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nantes

Le Transbordeur

Publié le par Carole

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La pile du vieux pont Transbordeur, depuis longtemps détruit, est restée là, seule et grise, à peine rougie de mousses, près des tréteaux de bois blanchis qui soutiennent la rive lasse comme de grands os usés.
C'était un monument, ce pont, au temps où Nantes était une ville industrielle. Il servait à transporter les ouvriers des chantiers navals. On s'en allait d'un quai à l'autre, dans les nacelles, comme à la foire, on se balançait un moment au-dessus du vide, on regardait l'eau de l'estuaire lutter vainement, morne et ridée, sous la poussée de la marée, et puis l'on descendait Prairie aux Ducs, aux ateliers Dubigeon. C'était là, dans le vacarme des coques de fer, des cales et des grues grinçantes, que se façonnaient les navires fabuleux qui parcouraient légèrement le monde.
En ce temps-là, la Loire infusait la ville, les rues étaient boueuses, populeuses et joyeuses, et l'on voyait partout le soir des mécanos en bleu de chauffe, des dockers et des marins ivres, et des filles à marins peintes comme des reines de jeu de cartes.
En ce temps-là - c'était dans les années 20, dans le grand élan ardent et douloureux de l'après-guerre -, il y en avait partout, des usines - immenses ! Aux Batignolles, par exemple, au nord de la ville, dans la puissante filiale de la compagnie parisienne, on embauchait sans cesse ; ça venait de toute l'Europe. Des Français, des étrangers, de partout, ça arrivait, des gens simples accoutumés à obéir, qui pour beaucoup s'étaient habitués au feu sur le front.
Ils travaillaient comme ajusteurs, tourneurs, fraiseurs - des métiers de fer et de flamme dont on ne parle plus guère. On les payait à la semaine, et ils logeaient sur place, dans une sorte de coron de bois peint de rouge, qu'on avait bâti pour eux.
 
Voilà ce que c'était, Willy, un gars des Batignolles. Un Polonais. Il était ajusteur toute la semaine. Le dimanche, il était acrobate. Où il avait appris ses pirouettes et ses envols de trapéziste ? On ne savait pas trop... peut-être qu'il avait travaillé dans un cirque, quelque part, en Pologne, en Allemagne. Ou peut-être après tout qu'il avait appris tout seul. Il s'était bien baptisé tout seul, Willy, après s'être un moment appelé Wilhelm, ou même Wladislas, on ne savait plus. Qu'est-ce qu'on en savait, de Willy ? c'était juste un gars des Batignolles, on ne lui avait pas demandé de raconter sa vie.
Chaque soir, il entraînait ses muscles, il s'assouplissait avec méthode. Il fréquentait les salles de gymnastique. Et tous les dimanches, il partait s'entraîner en secret, quelque part dans la campagne avoisinante, là où il y avait des arbres pour s'élancer, et des oiseaux pour regarder. Une fois tous les deux ou trois mois, par beau temps, des gars l'aidaient à enfoncer des potences dans la terre meuble d'un jardinet de la cité : il y accrochait ses cordes, le public s'attroupait, et il donnait sa représentation. Il savait tout faire ; il était équilibriste, trapéziste, gymnaste, plongeur aussi... il pouvait tout faire, on vous dit. L'été, au-dessus de l'Erdre toute proche, il planait comme un cormoran, s'élançant des saules aux moignons tordus, pendant que les familles mangeaient sur l'herbe ou canotaient. Un as, ce Willy, un dieu, dans son maillot noir. On trépignait de joie, on l'acclamait, on lui payait des coups au café de l'Industrie, et les filles l'admiraient malgré ses jambes un peu courtes. C'était si beau quand il bondissait dans les airs, quand il s'abattait d'en haut pour aussitôt s'envoler plus loin, quand il tournait dans son cerceau... Plus personne ne se souvenait du poids des outils ni de la brûlure des flammes, chacun, avec lui, se savait léger, agile, capable de marcher au ciel et de voler comme un aéroplane - comme tous ces Blériot, ces Garros, ces Thieffry dont on avait parlé dans les journaux.  Et lui, Willy, peu à peu, prenait confiance. Il savait bien qu'un jour il serait célèbre. Couvert de paillettes. Vêtu de dollars. Respecté. Admiré. De tous. Partout. A New-York, à Paris, à Lublin, et même à Sidney. Willy Wolf Wilszon, le grand Will. Wolf l'unique. Un conquérant. Un aigle. Un cormoran. Un loup.
 
Personne ne put expliquer, pourtant, ensuite, quand il fallut bien y réfléchir, comment l'idée était venue. Si ça se trouve, quelqu'un, après boire, avait grogné, en lui tapant sur le maillot : "tu devrais faire quelque chose sur le Transbordeur". Ou bien plutôt ça avait mûri tout seul, parce que ça le devait, comme toutes les grandes idées qui font un destin - les folies à la Bernard Palissy, à la Denis Papin. 
Toujours est-il qu'on n'avait pas été surpris, quand Willy avait fait éditer les cartes, et qu'il avait commencé à les vendre, le soir, à la sortie du travail. De belles cartes, pas à dire, des photographies qu'il avait fait faire en ville, où il posait dans son nouveau maillot, avec une tête de mort sur le ventre - c'était une femme des Batignolles qui la lui avait cousue, gratis - , sous ce texte aussi bref qu'éloquent : "ACHETEZ l'homme qui va mourir !" 
 
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(fresque murale consacrée à l'hstoire de Nantes,
 réalisée par la compagnie Royal de Luxe)
 
Willy Wolf, l'homme qui va mourir, celui qui va plonger du haut du Transbordeur dans un cercle de feu, avant de partir pour New York en première classe sur le paquebot Paris, on ne parlait plus que de cela dans Nantes.
Aussi, le 31 mai 1925, jour qui avait été fixé pour l'exploit, ils étaient au moins dix mille, massés sur les quais. Et les opérateurs de chez Gaumont étaient là aussi avec leur caméra. 
Le silence se fit quand Willy commença à grimper, petite silhouette sombre et lente, sur les haubans du pont. Parvenu au sommet, il accrocha soigneusement son trapèze, puis hésita quelques minutes. Dans la ville immobile, tous sentirent son regard, qui mesurait la foule. Il ne pouvait pas flancher. Puisqu'il était Willy Wolf. Le seul. Le grand. Il frotta la pierre de son briquet, alluma le cerceau enduit de pétrole habilement fixé à son maillot, tournoya un moment tout là-haut sous son trapèze. En bas, on murmurait. On ne voyait rien. Alors, d'un coup, bras tendus, il se jeta. 
Il n'y eut qu'un cri quand la petite torche qui tombait lourdement dans son cercle de fumée noire frappa l'eau qui s'ouvrit.
Willy ne remonta jamais à la surface. La marée commençait tout juste à descendre, on ne retrouva le corps que quelques jours plus tard, bien plus loin dans l'estuaire.
Asphyxié avant même d'avoir touché l'eau, c'était de la fumée qu'il était mort, pas du plongeon.
Il aurait pu réussir, après tout, Willy le loup, s'il n'avait pas eu cette idée de trop, cette idée qui scella son destin, du cercle de flammes.
Mais c'était un ouvrier des Batignolles, un pauvre ajusteur polonais qui luttait contre la misère et l'anonymat dans un monde d'acier et de feu.
Et son destin, il lui fallait bien l'accomplir jusqu'au bout.
 
Je n'ai jamais pu passer près des ruines du Transbordeur sans penser à Willy Wolf, se balançant là-haut dans les haubans, avant le saut, et au dernier regard qu'il jeta, tout en bas, à la grise eau de Loire luttant contre la mer, sous les piles du pont.

Publié dans Nantes

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Hibou

Publié le par Carole

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 Château des Ducs - Nantes
 
 
Hibou aux yeux de graines ouvertes, aux prunelles fanées,
Soldat casqué de deux cornes de lune, dans ton armure d'acanthes,
Vieil homme aux paupières lasses, aux pieds de branches sèches,
Enfant aux joues de fleurs et d'étoiles tournantes,
Bête aux ailes d'ange las, aux griffes de beau diable,
Prince du ciel retenu sur la terre par tes plumes de pierre,
Veilleur en ce château des heures qui te jettent au néant,
Cloué par ton bec de diamant,
Hameçon d'infini,
A ce centre du monde
Où tout se réunit,
O toi toujours debout,
Hibou.

Publié dans Nantes

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Autoportrait à la boule de lumière

Publié le par Carole

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    Encore une fois j'étais rue Kervégan, sur cette île Feydeau posée longue et sombre dans la ville, beau navire ensablé, avec ses mascarons baroques en figures de proue, et ses portes de vieux bois gris fermées comme des cales.
    On avait installé déjà les décorations de décembre, et des boules luisantes, pendues aux filets des guirlandes électriques, se balançaient au vent, bulles légères, emportant dans leurs cercles les reflets de la ville. Je marchais, regardant au-dessus de moi la rue multipliée grimacer et danser sous le soleil glacé comme un équipage en joie. Au revers de l'année, le temps flambait, souffle de rhum ardent, les derniers ors du monde ; les boules oscillaient dans le ciel, miroirs infimes et pourtant si profonds de l'éternelle lumière.
    Quand je me suis vue là-haut moi aussi, insecte noir au coeur d'une bulle dansante, infime passager, atome tournoyant dans la poussière des heures, je n'ai pas pu m'empêcher de me tirer le portrait.
 
    Nous sommes si légers... le vent nous pousse chaque jour un peu plus loin, c'est un sombre destin. Mais le voyage est somptueux, sur la nef des fous, des illusions et des reflets tremblants, dans la poussière d'étoiles de nos vies minuscules, paillettes d'infini dansant sur le néant.

Publié dans Nantes

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Fissures

Publié le par Carole

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Nantes - ruelle des Tanneurs 
 
Sur le flanc fatigué de cette vieille maison j'ai vu tant de fissures, tant de fractures, tant de blessures...
Dans ces brèches béantes on aurait pu serrer le poing, glisser la lame du couteau, affûter le fil de l'épée, faire avancer des tanks, faire marcher des armées, des désastres et des épouvantes, des incendies, des bulldozers, de longs écroulements.
Mais on les avait toutes, l'une après l'autre, soigneusement pansées, rejointes, réparées, cimentées, rassemblées,
pour qu'elles tiennent encore un moment ensemble, ces pierres usées, désunies, désolidarisées, prêtes à se séparer, à éclater en sanglots gris, et à s'abattre en ruines comme de longs malheurs.
Sur le flanc fourbu de la vieille bâtisse l'écorce de crépi sale se crénelait de blanc. Et c'était comme si un lierre avait fait courir sur un tronc mourant ses racines vivantes.
La maison revenue des tempêtes s'était peu à peu redressée vers le ciel où, lentement, dans la paix retrouvée, bleuissaient les nuages.
 
Il en faut de la patience, et de l'envie d'aimer, et de l'amour de vivre,
et du travail lent, et des mains d'artisans,
pour que cela tienne debout,
un édifice humain,
même un peu de travers, même pas bien joli, même pas pour toujours.
juste debout
un moment
pour que cela grandisse, pour que cela s'élève au lieu de s'effondrer
dans les beaux jours et dans le mauvais temps.

Publié dans Nantes

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Soudain la lune

Publié le par Carole

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Parfois, au soir d'une sombre journée, à la sortie d'un jour perdu à regagner sa vie sur ce monde des hommes qui nous la dispute si rudement, on quitte un instant le trottoir de bitume, on laisse derrière soi le boulevard encombré de voitures, pour marcher près du fleuve sur le quai délaissé, damier aux vieux pavés jointoyés d'herbes et de chemins enfouis.
Soudain la lune... 
Soudain la lune est là-haut sur son fil à danser lentement tout en rond.
Et le couchant lui fait un filet de lumière, et les nuages assis dans les gradins du ciel la regardent passer, hochant leurs têtes grises.
Sur le fleuve-océan, le pont de lourd béton est la barque qui va d'une rive à l'autre de l'univers, les immeubles se penchent comme des arbres au vent des îles heureuses, la ville glisse en paix sur l'écume du temps, et cette grue, là-bas, est le mât de misaine où flotte la voile bleue de l'éternel retour.
Et tout reprend sa place, et celui qui ne savait plus, celui qui marche sous la lune, voilà qu'il comprend où il est.

Publié dans Nantes

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Rien

Publié le par Carole

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    RUE LA NOUE BRAS de FER, quelqu'un avait dessiné le mot RIEN. Très soigneusement, en choisissant sur le béton effrité du blockhaus un coin plus lisse, plus pâle, traçant pour l'encadrer quatre minces virgules qui lui faisaient un cartouche - ou peut-être sur ce mur aveugle une sorte de regard, et deux moustaches de sourire.
     RIEN. Venir rien que pour dire qu'on n'a rien à dire. Se donner tout ce mal, juste pour rien. C'est un rien étonnant, tout de même.
     La Noue Bras de fer, lui qui n'était pas rien, n'aurait jamais agi ainsi pour rien, et pour rien en ce monde n'aurait rien écrit d'aussi misérable sur les murs repoussants de ses prisons héroïques.
    C'était un brave, savez-vous, un officier de beau renom, ce La Noue, dit Bras de fer car il avait, rien de moins, rien de plus, une prothèse de métal à la place du bras humain qu'on lui avait tranché. Un Huguenot du temps des guerres de Religion, dévoué à son roi, prêt à toute souffrance et à toute hardiesse, esprit puissant et distingué aussi. Grand homme, très grand homme pour livres d'histoire et rues de villes capitales.
    Et de cela, voyez-vous, justement, de cela, à mon avis, il y a beaucoup à dire... car l'histoire, au fond, l'histoire qu'on nous raconte, avec ses défilés de grands hommes, a-t-elle été vraiment écrite par la main de fer des La Noue, ou par ceux qui n'ont rien laissé ni de leurs noms ni de leurs os ? A-t-elle été bâtie par les généraux, ou par leurs pauvres soldats ? Par les rois ou par leurs serviteurs ? Par les esprits profonds ou par les humbles femmes qui leur ont servi la soupe et chauffé le lit ? Par ceux qui savaient tout, ou par les gens de rien ?
     En regardant de plus loin, en réfléchissant de plus près, il m'a semblé que ce n'était pas rien ce RIEN. Il m'a semblé que c'était peut-être comme un nouveau nom de rue apposé plus bas, plus modeste, plus terne... comme une façon de nous le dire, cela que nous savons mais qu'on ne dit jamais, qu'on nous ment sur les noms, que les hommes de tout ne sont rien sans les hommes de rien, que les hommes de rien sont dans tout, et qu'ils sont derrière tout, et que leurs vieux visages effrités nous regardent passer dans chacune de ces rues qu'ils ont soigneusement dessinées et pavées pour que tous ces grands, ces très grands hommes de l'histoire qu'on raconte y avancent en triomphe sur leurs vies oubliées, leurs vies de moins que rien, leurs vies de trois fois rien.
    Et puis, qu'importe ? Car RIEN, c'est ce que nous serons, tous autant que nous sommes. Qui se souvient aujourd'hui de La Noue Bras de fer ? Est-il rien de plus que ce nom, posé comme un timbre sur un mur de béton friable, posté là vers le rien jusqu'à ce que la rouille en mange tout le fer ? Autant dire, rien. Rien de plus qu'un homme, et ce n'est rien du tout.

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Les Ombres

Publié le par Carole

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PHOTOGRAPHE, n - 1842. Barré : "auteur qui écrit sur la lumière" (Le Grand Robert de la langue française)
 
 
Je photographiais cette grande ombre d'arbre qu'un habile éclairage projette, le soir, sur le mur du vieux château des Ducs de Bretagne, et qui vient nous rappeler que toute ville n'est qu'un amas de pierres posé sur des forêts enfouies qui renaîtront un jour - quand nous ne serons plus, hommes de passage qui cèderons la place aux mondes éternels.
Comme il arrive souvent, un passant jusque là indifférent, ralentissant le pas, s'est approché pour regarder ce que je regardais. Il a repris sa route. Puis il s'est de nouveau arrêté, un peu plus loin, seul désormais, pour regarder à loisir. Ce n'était sans doute pas la première fois qu'il passait devant l'ombre. Mais c'était sans doute la première fois qu'il la voyait...
Je le remarque souvent : quand on photographie quelque chose, quoi que ce soit, les passants se mettent à regarder. De simples choses qu'ils n'avaient jamais vues deviennent alors surprenantes, intéressantes même. Ou bien ils haussent les épaules, se demandant quelle rage peut habiter l'esprit d'un photographe... Mais ils ont regardé.
La photographie ne serait rien si elle n'était que l'art de saisir la lumière pour la fixer. Elle est aussi, elle est d'abord, l'art d'amener les regards vers la lumière du monde.
 
L'homme regardait, donc, et moi, restée un peu en retrait derrière lui, je le regardais aussi. Sur l'eau des douves se reflétaient, feux tremblants de la rampe, les lueurs égarées de cette Porte d'eau qui menait jadis à la Loire. Au loin flambait le grand incendie crépitant de la ville, et les grands mâts des grues tournaient sur les vagues assombries des nuages. L'homme était vieux déjà, et il était très seul, je le comprenais maintenant - je n'aurais su dire à quels signes infimes. Debout dans le soir qui tombait, il n'était plus devant moi qu'une ombre, regardant une autre ombre. 
Et j'ai pensé que la photographie, cette étrange écriture de la lumière, ne montre que cela, toujours, au fond, à travers les lueurs qu'elle capture : les ombres - toutes ces ombres qui passent en ce monde et glissent un moment, tout au bord de la rampe comme au parapet du néant, avant de disparaître. 

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Avant

Publié le par Carole

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Vestige, incrusté dans le mur du "Hangar des machines", d'une grue des chantiers navals de Nantes, fermés en 1987 
 
 
 
     Avant...  le ciel était si bleu... et les bateaux si blancs sur le fleuve immobile. Pas un point de rouille aux rouages du bonheur, pas une fissure au ciment de la vie.
     De grands bouquets d'oiseaux aux branchages du jour, des routes pavées de rêves, toutes trempées d'étoiles, une unique saison tournoyant sur elle-même, et chaque heure dansant comme un soleil levant dans l'orbe du matin.
     Avant... il suffisait de tendre la main, une branche s'en saisissait. Il suffisait de rire aux nuages envolés, un dieu nous saluait. Il suffisait de nommer une fleur pour qu'elle soit l'espérance. Il suffisait de jeter un caillou pour qu'un chemin prenne racine.
     Avant... quand tout était parfait, quand nous étions au monde comme en nous-mêmes, quand nous vivions là-bas et que c'était ici, et que tout faisait cercle, en Eden ou en Arcadie, en enfance ou en paradis.
     Avant... 
 
     L'âge d'or est toujours derrière nous. Pas une civilisation qui n'en soit convaincue. Pas un humain qui ne le déplore.
     Car nous allons sans cesse, et jamais ne nous arrêtons - que sur nos souvenirs, qui peu à peu se figent, dans l'azur qui s'embrume, et l'ombre qui grandit, et la rouille qui gagne, et l'illusion qu'avant, dans ce monde perdu qui est encore le nôtre, était l'éternité.

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Les dentelles de monsieur Grou

Publié le par Carole

 rue Guillaume Grou 1
 
    J'ai été très surprise, en passant par hasard dans cette petite rue, d'y découvrir, non seulement que Guillaume Grou avait à Nantes l'honneur d'une rue, mais, que, de plus, il y était signalé comme philanthrope.
    Car ce brave protecteur de pauvres Oliver Twist, ce monsieur Grou, c'était bien autre chose encore.
    Un homme d'une élégance raffinée, par exemple, qu'on voit sur ses portraits vêtu de soie brodée et de dentelles vaporeuses, nacrées comme l'écume, légères comme les bons zéphyrs poussant sur l'océan les fins trois mâts de traite.
 
               grou_armateur_negrier
photo web
 
    Et puis, encore, le créateur du Temple du Goût, merveille de l'île Feydeau, palais de toutes élégances, bijou d'architecture.
    Avant tout armateur nantais. Ce qui au XVIIIe siècle voulait toujours dire : fortune négrière, tas d'écus poussés dru sur le fumier des hommes enchaînés dans les cales.
    Voilà ce que c'était que ce monsieur Grou de Nantes : bottes de bourreau, ceinture de maître, manchettes de dentelles, tasses de chocolat en porcelaine du Japon, logis de prince dont se pare pour toujours une ville.
 
     Mais pourquoi croyez-vous que c'est de Guillaume Grou que je vous parle ? 
    Pourquoi vous parlerais-je de Guillaume Grou, à vous qui n'êtes pas d'ici sans doute ?
   Je vous parle d'un rêve affolant que je fais quelquefois, devant les grandes oeuvres de ce monde, d'une étrange vision qui souvent me tourmente devant ce qui est beau.
    Imaginez cela : si, au lieu des splendeurs d'art qu'on nous donne à admirer, par on ne sait quel procédé de superposition, ou peut-être de transparence, sur un écran de vérité, on faisait apparaître l'amas de misères, de douleurs et d'horreurs qu'il a fallu pour les bâtir, - dans quel affreux cimetière, dans quel hospice hideux nous promènerions-nous, nous qui pensions avancer parmi les palais et les chefs-d'oeuvre ?
    Pourtant, comme les dentelles de Guillaume Grou, comme le Temple du goût, ces chefs-d'oeuvre que nous admirons sont bien de purs délices, et toute la souffrance qu'il fallut accumuler pour soutenir leur perfection ne saurait leur enlever leur parfum délicat, leur goût exquis d'infini. Il m'arrive même de penser, devant certains monuments, que toute l'histoire humaine pourrait se justifier par eux. 
    C'est qu'en eux, bien sûr, nous admirons, non les petits Guillaume Grou qui ont construit sou à sou cet enfer qu'on appelle la Terre, ni les rois qui ont fait couler le sang, mais les artisans de renom, les artistes immenses et les profonds penseurs qu'ils ont employés à leur caprices. C'est que toute beauté se filtre longuement, laissant au fond du grand tonneau des siècles écoulés la lie qui peut à peu se fond au bois vieilli.
 
  - Cependant, voyez-vous, ce monstrueux alambic, cet affreux appareil d'un alchimiste fou, qui ne nous donne la quintessence qu'en filtrant, goutte à goutte, le sang, l'angoisse, le désespoir, la misère et la boue de tant de vies humaines écrasées, où, dites-moi, où le placerons-nous dans le vaste musée de nos admirations ?

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Ombre et lumière

Publié le par Carole

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Rue Kervégan - Nantes
 
 
J'ai vu ce mascaron, long visage pensif, que m'indiquait du doigt, au cadran solaire de la rue, l'heure d'un couchant d'automne. Et j'ai aimé ce masque, qu'ombre et lumière se partageaient comme un coeur d'homme.
Ses lèvres impuissantes s'ouvraient pour boire au soleil de la vie, un bref reflet du soir piquait tout l'au-delà dans sa prunelle grise.
Il était jeune, il était vieux ; il était beau, il était laid ; il était pierre, il était or ; il dormait là, mais il rêvait plus loin.
Il souriait au monde, et il pleurait peut-être. Il aurait pu parler, s'il n'avait dû se taire.
Jamais il n'avait cru être qui il était ; jamais il n'avait su être ce qu'on croyait. 
Il avait eu un nom que nul ne disait plus, comme nul bientôt ne dira plus le nôtre.
Il était simplement, à la porte du riche qu'avait ruiné la mort, semblable à tous les hommes.

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