Etoile vers demain,
Petite étoile du village,
Accrochée toute nue,
Ecorchée toute rouge,
Au poteau électrique.
Modeste rose au vent glacé,
Fleur de pauvre lumière,
Traversant seule le noir,
Comme un coeur en hiver.
Aiguille vive de Noël,
Piquée dans le tissu des nuits,
Pour tracer le chemin
Qui n'ira pas bien loin.
Petite étoile du village,
Petite larme de courage,
Trempée au feu
De l’espérance.
Et nous qui te voyons à peine.
Et nous qui ne prenons pas garde.
La porte
Exposition - médiathèque Beauce et Gâtine - Selommes
J'ai voulu hier aller visiter la médiathèque. Car il y a maintenant une médiathèque dans ce petit village où j'ai pris, tout enfant, l'habitude d'entasser presque sans choisir, sur les rayonnages de ma vieille bibliothèque fermée de grillages comme un garde-manger, les livres achetés à la ville, comme un pauvre aurait enfermé dans l'armoire à provisions son grain, son huile et son sel - pour ne pas mourir de faim pendant les vacances - pour ne pas disparaître de ne plus avoir un seul quignon de papier imprimé à me mettre sous la dent.
J'ai trouvé porte close, bien sûr, en cette période de fêtes.
Mais devant la porte fermée il y avait une autre porte.
Celle-là était sans serrure et ouverte à tous les passants de ce monde. Elle avait été peinte en bleu de lavande et de source, et un enfant y avait calligraphié, aux changeantes couleurs de l'espoir, les premières lignes, si souvent oubliées, si souvent bafouées et trempées dans le sang, de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme.
Fermant cette bannière d'arc-en-ciel, le mot fraternité était posé très rose, oiseau d'aurore sur sa branche espérance. Et, là-bas, tout au bout, l'accent aigu, traçant sa route, délié comme une aile, paraissait s'envoler plus haut, bien plus haut que la barre du t, bien plus haut que toutes les portes barrées.
C'était si beau, si accueillant que je suis entrée.
L'arbre de Noël
Rue de tous les commerces, dans la joie scintillante et factice du marché de Noël, sous l'étendard municipal des fêtes obligatoires, l'arbre se tenait droit dans sa beauté native.
Au milieu de ses frères d'avenue, ces noirs vaincus aux bras de branches nues, il avait seul gardé sa parure de feuilles. Seul il avait, dans l'hiver et le froid, contre toute raison, conservé ses habits de vivant. Dans la nuit bleue que glaçait la pluie lente, il dansait immobile, niant tranquillement tout ce qui nous défait, tout ce qui nous abaisse. Plus loin que les ciels morts pendus aux réverbères, plus haut que les forêts de leds, plus lumineux que les boutiques habillées de guirlandes, il indiquait la route claire, le grand chemin de vie qui traverse le temps, ignorant de l'argent, des usages et des jours.
Le voilà, ai-je pensé, le véritable esprit de la fête. Le voilà, celui qui nous parle d'espoir. Le voilà, celui qui accroche à nos coeurs l'étoile du matin. Le voilà, le messager de liberté, l'arbre au feuillage de lumière et de joie.
Le voilà, l'arbre de Noël.
L'homme de Victor Hugo
J'ai découvert avec surprise, sur une colonne Morris, qu'on pourrait bientôt voir au cinéma l'Homme qui rit - le tragique et invisible Gwynplaine de Victor Hugo, celui dont le visage torturé, indescriptiblement détruit, ne pouvait pas plus être vu sans horreur que celui d'Elephant man.
Après tout, pourquoi pas ? Le cinéma redonne, bien souvent, l'impulsion de la vie aux oeuvres qu'on ne lisait plus guère - et tel est sans doute aujourd'hui le cas de ce monumental et terrible Homme qui rit. Et puis, je crois que Hugo, qui fut un adepte des premières expériences photographiques, aurait aimé le cinéma, sa force épique et son pouvoir de fasciner les foules.
Mais ce qui m'a paru le plus remarquable, sur l'affiche, c'est qu'on avait glissé le nom de Victor Hugo juste sous la première partie du titre - donc sous L'HOMME. Si bien qu'on pouvait lire, aussi bien que L'HOMME QUI RIT, ce titre en quelque sorte second - ou premier ? - : L'HOMME DE VICTOR HUGO.
Et tous les reflets mouvants de la ville en fête s'imprimaient en édifices croulants de lumière, en murailles d'or liquide, en manèges tounoyants, en pyramides rouges et tremblantes, récrivant en images incertaines et en échos sans fin cet HOMME QUI RIT, cet HOMME DE VICTOR HUGO, sur la paroi de verre lisse de la colonne Morris, que bleuissait la nuit.
L'écrivain de génie, n'est-ce pas celui-là justement, qui dans son oeuvre capture, pour qu'ils chantent ou qu'ils hurlent, tous les échos des âmes humaines, tous les reflets du monde ? La lumière et l'ombre. L'or et le sang. Le poids des êtres et la mobilité des destins. La vie présente et la vie à venir. Ce qui déjà existe, et ce qui existera dans les siècles inconnus. Ce que l'on voit et ce que l'on verra.
N'est-ce pas celui qui, posté comme un veilleur sur la route du temps, tend un miroir à l'Homme, ce monstre indéchiffrable et changeant, splendide, hideux, tragique et infini, puis qui lui dit : "regarde" ?
La ville la nuit
La Loire devant l'hôpital - Nantes, quai Moncousu
"Je suis le pilote de la Pinta, venu pour vous aider. Dormez tranquille, je conduirai votre bateau cette nuit.."
(Joshua Slocum)
La ville la nuit, quand on la voit de l'hôpital, est si douce dans ses plis de lumière.
Le malade s'est levé de son lit. De la fenêtre il regarde les étoiles des hommes : astres rapides des voitures, comètes longues des grues lancées vers l'avenir, fusées des ponts tendus vers d'autres rives, hublots pâles des tours où toujours quelqu'un veille... Plus bas, penchant sa tête lourde, il voit le fleuve emportant le monde en reflets colorés, palpitants et tremblants - et ce chemin dans l'ombre qui s'en va sinuant sur le calme rivage.
Le malade sait bien qu'il ne dormira pas. Dans la grande paix nocturne de l'hôpital, où règne l'ordre qui doit accompagner ceux que la mort convoite, il regarde la ville, et c'est comme un champ de vagues aux sillons phosphorescents sous la Croix du Sud, où faire aller son rêve, caravelle égarée. Demain, qui sait ? il souffrira, demain, peut-être, il s'en ira dans la boîte de chêne. Mais tout est si paisible ce soir dans la chambre solitaire, face à ce coeur du monde où bat dans la nuit éternelle le sang vivant de la lumière, qu'il lui semble savoir ce qu'aurait été le bonheur.
Décor
C'est si étrange, une ville, la nuit, quand elle se fige dans ses pans d'ombres et de couleurs. Vue des toits, on dirait un décor de théâtre, une maquette aux plis de carton soignés peints de bitume et de grands aplats lumineux.
Un avion s'est accroché là-bas, dans ce ciel brun d'aujourd'hui où l'on ne peut plus lire la route de l'étoile polaire. Immobilisé par la pose, réduit à sa seule empreinte de lumière. Comme un trait de craie cherchant les mots d'on ne sait quel récit perdu. Comme un coup de canif dans la toile du décor, laissant voir la lueur des coulisses. Comme une fusée d'artifice égarée, oubliée seule après la fête. Comme une de ces armes qu'en Amazonie des Indiens jettent aux hélicoptères qui les survolent - flèche lancée dans l'espace par la terreur de disparaître.
Cette fin d'année est traversée d'absurdes rumeurs de fin du monde. Personne n'y croit, et pourtant tous, nous nous étonnons tant, chaque jour, que cette planète en péril, ce beau navire surchargé et blessé, continue malgré tout sa traversée, qu'il nous semble probable que quelques fous se persuadent d'une imminente apocalypse. Ce monde est si peu de chose... rien de plus sans doute dans l'univers, et peut-être même beaucoup moins, que cet avion, là-bas, réduit à un seul trait de craie mince et près de s'effacer, au grand tableau du ciel, au-dessus de la vieille cathédrale.
C'est si fragile, une ville dans la nuit, on la pare pour Noël, elle brille de tous ses feux, mais, vue de loin, elle n'est guère qu'un décor de carton noir et or qu'un courant d'air perdu dans l'univers suffirait à disperser à jamais.
Depuis les toits, là-haut, regarder, la nuit, la ville s'éteindre peu à peu, fenêtre après fenêtre, lucarne après lucarne, paupière après paupière, tandis que s'éloigne le machiniste, et que seuls tremblent, au vent glacé de solitude, les maigres troncs des réverbères, sous un ciel sans étoiles, c'est toujours très beau, très doux, vraiment fascinant, délicatement triste, vaguement douloureux...
La Cour de Versailles
Je ne sais ni quand ni pourquoi exactement, un La Bruyère d'ici, ironiste profond et naïf, a nommé "Cour de Versailles" l'une des rues les plus étroites de cette ville, cette impasse qui ne voit le soleil qu'en tordant son vieux cou vers un mince carré de ciel pâle, cette cour ancienne et de caractère que deux mâchoires de grilles retiennent prisonnière.
En la photographiant, par une de ces associations de pensées qui me viennent souvent, ajustant les idées en marabouts de ficelle et dominos, suivant la piste des mots sur les chemins déroutants de l'analogie, je me suis remémorée une anecdote très ancienne, un petit dialogue que j'avais eu, il y a de cela des années, avec une jeune Malienne qui lisait le "De la Cour" de La Bruyère :
"- Tiens, vous lisez La Bruyère ?
- Bien sûr. Depuis longtemps : j'ai acheté le livre au Mali.
- Au Mali ? On vend La Bruyère au Mali ?
- Evidemment", avait-elle conclu d'un ton sec.
Evidemment. Evidemment, je l'avais vexée.
Pourtant. Qu'au Mali on ait pu s'intéresser à ces essais rédigés à la Cour de Versailles, sourire de Pamphile et d'Arrias, reconnaître en riant des Ménalque, fouiller les ombres du Roi-Soleil, s'interroger sur l'homme dans le français emperruqué du Grand Siècle, cela n'avait rien d'une simple évidence, cela méritait vraiment réflexion.
La francophonie, diront certains, la francophonie, trouble héritage des temps coloniaux... C'est vrai sans doute... mais je pense que la jeune Malienne n'aurait pas été de cet avis, elle qui aimait tant La Bruyère. Alors ? n'est-ce pas aussi que les grands ouvrages de l'esprit infusent au loin les pensées, car, se pliant sans fin, tant leur matière est souple et solide, aux jeux des interprétations et des métamorphoses, il savent se faire partout justes et vrais, nécessaires... Je veux croire qu'on vend toujours Les Caractères aujourd'hui, dans les librairies menacées de Bamako inquiète, et qu'à Tombouctou, sur les ruines des bibliothèques fumantes, on les lit encore en secret...
Je suis sûre qu'il aurait été heureux, La Bruyère, de voir cette grille orner en moraliste l'entrée de la "Cour de Versailles", et, plus encore, de bavarder avec l'étudiante malienne, de réfléchir avec elle un moment à cet étrange pouvoir qu'ont les mots, quand ils sont hardiment affûtés par l'esprit, bien frottés d'ironie, lestés de sens et fortement empoignés par la lucidité, de s'en aller en ce monde ouvrir partout les portes de la pensée et de la liberté, verrouillées par la peur - ou par le conformisme.
La leçon du docteur Ecorchard
"Intellige priusquam discutias", c'est-à-dire : "réfléchis, démêle les choses, avant de te prononcer et de décider".
Cette plaque de bronze, poinçonnée de fleurs oxydées, sur laquelle figure une date à demi effacée - 1595 - ainsi que trois initiales accolées étroitement enroulées -YBD - a été posée sur le mur d'un pavillon du Jardin des Plantes de Nantes par son fondateur, le docteur Ecorchard. Le pavillon est un peu à l'écart, la plaque dort dans l'ombre d'un grand marronnier d'Inde, et peu de Nantais la connaissent.
Pourtant, une petite légende l'entoure et l'auréole. Car Ecorchard a toujours affirmé l'avoir sauvée des décombres d'une bâtisse démolie, dans la vieille rue des Trois-Pendus qui longeait autrefois le jardin. Selon lui, la plaque commémorait une sinistre aventure, également rappelée par le nom de la rue :
En 1595, trois jeunes gens accusés de meurtre avaient été hâtivement condamnés à mort et pendus. Peu après, on avait découvert le vrai coupable, et constaté leur innocence. Mais bien sûr il était trop tard pour ramener à la vie les trois jeunes suppliciés. Dans un élan de remords et de droiture à l'antique, le juge responsable de l'erreur aurait fait graver et apposer cette plaque sur la façade de la maison du crime.
J'ai toujours pensé qu'Ecorchard avait entièrement inventé cette histoire et commandé lui-même la plaque, discrètement, à un graveur local - dans l'esprit gothique et méditatif du manoir que se faisait construire, à peu près au même moment, le fameux Thomas Dobrée.
Evidemment, me direz-vous, on ne peut pas le prouver, et qui sait si l'histoire n'est pas authentique, après tout...
Une chose est sûre : dans ce petit Eden qu'est le Jardin des Plantes imaginé par Ecorchard, dans ce vert paradis clos sur lui-même, tout ondulant de ses lacs, de ses cascades, de sa grotte, de sa "montagne" bâtie par des vieillards, de ses arbres et de ses fleurs venus du monde entier, de ses chemins qui tournent, de ses colombes toutes blanches et de ses bancs Le Centaure, cette plaque est, en quelque sorte, le point d'orgue nécessaire. A l'écart des badauds, elle est comme un prolongement, au-delà de la mort, du rêve d'harmonie, de bonheur et de perfection de cet homme remarquable, de cet Henry Thoreau de chez nous. Je crois même qu'elle nous donne tout le sens de son jardin.
Intellige, nous dit-il, intellige : c'est-à-dire, lie et délie, tire et trie chaque fil, prends le temps de le suivre, recueilles-en le sens, vois comment il se noue aux autres, et puis, soigneusement, lis-le, et, pour toi-même, lentement, relis-le.
Ce noeud complexe et délicat, respecte-le, accueille-le comme une fleur complexe et tournoyante, laisse-le grandir et mûrir, ne va pas le trancher trop tôt.
Et même, ne le tranche jamais tout à fait.
Considère toujours le long cheminement des causes et des effets, la place de chaque arbre dans la plantation, la lente histoire de chaque racine, l'élan fragile de chaque branche, l'épanouissement de chaque fleur, le sort de chaque fruit. Prends les chemins qui vont en rond, suis le courbe trajet que t'indique là-haut la colombe, passe de l'ombre à la lumière, et glisse de la lumière jusqu'à l'ombre qui vient, imite la vieille carpe et le canard placide qui veillent sur le lac. Promène-toi dans ta pensée comme aux allées d'un jardin.
Peut-être alors sauras-tu quelque chose. Peut-être plutôt en resteras-tu à tes questions, ou à tes rêveries les plus indécises, mais ce sera pour toi le début du savoir, qui ne mène jamais aux certitudes.
Hélas ! Au paradis du docteur Ecorchard, le Malin, comme dans l'autre, guettait son heure : le savant amateur de jardins mourut un après-midi d'une morsure de serpent, alors qu'il herborisait avec ses élèves.
Depuis, partout sur cette terre, les hommes, jetés aux fanatismes qui égorgent et déchirent, dévoués aux certitudes tranchantes et mordantes, n'ont cessé de piétiner et d'ensanglanter sa devise.
Pourtant, ceux qui entrent au Jardin, sans s'en douter peut-être, s'en vont toujours sur les pas du docteur Ecorchard, par les chemins qui tournent et qui patientent, où, de détour en allée, de lacet en passerelle, de carrefour en croisement, ils apprennent à voir, à méditer, et à suivre sans hâte le fil sans fin que déroula pour eux le sage.
J'aime, au Jardin, regarder, dans les sentiers ombreux semés d'oiseaux, les promeneurs marcher en rond, démêler lentement le secret des allées, et, guidés pas à pas par l'élan calme des arbres, des parfums, des herbes et des pensées, avancer doucement vers eux-mêmes. C'est très beau, docteur Ecorchard, vraiment très beau.
Vanité
C'était un samedi à midi, il avait plu gris et froid toute la matinée. Puis, brusquement, un rayon inattendu de soleil hardi avait réussi à tirer les rideaux ternes de la pluie, libérant la lumière. Je passais justement place Viarme - la vieille place des marchés où l'on a jadis fusillé Charette. Je suis restée un moment à chiner, tandis que les brocanteurs s'attardaient, voyant les chalands revenir.
Il est toujours si curieux, si intéressant, de traverser une brocante... Chaque étal est comme un petit théâtre, où des objets égarés, désuets et maladroits, jouent de nouveau à vivre.
Un fier cheval de bois galopait seul dans un pré de tapis ; un coffre de marin peint de coeurs et de myosotis, recouvert d'étiquettes effacées, attendait un navire en partance ; un sac à main de bal laissait béer ses mailles d'argent, délicates et filées comme un bas d'araignée... Partout, des verres, des assiettes, des carafes de cristal au clinquant éraillé, des soupières fêlées et fleuries d'abondance, toute une vaisselle dépareillée de festins oubliés. Des boîtes marquetées emplies de bijoux à l'éclat hésitant, des miroirs mouchetés de tain dans leurs cadres dorés. Et puis des tableaux, quantité de tableaux, couchés sur le sol, entassés dans des caisses, installés de travers sur des chevalets de fortune, posés en équilibre contre les parois rouillées ou taguées des vieilles camionnettes.
Le bric-à-brac étrange des successions et des faillites. Les dépouilles à peine défraîchies des beautés d'avant-hier, frottées et revernies par des marchands de splendeurs et de peaux de lapins, achetées pour pas grand chose, vendues pour presque rien...
Je m'étais arrêtée pour regarder ce très joli Cézanne, qu'avait peint une Odette dont je ne pouvais lire que le prénom. Près du bouquet posé en cubiste équilibre sur son carré bourgeois de nappe provençale, une planche d'anatomie illustrée de cercles redoutables exposait aux badauds quels tourments infernaux, innombrables, peut causer à un corps humain une simple infection buccale. Isadora dansait dans l'ombre en bleu et rose, ignorant encore que son écharpe serait rouge au dernier jour. Un castor en manchon qui ne réchauffait plus nulle jolie main baguée regardait les passants de ses yeux étonnés. Sur le plateau de bois gris que soutenaient des tréteaux un peu bancals, on avait dressé trois mignonnes assiettes, épaves faïencées de vaisseliers perdus. Une chope attendait d'être bue, à la santé du dernier mousquetaire. Et les roses d'Odette dansaient dans le soleil, près du rideau tiré, bouquet gracieux et vaguement funèbre.
On appelait autrefois vanités ces tableaux qui montraient, sous le luxe et la grâce, la mort flânant, la ruine grimaçant, et le temps grignotant. La vie, en somme, ce beau festin joyeux où s'invite, en convive obstiné, celle qui dépareille les assiettes, les bijoux et les êtres, puis jette au tombereau d'oubli le talent distingué des artistes du dimanche - tout aussi bien que le génie des maîtres.
Il s'est remis à pleuvoir violemment. L'averse battait l'auvent qu'on décrochait. Il n'a fallu que quelques instants aux brocanteurs pour tout renfermer derrière les portes coulissantes des camionnettes qui démarraient déjà. Sur la vieille place Viarme, où le reflet des flaques s'approfondissait de boue, je suis restée, seule et trempée, surprise, et presque triste, de n'avoir rien acheté, de n'avoir rien à emporter, dans le gris de ce jour, de tant de frêles merveilles qui tout à l'heure m'étaient offertes.
Patience
Il n'est pas des beaux quartiers, celui-là, mais de l'humble banlieue.
C'est un vieux, très vieux platane. Il a peut-être deux cents ans. Son tronc noueux à l'écorce pelée emplit la petite place de la Patience où il est planté. Il a traversé des misères et des guerres, des heures sans gloire et des saisons d'épargne, et il est là, vieux combattant ridé des humbles héroïsmes, statue pesante à la tête qui penche de l'éternelle acceptation. Ses racines longues et larges, couturées, fatiguées mais solides encore, soutiennent, muscles tendus, les pavillons, les jardins, les clôtures, les petites vies des petites gens qui habitent les rues voisines. Il ne peut pas mourir, il ne peut pas lâcher. Car ces rues-là portent de pauvres noms : rue de la Persévérance, rue de l'Espérance, rue de la Réussite - les noms de ces vertus qu'on prêche aux humbles, et dans lesquelles il faut que la vie fermement s'enracine, quand on n'est pas tout à fait de la ville, et qu'on lutte, qu'on s'évertue, tête basse, front ridé, dans l'ombre des banlieues pavillonnaires. Patience il est, et patience il s'acharne.