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Stop

Publié le par Carole

l-humain-est-beau.jpg
 
    "Stop ! "  disait le grand panneau. Je me suis arrêtée.
    "L'humain est beau !" disait le petit papier. Je me suis arrêtée plus longtemps.
     L'humain ? beau ?
    On pourrait en douter, à vrai dire. Partout foules sans grâce, voraces et pugnaces... tristes sires, louches individus, sombres hères et lourdes misères... Il me semble toujours, quand je lis les pages, aussi noires d'encre que de désespoir, où les journaux archivent les turpitudes humaines, que je fais et refais le voyage de Candide, d'un bout du monde à l'autre, de guerres en tortures, de viols en assassinats, de désastres en maladies, de corruptions en égoïsmes...
    Pourtant, oui, l'humain est beau, il n'y a rien de plus beau. Mais pour le découvrir il ne faut pas traverser le monde en courant, il ne faut pas vivre au milieu des foules, il ne faut pas chercher la vérité aux pages des journaux, il ne faut pas se laisser prendre aux images criardes des "J.T". Il faut simplement s'arrêter aux pauvres visages, écouter les voix de peu, entendre les mots de pas grand chose, regarder ceux qui passent et qu'on ne voit jamais. Prendre le pouls de la vie, de l'héroïsme quotidien, de la tendresse ordinaire, de la douleur banale, du grand effort des coeurs qui luttent. 
    Voltaire, d'ailleurs, le savait bien, qui arrêta Candide dans son petit jardin d'espérance, et lui offrit, pour y travailler à vivre, le vaste courage des humbles.
    L'humain est beau, ne passons pas notre chemin. Stop. Arrêtons-nous et prêtons attention. Alors, enfin, parmi la sombre foule en marche, nous les apercevrons, les âmes claires. 

Publié dans Fables

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Nuages

Publié le par Carole

 ciel-du-25-mai-2013.jpg
 
 
    Cette année, mai fait ce qu'il lui plaît, mai ne veut pas être joli, mai ne veut pas être poli.
    Artiste morose insatisfait, il peint et il repeint le ciel en camaïeux échevelés de gris. Démiurge sauvage, il dessine à grands traits tout là-haut les rudes cartes d'un monde déchiré où montagnes et banquises, gouffres et océans l'emportent sur les plaines. Terra incognita, terra nova, rudement hérissée, sombre, agitée, confuse et toujours nouvelle.
    Je voudrais le maudire, ce vieux sorcier de mai qui nous refuse le printemps pour tourner dans le froid, revêtu de sa peau de mars, humant la tempête et secouant la pluie, modelant dans la glaise engrisonnée du ciel des paysages tortueux, des créatures bizarres, des rêves tourmentés...
    Mais voilà qu'elles me reviennent, ces paroles de Baudelaire, voilà que je me souviens :
    "- Eh ! qu'aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?
    - J'aime les nuages... les nuages qui passent, là-bas, là-bas...  les merveilleux nuages..."
    Aimer la douceur bleue du ciel, le lisse et le joli, ce n'est rien. C'est aimer les nuages, les âpres, les étranges, les fous, les fugitifs, les merveilleux nuages, qui nous mène plus loin.

Publié dans Fables

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Rêves et cauchemars de Georges Mandard, castor astral

Publié le par Carole

rêves et cauchemars de Georges Mandard
Rêves et cauchemars de Georges Mandard, de Gérard Pussey, dessins de Philippe Dumas, aux éditions du Castor astral.
 
 
    Il me plaît que ces Rêves et cauchemars de Georges Mandard s'inscrivent sous le signe étrange et onirique des éditions du Castor astral. Car Georges Mandard, le personnage que rêva pour ce livre Gérard Pussey, par son ardeur à rebâtir sans fin sa vie, aussi infime que cette "infime sous-préfecture de Melun-lès-Melons" où l'a relégué le destin, toujours impitoyable aux rêveurs, est pleinement castor, et foncièrement astral, comme tout Pierrot lunaire.
    Illustré comme un album pour enfants par les beaux dessins légers et surannés de Philippe Dumas, ce recueil très singulier se présente comme une suite intemporelle de scènes imaginaires et burlesques, où se bâtissent, se rebâtissent et se détruisent les rêves, les cauchemars, les délires, les désirs d'un fils de charcutier, artiste velléitaire et amoureux timide, Georges Mandard. 
    Le personnage, comme les silhouettes des illustrations de Philippe Dumas, qui nous le donnent, non à voir, mais à deviner, n'est bâti que de quelques traits, enfantins et tremblotants : la viande, le sang, la violence, les parents charcutiers et le cannibalisme, côté détestation ; la littérature, le voyage, la douceur passive et molle de Micheline Rodureau, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, côté fascination. Voilà les cartes que bat et rebat chaque page, pour les disposer dans un ordre toujours différent, créant et recréant chaque fois un nouveau Georges Mandard, qui vit, meurt, revit et redisparaît aussi rapidement qu'une pensée de rêveur.
    Car ce petit Poucet aux prises avec les ogres, et doté des bottes de sept lieues de l'imaginaire, ce fils freudien en lutte contre le père, dont le nom s'encadre dans le prénom de son auteur (GeorgesMandard) est, au fond, bien plus qu'un simple portrait de l'écrivain en bon à rien, une image, à la fois risible et complexe, de l'humain universel : incertain de lui-même et cependant prisonnier de son identité ; se fuyant dans le rêve, et découvrant trop tard que ses rêves sont des pièges - comme ce palais de graisse métaphorique que bâtit un soir, en proie lui aussi à la fièvre des illusions, le père charcutier, et où il finit par s'égarer et disparaître.
    C'est sans doute pourquoi cette "sotie" peut se lire aussi comme un recueil d'aphorismes, absurdes et profonds, risibles et affligeants, sombres et éclairants, dans la lignée de ceux de Roland Topor et de Pierre Desproges. Lisez plutôt :
    "Un cochon a toujours tort de s'intéresser à la charcuterie". "Messieurs, je persiste à croire que je me serais plu ici, expose-t-il aux anthropophages qui s'apprêtent à le manger." "Les nouvelles de la veille sont généralement plus fiables que celles du lendemain". Ajoutons, pour finir en beauté, l'admirable épigraphe empruntée à Fénelon, qui ravira d'aise les vrais patriotes : "La patrie d'un cochon se trouve partout où il y a du gland."

Publié dans Lire et écrire

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Si Mozart...

Publié le par Carole

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      "Puisque vous avez, vous aussi, une musique sacrée, je puis bien te révéler des secrets"
(Alain Gheerbrandt, L'Expédition Orénoque-Amazone)
 
 
Ce matin, je me suis littéralement heurtée à cette stupéfiante déclaration, surmontant ma place de parking  : "Si Mozart avait fait des ravioles..." En lisant cela, ma vieille voiture droguée aux chaînes musicales de l'autoradio a hoqueté de stupeur, et j'ai failli rentrer dans le pylône électrique qui domine les lieux de toute sa vibrante altitude.
Il s'agissait, je suppose, de nous amener à penser que ces ravioles vantées par la publicité étaient des chefs-d'oeuvre de ravioles, des symphonies de saveurs, des concertos de gastronomie. Je suppose aussi qu'il s'agissait d'amuser, de surprendre... En somme, l'objectif était atteint, puisque je m'étais arrêtée...
Mais tout de même... on ne pouvait pas s'en tenir là. Ma vieille automobile n'en finissait pas de fumer et de fulminer, et moi je n'en finissais pas de ruminer... Il y avait tellement de naïf aplomb, tellement de sottise commerciale dans cette incroyable phrase.
 
Que nous dit-elle d'abord ? Que le destin distribue au hasard ses dons, et que Mozart, après tout, aurait pu naître fabricant de ravioles aussi bien que Zadig aurait pu naître fabricant de fromages mous, - qu'alors notre cher Amadeus n'aurait pas été un musicien de génie, mais un marchand de ravioles de génie - puisqu'il était Mozart, puisqu'il était un génie, n'est-ce pas ? En quelque sorte, cette phrase a l'air de proclamer l'égalité parfaite du fabricant de ravioles et du fabricant de symphonies... Pourquoi pas ? Mais... d'abord il me semble, à moi, qu'un musicien de génie qui naîtrait marchand de ravioles ne serait qu'un bien piètre marchand de ravioles, hanté par la musique morte en lui, errant sur le sombre chemin d'un destin avorté, qu'il ne serait que le Mozart assassiné de Saint-Exupéry...  Et puis surtout on voudrait nous faire avaler, en guise de ravioles, cette idée bien faisandée que l'art n'est que savoir-faire, qu'on peut débiter des symphonies comme on débite des ravioles - quelques dizaines de mesures bien tendres, une noix de do mineur, quelques gouttes de triolets, trois pincées d'ornements, bien mélanger, étaler soigneusement, découper à l'emporte-notes...- Certes, ce n'est pas entièrement faux, il faut du savoir-faire en toute grande réalisation... mais le savoir-faire ne fait pas le chef-d'oeuvre, et c'est justement d'avoir fait ce que nul musicien n'a su faire que nous admirons Mozart.
Je déteste aussi cette idée que tout se consomme et que tout se digère indifféremment, dans nos estomacs modernes aguerris au plaisir : la musique comme les ravioles, et Mozart comme Rivoire-et-Carret.
Mais ce qui me semble le plus triste, le plus désespérant, c'est cette façon d'employer le nom de Mozart comme un nom générique, indiquant le degré suprême du talent, et rien d'autre. Cette façon d'anéantir l'oeuvre entière derrière le mot Mozart, qui n'est plus rien, qu'un mot pour dire "génie", pour dire "sommet"-, un mot vidé de toute émotion, de toute musique, définitivement anti-mozartien... 
 
Je me souviens qu'Alain Gheerbrandt raconte qu'en pleine Amazonie il avait fait entendre, à des Indiens qui n'avaient jamais eu le moindre contact avant lui avec des Occidentaux, l'andante d'une symphonie du jeune Mozart, et que tous l'avaient écoutée, fascinés, bouleversés, enchantés, remués jusqu'au fond de l'âme...
Et je me dis que si la publicité reflète vraiment le monde qui l'a fait naître, que si cette affiche a vraiment un sens, nous sommes infiniment loin de ces Indiens qui ignoraient tout des ravioles mais savaient tout de la musique, infiniment loin de ce qui peut donner à l'art sa valeur et sa force, infiniment loin de nous-mêmes. Et que nous ne cessons, sur chacun de nos tristes panneaux publicitaires, d'assassiner et de crucifier Mozart.

Publié dans Fables

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L'oeil

Publié le par Carole

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Cet oeil, c'est celui d'une inconnue.
Je rentrais en tramway, après avoir pris quelques photos, et je les regardais sur l'écran de l'appareil. Je ne m'étais pas rendu compte que ma voisine prêtait une grande attention à mon travail. Nous sommes descendues ensemble sur le quai.
-Vous êtes photographe ?
-Non, pas du tout. J'essaie seulement d'apprendre, un peu...
-Mais c'est très pro, ce que vous faites.
-Vous trouvez ? Non, je ne maîtrise pas encore, c'est très difficile, la photo, vous savez..., un jour, peut-être...
-Qu'est-ce que c'est, votre appareil ? 
-Oh, juste un Nikon très ordinaire...
-Vous croyez que je pourrais acheter le même ?... vous croyez que je saurais m'en servir ? 
-Certainement...
-Et vous faites aussi des portraits ?
-Très rarement, vous savez, le portrait, cela me pose toujours problème... les gens ne sont jamais satisfaits. Ils voudraient qu'on les photographie selon l'idée qu'ils se font d'eux-mêmes... ils veulent de l'illusion, une beauté conventionnelle, ils n'acceptent pas le regard du photographe... alors qu'en fait il y a toujours cette interprétation, ce regard qui les met en présence d'une autre personne que celle qu'ils souhaitent montrer à autrui, que celle qu'ils aimeraient être ... cela les surprend tellement, cela les choque, même, souvent... Je fais très peu de portraits...
-Mais vous aimeriez bien...
-Oui, évidemment...
-Vous pourriez faire mon portrait, peut-être ?
-Vous aimeriez que je fasse votre portrait ?
-Non, non, pas vraiment, mais ça ne me dérangerait pas... si vous voulez faire du portrait, je veux bien essayer...
-Mais... ce n'est pas nécessaire...
-Je vous assure, vraiment, ça ne m'ennuiera pas du tout... Je vais me mettre là, par exemple, devant cet arbre...
-Il fait si sombre... ça manque vraiment de lumière...
-Devant cet arbre, je crois que ce sera bien...
-Plutôt devant ce camion : avec la bâche très rouge, ça ferait un fond vif...
-Une bâche de camion ? vous croyez ? Je vais m'arrêter là, devant l'arbre... tiens, comme ça... Vous pensez que ce sera réussi ? Vous savez, je ne suis jamais bien, en photo, moi...
Puisqu'elle le voulait... J'ai pris trois clichés d'elle, de profil, comme elle le souhaitait, devant le sapin sombre, dans le jour finissant... 
Elle a voulu se voir, tout de suite. 
-Je n'ai jamais été photogénique, je savais bien... dites, vous n'allez pas garder les clichés, au moins, vous allez bien les effacer ?
-Oui, oui, n'ayez crainte.
Elle est partie, déçue... je l'ai vu s'effacer dans la nuit qui venait, petite silhouette rapide et anxieuse qui peu à peu se fondait à l'ombre.
Je l'avais prévenue, pourtant... C'était une femme usée, comme ternie par la vie, mais avec de beaux yeux enrésillés de rides. Je crois qu'elle s'était vraiment imaginée que mon appareil était magique. Que le filtre extraordinaire que constituait, pour son esprit profane, le lourd objectif que je manipulais, allait, enfin, lui donner cette image d'elle-même qu'elle avait rêvée, faite sans doute de sa jeunesse en allée, de son charme perdu, de tant d'espoirs aveugles et de regrets obscurs... que grâce à lui j'allais, en somme, opérer une métamorphose.
Il y avait bien eu métamorphose, mais c'était celle de la femme qu'elle ne serait jamais plus en cette créature fanée qu'elle était devenue, et que l'obscurité enveloppait déjà de sa toile, sans parvenir pourtant à effacer l'éclat de ses yeux étonnés.
 
Je n'ai pas tout à fait tenu ma promesse. Des trois clichés, j'ai tout effacé, sauf cet oeil, si vif dans son fouillis de rides, si grand ouvert sur le monde, où rôdait un morceau de ciel bleu attardé.
J'aurais aimé le lui dire :  ce qui est beau, ce n'est jamais ce que l'on croit beau. Ce qui importe, c'est le regard qui s'ouvre - sur le monde ou sur soi. Et, surtout, qu'illusions, préjugés ou vieillesse ne le referment pas.

Publié dans Fables

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Rubik's cube

Publié le par Carole

 rubik's cube
 
    Ce qui m'a étonnée, ce n'est évidemment pas de découvrir, au pied de l'échelle, au lieu du sourire fatigué du clown, un Rubik's cube - car depuis longtemps je sais que l'étrange est au coin de la rue, et que de mystérieuses cohortes de rêveurs s'affairent dans cette ville à transformer en chemins de traverse ou de ronde nos parcours les plus quotidiens. Non, ce qui m'a étonnée, c'est que le Rubik's cube - vous savez bien, cet infernal casse-tête qu'on ne peut résoudre qu'après des études approfondies de mathématiques - était résolu
   Au-dessus de l'échelle, toute la folie du monde - les embouteillages, les panneaux multidirectionnels avec leurs injonctions contradictoires, et la Tour de Bretagne, notre petite Babel de Nantes, se dressant en habits de fusée vers le ciel sombre et lourd... En bas, dans l'éboulis d'arbustes et de pierres, au bord du fleuve, le casse-tête bien en ordre, définitivement résolu, scellé d'un cachet rouge en forme de flamme heureuse...
 
    Et si l'esprit de fantaisie était, en effet, la solution à ce casse-tête insoluble, à cette énigme sidérante qu'est devenue l'existence des hommes ?
   S'il était la petite flamme, le flambeau léger qui ne peut s'éteindre, et d'âge en âge se transmet, pour nous donner ce qui vaut bien plus que la vie, le goût de vivre et la joie d'être au monde ?

Publié dans Nantes

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L'esperluette

Publié le par Carole

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pour Emma, forcément
 
 
    Il s'agissait de changer la chaudière. Nous attendions le plombier ce matin. Et nous avons vu arriver deux plombiers, le père septuagénaire aux cheveux blancs, & le fils quadragénaire aux cheveux gris. Toute la journée ils ont travaillé côte à côte, le père tonnant & le fils agissant, le fils sérieux & le père blaguant, conformément aux rôles que l'usage leur avait distribués. En lutte, comme il se doit, le père s'efforçant de faire croire qu'il était jeune, le fils le bousculant un peu pour lui montrer qu'il était vieux. Mais si souriants tous deux, si joyeux d'être ensemble, père & fils, fils & père...
   C'est bien rare, de voir ainsi père & fils travailler côte à côte, ou plutôt, c'est devenu bien rare, aujourd'hui.
    Je sais que l'avenir est à l'indépendance, au free-lance, je sais que la famille est un foyer de névroses, je sais que tout lien est une entrave, je sais qu'il faut que jeunesse se passe au loin, je sais que... je sais tout cela. J'ai même lu Tourgueniev...
   Mais quel duo ils faisaient, ces deux-là, basse & baryton, Laurel & Hardy, complices inséparables.
   Sur tous les côtés de leur camionnette, en rouge, en bleu, triomphait le noeud souple & serré d'esperluette - l'esperluette, le &, ce symbole que les calligraphes médiévaux ont imaginé, que les typographes ont tant aimé jadis, mais qu'on délaisse désormais, qui n'est plus sur nos claviers qu'un signe égaré dans les marges ou bien, sur quelques vieilles cabines téléphoniques, un dessin gris et pâle, couvert de tags, tristement isolé.
    Pourtant... si, dans ce noeud perlé de l'esperluette - liant d'un seul trait d'encre & de pensée le e & le t du et qui coordonne -comme on dit joliment en grammaire-, dans ce & délicat comme un fier hippocampe, dans cette clé de tout qui fait chanter le lien & dessine l'union, s'il y avait, non pas le bonheur - qui jamais n'est acquis, qui ne supporte pas qu'on lui assigne un lieu-, mais un chemin vers le bonheur, un petit tour de ronde à essayer, main dans la main, une humble perle d'espérance à faire rouler sur cette terre, au lieu du vieux rocher ?
    Ne pas être seul soi. Mais père & fils, mari & femme, frère & ami, toi & moi, moi & l'autre. Cultiver le lien, filer & nouer sa  vie en esperluette. Etre un peu plus que soi.

Publié dans Fables

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Départ

Publié le par Carole

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    Non, je ne rêvais pas. Il y avait bien, sous les pieds des deux enfants vieillots du pictogramme, de très minces et modernes "planches à roulettes". A peine visibles mais bien là.
    Et ils couraient dans le ciel en se tenant la main, grand frère et petite soeur, skateurs de l'azur buissonnier, ombres légères emportées par le vent. Enfants d'éternité, gamins de toutes joies suivant la piste des nuages, ils bondissaient, sur les chemins anciens et les routes nouvelles, vers on ne sait quelle école du bonheur, dans l'autre direction, là-haut, tout là-haut... 

Publié dans Fables

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Visages de pierre

Publié le par Carole

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    Des Roms étaient venus s'installer là, l'hiver dernier, derrière l'inutile palissade de bois pourrissant. On les avait expulsés bien sûr, par un petit matin glacé. Ensuite, par mesure de précaution - s'ils allaient revenir ? -, on avait posé de hauts grillages acérés, et on avait fait venir des blocs de pierre qu'on avait poussés tout autour du terrain, pour bloquer les issues. Et les pierres étaient restées là, à pleurer en chaos sous la pluie, comme au pays des menhirs renversés.
    Puis le printemps était venu, quelqu'un était passé, avec son pochoir, son encre bleue, son encre rose. C'était un être au coeur léger, à l'imagination nomade et à l'humour flâneur. Sur les pierres il avait posé des visages humains, des sourires humains, toutes sortes de visages ordinaires ou laids, toutes sortes de sourires, lunaires, vulgaires, malicieux ou grotesques, mais si humains, vraiment humains. Et les pierres étaient restées là, à vivre en peuple sous le ciel, comme au château du vieil abbé Fouré.
 
    Il est bon quelquefois de rendre forme humaine à ce qui près de nous a pris forme de haine.

Publié dans Nantes

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Toutes ces ombres...

Publié le par Carole

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      "Pour moi, j'aimerais tenter de faire revivre, dans le domaine de la littérature au moins, cet univers d'ombre que nous sommes en train de dissiper.."
(Tanizaki Junichirô, Eloge de l'ombre)
 
 
   C'était au matin, je luttais, prisonnière d'un rêve oppressant, d'un triste cauchemar. Quelqu'un - qui donc était-ce, comment avait-il pu prendre voix dans mon esprit ? - criait d'une voix dure : "Balayez-moi toutes ces ombres !" Et je me suis réveillée, comme si on m'avait soudain balayée moi-même, dans la froide lumière d'un matin de pluie. Des misères de la nuit je ne savais plus rien mais la phrase étrange et féroce a résonné toute la journée dans mon esprit fatigué : "Balayez-moi toutes ces ombres !"
    Un écrivain japonais a écrit un "Eloge de l'ombre"... J'ai aimé cet éloge mobile et chatoyant, et pourtant aussi nettement bâti qu'une silhouette du théâtre kabuki. A l'ombre, aux nuances incertaines et rêveuses de l'obscur, Tanizaki associe l'âme japonaise, et il compare l'âme occidentale à la clarté aiguë, traquant tous les recoins de l'ignorance... - ce en quoi il se trompe, car il y a aussi une ombre d'Occident, celle de Caravage et La Tour, celle de Nerval et de Hugo... - Il déplore, surtout l'"intoxication" de lumière électrique qui a envahi le Japon, détruisant dans sa naïve brutalité toute une architecture de l'ombre, toute une poésie de l'ombre - toute une culture de l'ombre. L'ombre seule nous donne la lumière, explique-t-il, puisque l'ombre seule incite à regarder ce que d'abord on ne voit pas, à reconnaître l'inconnu, à avancer vers l'ignoré... 
   - Que me disais-tu donc, absurde voix du matin froid : "Balayer toutes les ombres" ? Mais qu'avons-nous de plus précieux que nos ombres, toutes nos ombres ?
   Ombre de la pensée, qui nous fait désirer de scruter les murs de la caverne. Ombre du doute qui nous fait signe de chercher plus loin. Ombre des mots ourlant à longs fils de mystère la phrase du poète. Ombres qui chantent, ombres qui pleurent en toute voix qui monte. Ombres venues de loin qui errent en nos mémoires, peuple bruissant et doux qui marche devant nous. Ombres penchées sur l'eau de nos vies qui s'éloignent, de nos rêves au miroir.
    Elles ne sont pas l'envers de la lumière, elles sont la lumière - la condition de la lumière.
    Balayer les ombres ? Ce serait disparaître. 

 

Publié dans Fables

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