Fait divers
Dans le journal local, ce matin, à la rubrique des faits divers, voilà ce que j'ai lu :
"Faits divers - vendredi 24 février 2012 -
Un train de marchandises a heurté un piéton, vers 1h40, dans la nuit de jeudi à vendredi, en gare de Thouaré-sur-Loire. Ce jeune homme de 26 ans, originaire de Nantes, est décédé peu après le choc. Le trafic de fret a été légèrement perturbé."
J'ai lu ces lignes et je n'ai pas, comme si souvent, tourné la page en essayant d'oublier, en m'absorbant dans les mots croisés ou le récit d'un meeting électoral.
J'ai lu ces lignes avec horreur, avec révolte, et j'ai dit : non !
Non, non et non. Non, cela ne sera pas. Pas ainsi. J'ai refait l'article.
"Dans la nuit de jeudi à vendredi, vers 1h40, le train de marchandises qui se dirigeait vers La Baule s'est arrêté à la gare de Thouaré-sur-Loire, où d'habitude il ne fait pas halte à cette heure tardive. Il a freiné à la hauteur d'un jeune homme de vingt-six ans, originaire de Nantes ou peut-être d'ailleurs, qui marchait tristement sur le quai. Il l'a laissé monter, puis, dans la nuit remuée de feux, de signaux d'astres et de roulements de nuages, il l'a emporté rapidement jusqu'à l'océan. Là-bas, sur un autre quai, le jeune homme a trouvé le bateau qui l'attendait et a pris la barre de sa jeune vie, sur une mer calme et belle, moirée d'étoiles et de promesses."
"Dans la nuit de jeudi à vendredi, vers 1h40, un jeune homme de vingt-six ans, originaire de Nantes, ou de nulle part, qui, dans un moment de désespoir, s'était couché sur la voie ferrée en gare de Thouaré-sur-Loire, s'est relevé soudain, réveillé à l'amour de la vie par la vibration claire des rails, et il a bondi sur le quai, de toute son énergie retrouvée. De la main, il a salué le train qui traversait la nuit, puis il a marché, longtemps, dans la campagne, jusqu'au soleil du matin, heureux d'avoir échappé à son plus mauvais rêve."
"Dans la nuit de jeudi à vendredi, vers 1h40, un ange qui passait, pas du tout par hasard, sur le quai désert de la gare de Thouaré-sur-Loire, a trouvé le jeune homme triste qu'il cherchait depuis si longtemps, et l'a fermement pris par la main. Ensemble, ils sont sortis de la gare. On ne sait où ils sont allés, mais ils semblaient heureux."
J'ai tout refait, tout recommencé. Cela n'a servi à rien. Les lignes fatales, brèves et distantes, étaient toujours là, dans le journal local qu'on ne réimprimerait pas, refermant à jamais le destin du jeune homme, en noir et blanc, sur cette unique nuit tragique.
Je sais bien que je ne peux pas, avec des mots, rien que des mots, empêcher une jeune vie de dérailler, dissuader un train lancé d'aller droit sur ses rails, tenir la nuit et le malheur à respectueuse distance de la jeunesse et de l'espoir.
Avec des mots, rien que des mots, je le sais bien, que je ne peux pas faire grand chose. Juste empêcher le silence, ce triste sire, plus épais que la mort, plus vain que le pauvre bourdonnement des faits divers, de faire tranquillement la loi.
Juste empêcher l'indifférence, la sotte indifférence, de nous tenir lieu de raison.