L'absent

Publié le par Carole

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25 février 2012 
 
C'était aux vacances de Noël. Nous étions entrés dans la boutique où le marchand liquidait par paquets ses livres. On pouvait acheter pour 4 euros en un seul lot la Science de l'occulte, l'Atlas des bolides, l'Histoire de France pour les nuls et le Dictionnaire d'orthographe. Et en ressortir avec un vieux numéro d'Elle offert en prime... Mais nous n'avions rien acheté de tant de merveilles offertes à vil prix. A vrai dire, après la grande vente, quand nous étions repassés, la boutique nous avait paru aussi surchargée et poussiéreuse qu'auparavant.
Une bonne chose de faite, tout de même, s'était dit le libraire, du rangement, et un peu d'argent récolté pour tenir. - tenir, il  vient un jour pour tout homme où ce mot prend son sens, et ce jour était venu pour lui -. Puis il avait collé sur la vitre, à regret, ce petit mot  "Absence pour maladie jusqu'à début mars". Il aurait pu écrire début avril, ce qui aurait été plus prudent, ou début mai. Ou même ne pas préciser du tout, car on ne sait jamais. Mais il avait préféré ne pas penser à ce jamais-là, et il avait écrit "début mars", précis et rassurant, qui mettait un terme clair au bail. Une bonne chose de faite, avait-t-il pensé en éditant, puis en collant, un peu de travers tout de même, l'affichette. "Début mars", c'était bien assez. Début mars, il serait guéri, il reviendrait. Les ventes reprendraient. Très fort.
Puis il avait refermé la porte et déposé la clé chez son voisin le Marocain, qui avait tenté une dernière fois de le réconforter.

Ensuite comme tant d'autres, à petits pas tristes et voûtés, il s'était absenté du monde pour ne plus séjourner que chez Maladie, sa terrible compagne.
Et nous n'y avions plus pensé.
 
 
Cependant, derrière la vitre qui se mouchetait de poussière, le papier a passé l'été, puis l'automne et l'hiver, il s'est un peu tordu, un peu décoloré, un peu décollé. Lui aussi aurait bien voulu s'absenter pour maladie, mais puisque le vieux libraire l'avait scotché là, en chien fidèle, il s'est épuisé à rester à son poste, derrière la vitre. Tant bien que mal, un peu gondolé et le mot "maladie" de moins en moins lisible sous le pli, il a tenu. Brave bout de papier fatigué et courbé comme un humain.
 
Et maintenant, voilà que le mois de février s'achève. Voilà que nous pensons de plus en plus souvent, en passant devant la boutique, au vieil absent. Et nous ne pouvons nous empêcher de nous inquiéter un peu. Début mars, c'est si proche, s'il allait ne pas tenir promesse ? Début mars, pourquoi a-t-il écrit cela ? Pourquoi pas plutôt fin avril, ou début septembre ? On aurait eu la joie peut-être de le voir revenir trop tôt... tandis que là, début mars, non, il ne pourra pas être là. Nous l'aurions su. On nous l'aurait dit, à la boutique marocaine Pourquoi ne revient-il pas, juste un instant, pour recoller un autre papier, qui dirait par exemple "l'année prochaine", ou "très bientôt", "prochainement", une formule qui n'engagerait à rien, qui resterait, comme il convient, dans le vague ? Tout reviendrait en ordre. Mais là, début mars, et ce papier tout anémié...! bon sang, quel idiot ce marchand ! qu'est-ce qu'il s'est imaginé, qu'on revient quand on veut peut-être ?
Mais à quoi bon des reproches ? Quand nous passons devant la vitre de plus en plus mouchetée de poussière, devant le papier de plus en plus décollé et gondolé, notre coeur se serre. Car début mars, c'est après-demain, c'est demain... c'est terrible... s'il allait ne jamais revenir, après avoir mis sa vie en liquidation, le vieux libraire ?

Publié dans Fables

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