substituent à l'expérience irracontable. Alors la fiction remplaçant peu à peu l'horreur permet à la vie de se reconstruire, comme un roman dont on aurait déchiré les pages trop noires, pour les remplacer par de plus claires. C'est troublant, c'est peut-être inquiétant, et pourtant c'est si simple, si humain : nous ne sommes que récit, et la fiction est notre unique vérité. On prête à Flaubert ce mot : "Emma Bovary, c'est moi"... Peut-être n'est-il pas authentique, mais rien n'est plus certain : Emma, c'est lui, c'est moi, c'est nous, ce n'est personne, et c'est toujours elle.
Chevaux qui vont
"On a gardé le cadre d'une boucherie chevaline pour vendre des bijoux. Elle a belle allure, cette mosaïque sur fond beige, le cheval rouge dressé sur ses jambes arrière, piaffant, crinière et queue si noires. L'inscription "Achat de chevaux" juste au-dessus tempère un peu cette pétulance. [...] Beaucoup de matière, et la peinture tout autour sur les boiseries n'est plus qu'un rouge chaud, sans rapport avec le sang."
(Philippe Delerm, Traces, photographies de Martine Delerm)
Quand je l'ai vu debout, rouge et royal, sous l'or des réverbères, des phares et des vitrines, je l'ai aussitôt reconnu : non seulement je l'avais déjà vu, mais je l'avais déjà lu, ce beau cheval de mosaïque qui refuse la mort et qui défie le temps.
C'était dans le livre de Philippe et Martine Delerm, Traces. Le texte s'appelait "Boucherie cadeaux", et la photo, prise en plein jour, était étrangement cadrée, brisant après le V l'inscription de l'enseigne, pour qu'on ne puisse lire, du mot CHEVAUX, que son inachevé début.
Dans la boutique engrillagée on ne vendait plus des bijoux, mais de simples chaussettes. Et ce grand cheval écarlate, avec sa crinière noire et ses muscles ombrés, m'est apparu, par cette nuit d'été flambante, comme un bel antique orgueilleux et guerrier, suant le sang et la boue des combats. C'était le même, c'était déjà un autre.
Ainsi vont les images et ainsi vont les livres, ainsi vont les boutiques, et ainsi vont les mots : au grand galop, d'une heure à l'autre et d'un esprit à l'autre, refusant de finir, toujours inachevés, recréant les chemins, brouillant toutes les traces et soulevant les grilles, et se cabrant toujours, pour repartir encore. Ne s'arrêtant que pour mourir, et ne vivant que de bondir toujours plus loin qu'eux-mêmes, dans les cercles du temps et les traces des jours.
Une lampe entre les dents
Christos Chryssopoulos, Une Lampe entre les dents, Chronique athénienne, traduit du grec par Anne-Laure Brisac, éditions Actes Sud
Le livre de Christos Chryssopoulos est ce qu'on pourrait appeler un récit d'ethnologie spleenétique. L'auteur s'y peint en flâneur baudelairien, égaré en 2011 dans l'Athènes de la Crise, promenant dans les rues son appareil-photo comme Diogène promenait sa lampe - pour en explorer les ombres, pour en débusquer les misères.
Dans la ville où il déambule ne semblent subsister que des boutiques abandonnées, des clochards et des chiens sans maîtres, errant parmi les ruines d'une splendeur lointaine. Comme si une guerre, un siège, ou peut-être même - qui sait ? - la grande peste d'Oedipe roi, étaient peu à peu venus à bout de toute énergie, de tout désir de vivre.
Plus le narrateur marche, plus les rues semblent se déliter et se souiller, plus le silence s'impose, remplaçant le bruit des moteurs qui s'éteignent, tandis que les silhouettes humaines se transforment en ombres et en spectres, et qu'il devient bientôt certain que "chacun de nous peut être remplacé par n'importe qui ". La seule lumière possible est, à la dernière page, celle de ce chiffonnier surgissant d'une benne à ordures, "une lampe entre les dents", faisant se rejoindre ainsi "les immondices et les étoiles" - Comme s'il n'y avait plus, pour affronter la nuit, que la grimace de Diogène, ce chien de la philosophie qui ne croit qu'au néant.
C'était en 2011. Qu'en est-il aujourd'hui que deux ans ont passé, que la Crise a resserré encore son siège sur ces remparts de la Grèce exsangue où ne veille plus que l'ombre morne de la triste Cassandre ?
En refermant le livre, je me suis demandé s'il s'agissait vraiment de la simple et réaliste chronique d'un désastre contemporain - la description clinique d'une ville saignée sur l'autel de l'"Austérité", cette obscure religion à laquelle les dieux manquent -, ou s'il ne s'agissait pas plutôt d'un récit fantastique et mythologique, entraînant le lecteur dans les rues sombres d'un labyrinthe gardé par un Minotaure agonisant, qui ne serait plus simplement Athènes, mais l'énigme même de notre monde s'effondrant sur lui-même.
Et j'ai été saisie d'un grand trouble lorsque mes yeux ont rencontré les pieds de cet homme assis tout près de moi dans le tramway. Des pieds minces et fragiles, couverts de plaies, enfoncés sans chaussettes dans des chaussures trop lourdes. Des pieds tout à fait français, des pieds de SDF nantais en 2013, usés au marathon de la misère, extraordinairement semblables à ces pieds enchiffonnés du miséreux grec photographié à Athènes en 2011, qui semblent, sur la page de couverture de l'étrange chronique de Christos Chryssopoulos, servir de piédestal à la statue aveugle d'on ne sait quelle déesse aux yeux bandés de suie.