Installez-vous, je vous en prie… prenez ma place à l’ombre. Ça tape, aujourd’hui… un mois de mai splendide, cette année, n’est-ce pas, un peu chaud tout de même, mais on ne va pas se plaindre… voyons, je vous en prie… installez-vous là, sous le parasol… Ce n’est pas si souvent, qu’un étranger vient s’asseoir ici. [...]
Suite du récit sur mon blog de récits et nouvelles cheminderonde.wordpress.com
Avenue Montaigne
La belle dans sa robe à 1960 euros. Le mendiant béquillant en survêt' de misère. Colocataires tranquilles du trottoir schizophrène.
Cette façon qu'a le luxe de scintiller tout près de la misère... Et cette indifférence de la misère à côtoyer le luxe. Cela m'a toujours fendi le coeur.
Si souvent je me suis interrogée. C'est si étrange. Une énigme vraiment. Aussi bizarre, aussi aiguë que cette grille à pointes d'or empalant nos questions.
Et d'un seul coup, avenue Montaigne, je l'ai vue, ma réponse, toute simple, toute sotte et si triste, dans le profil absent de ces deux-là :
chacun regarde de son côté.
Quand tout partira au vent
Ce n'était plus là-haut qu'un morceau de carton délavé par la pluie, froissé aux mains des jours, portrait perdu d'un visage esquissé
ouvrage inachevé déjà fané d'un artiste désabusé qui n'avait pas signé.
Quand tout partira au vent
il ne restera
pouvait-on lire d'en bas.
Le reste du message était roulé comme un serpent dans son ombre d'énigme.
Quand tout partira au vent...
de tout ce grand effort de l'art, des succès, des échecs, des visages adulés dans leur rond de lumière, des humbles repoussés dans leur noir de coulisse, des discours applaudis et des voix qui murmurent, des portraits qui se vendent, de ceux qui vont se pendre au clou de tante Misère
quand tout partira au vent...
... il ne restera
rien.
Ou bien si peu. Si peu que rien. A peine quelques grains au tamis de demain.
Il le savait, celui-là, il s'apprêtait à nous le dire, pourtant il s'est interrompu, et il l'a fait, son dessin, sur son bout de carton, et même il a escaladé les murs, pour le donner au vent, et l'accrocher au vide comme dans un musée.
Pour que demain se sème, il faut jeter au vent tant de graines perdues qu'aucune ne s'égare mais trace le chemin.
Travaillons pour le vent.
Car le temps fait son oeuvre de nos oeuvres envolées.
Etre et entrer
Ce soir-là, au-dessus de la porte du Lieu unique, deux lettres étaient éteintes, si bien que le mot "être" apparaissait tout vif et brûlant dans le mot "entrée". Je n'avais jamais pensé à la parenté de ces deux mots. Jamais non plus imaginé qu'une présence pouvait s'inscrire à l'intérieur d'une absence.
Je l'ai trouvé étrange et beau, le bref message de ces lettres de néon vacillantes, qu'on réparerait dès le lendemain sans doute.
Les fritillaires
Si j'avais à peindre le jardin d'Eden, j'y planterais des fritillaires - des fritillaires sauvages, des fritillaires pintades. Je leur dessinerais des robes de bal à crinoline, des jupes de soie à petits pois. Dans leurs cornets à dés, j'abolirais une bonnne fois le hasard. Je suspendrais leurs clochettes au ciel comme des campaniles. Puis, d'un souffle, je les ferais s'envoler, en oiseaux libres et roses, par-dessus les rivières et par-dessus les prés.
Si j'étais un peintre naïf, je placerais partout des fritillaires, en corolles géantes de tulipes fantaisie. J'en ferais des forêts, j'en ferais des églises, j'en ferais des ballons, j'en ferais des chapeaux, j'en ferais des oiseaux et j'en ferais des femmes.
J'ai eu bien du mal à les dénicher, pourtant, mes fritillaires.
On m'avait dit qu'elles n'avaient pas tout à fait disparu. Qu'on en trouvait encore, dans les prairies de Loire, du côté de cette île Clémentine qui porte, dit-on, le nom d'une jeune fille venue jadis accoucher là de son enfant naturel.
Alors j'étais partie, confiante, à la chasse-photo, me promettant de capturer au filet des pixels quelques belles pintades égarées. J'ai marché longtemps, enfonçant dans la boue, au long des boires et des roselières. Soudain, quand je n'y croyais plus, je les ai trouvées, dans un pré spongieux que bordait une haie de trognes aussi tourmentées qu'un vieux troupeau de menhirs. Petites taches sombres que le vent penchait dans le vert : c'étaient elles, enfin, innombrables et menues, craintives et parfaites, qui se cachaient dans l'herbe comme des oeufs de Pâques.
Si j'avais à peindre des fritillaires, je planterais d'abord l'Eden, pour qu'il soit leur jardin.
L'autre
Souvent, on voit cela, dans le tronc des très vieux arbres : un arbre de bois mort, emprisonné dans l'arbre vivant. Cadavre du jeune arbre mangé de capricornes, enchâssé comme un os dans le corps du vieil arbre encore vert.
Et je me dis que vieillir, ce n'est pas autre chose. Grandir sur celui qu'on n'est plus, l'ensevelir en soi-même. Puis dans la douleur de l'avoir perdu, de l'avoir tué peut-être, continuer, continuer, sans lui - toujours avec lui pourtant.
Etre soi-même et l'autre, toujours l'autre, celui qui est mort, mais qu'on porte à jamais en soi, à moins que ce ne soit lui, toujours lui, qui nous porte plus loin.
Partie de pêche
Il aime bien balancer ses jambes dans le vide. La branche bouge et grince un peu sous son poids, il a presque peur de tomber. L'arbre tremble, il ferme les yeux... il marche sur un pont de liane. Au-dessus du ravin profond où guettent les reptiles, il avance inflexible, funambule impassible. Le pont de corde oscille sous ses pieds, il est agile et audacieux, il s'en va loin, il s'en va droit, rien ne peut l'arrêter [...]
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Sur le seuil
Hier soir, en fermant les volets, j'ai découvert sur le seuil un hérisson terrifié.
Stupéfait de m'avoir vue surgir dans la lumière comme venue d'un autre monde, il s'était blotti dans sa peur comme au creux d'un tas d'aiguilles. Son souffle effaré soulevait ses épines tremblantes, tout comme un coeur d'humain aurait battu la chamade.
Je l'ai imaginé, l'instant d'avant, courant furetant dans la nuit, vivant sa libre vie de hérisson dans le jardin rempli d'ombres et de froissements furtifs, en compagnie de la hulotte. Tandis que moi je me tenais à l'abri sous la lampe, dans la chaleur bien close de la maison.
Entre sa nuit et ma lumière, il n'y avait qu'une mince cloison. J'avais ouvert la porte.
Presque rien ne sépare l'existence des humains de celle des animaux sauvages.
Nous sommes comme eux faits de chair, nous souffrons comme eux de la peur, comme eux nous repoussons la mort par de pauvres moyens.
Mais nous avons posé partout des cloisons, et refermé les portes. Ils restent à l'extérieur, forcément étrangers : c'est à ce prix que nous sommes humains.
Parfois, pourtant, sur le seuil, nous rencontrons un petit hérisson, égaré, terrifié, et nous sommes surpris, et nous sommes émus de le trouver si proche, et si semblable à nous sous son manteau d'épines.
Le houx
J'ai d'abord cru que c'était une grappe de gui parasite.
Mais non, c'était un houx qui se nichait là-haut, à la fourche énorme du plus haut, du plus vieux, du plus large de tous les platanes de l'allée séculaire. J'ignorais que les houx pouvaient s'établir ainsi, perchés sur de vieux troncs comme oiseaux sur la branche.
C'était bien un houx cependant.
Un petit houx nouveau, un enfant du hasard né d'on ne sait quelle graine, qui n'aurait pas dû vivre, mais qui s'était enraciné, tenace, ébouriffé, dans le pauvre terreau d'un ancien nid défait.
Avec toute la douceur des êtres vraiment forts, l'immense platane avait recueilli l'égaré, il l'avait bercé dans le vent comme un jeune oisillon.
Sans se demander si l'arbuste à venir allait lui prendre de sa sève, il l'avait protégé et il l'avait nourri, il l'avait installé sur ses larges épaules comme au bord d'une lyre. Et, lui, maintenant, le géant, il n'en était que plus vaste. Il n'en était que plus vert. Il n'en chantait que plus haut dans le choeur du printemps.
La colombe
Il y a des photos, comme ça, qu'on prend pour rien ˗ ou peut-être pour eux. Oui, qu'on prend pour eux, au passage - pour eux que l'on ne connaît pas, pour eux qui ne le savent pas. Simplement pour qu'elles restent posées en lieu sûr, la trace de l'humble sourire, la lumière bleue d'un après-midi de printemps, la douceur d'être deux dans le jour finissant, la blancheur fugitive de l'aile de la colombe.
Pour qu'il existe encore, quelque part, au lendemain de solitude, de fatigue et de pluie, ce petit brin de quelque chose qu'ils auraient pu appeler le bonheur.