Le Transbordeur
La pile du vieux pont Transbordeur, depuis longtemps détruit, est restée là, seule et grise, à peine rougie de mousses, près des tréteaux de bois blanchis qui soutiennent la rive lasse comme de grands os usés.
C'était un monument, ce pont, au temps où Nantes était une ville industrielle. Il servait à transporter les ouvriers des chantiers navals. On s'en allait d'un quai à l'autre, dans les nacelles, comme à la foire, on se balançait un moment au-dessus du vide, on regardait l'eau de l'estuaire lutter vainement, morne et ridée, sous la poussée de la marée, et puis l'on descendait Prairie aux Ducs, aux ateliers Dubigeon. C'était là, dans le vacarme des coques de fer, des cales et des grues grinçantes, que se façonnaient les navires fabuleux qui parcouraient légèrement le monde.
En ce temps-là, la Loire infusait la ville, les rues étaient boueuses, populeuses et joyeuses, et l'on voyait partout le soir des mécanos en bleu de chauffe, des dockers et des marins ivres, et des filles à marins peintes comme des reines de jeu de cartes.
En ce temps-là - c'était dans les années 20, dans le grand élan ardent et douloureux de l'après-guerre -, il y en avait partout, des usines - immenses ! Aux Batignolles, par exemple, au nord de la ville, dans la puissante filiale de la compagnie parisienne, on embauchait sans cesse ; ça venait de toute l'Europe. Des Français, des étrangers, de partout, ça arrivait, des gens simples accoutumés à obéir, qui pour beaucoup s'étaient habitués au feu sur le front.
Ils travaillaient comme ajusteurs, tourneurs, fraiseurs - des métiers de fer et de flamme dont on ne parle plus guère. On les payait à la semaine, et ils logeaient sur place, dans une sorte de coron de bois peint de rouge, qu'on avait bâti pour eux.
Voilà ce que c'était, Willy, un gars des Batignolles. Un Polonais. Il était ajusteur toute la semaine. Le dimanche, il était acrobate. Où il avait appris ses pirouettes et ses envols de trapéziste ? On ne savait pas trop... peut-être qu'il avait travaillé dans un cirque, quelque part, en Pologne, en Allemagne. Ou peut-être après tout qu'il avait appris tout seul. Il s'était bien baptisé tout seul, Willy, après s'être un moment appelé Wilhelm, ou même Wladislas, on ne savait plus. Qu'est-ce qu'on en savait, de Willy ? c'était juste un gars des Batignolles, on ne lui avait pas demandé de raconter sa vie.
Chaque soir, il entraînait ses muscles, il s'assouplissait avec méthode. Il fréquentait les salles de gymnastique. Et tous les dimanches, il partait s'entraîner en secret, quelque part dans la campagne avoisinante, là où il y avait des arbres pour s'élancer, et des oiseaux pour regarder. Une fois tous les deux ou trois mois, par beau temps, des gars l'aidaient à enfoncer des potences dans la terre meuble d'un jardinet de la cité : il y accrochait ses cordes, le public s'attroupait, et il donnait sa représentation. Il savait tout faire ; il était équilibriste, trapéziste, gymnaste, plongeur aussi... il pouvait tout faire, on vous dit. L'été, au-dessus de l'Erdre toute proche, il planait comme un cormoran, s'élançant des saules aux moignons tordus, pendant que les familles mangeaient sur l'herbe ou canotaient. Un as, ce Willy, un dieu, dans son maillot noir. On trépignait de joie, on l'acclamait, on lui payait des coups au café de l'Industrie, et les filles l'admiraient malgré ses jambes un peu courtes. C'était si beau quand il bondissait dans les airs, quand il s'abattait d'en haut pour aussitôt s'envoler plus loin, quand il tournait dans son cerceau... Plus personne ne se souvenait du poids des outils ni de la brûlure des flammes, chacun, avec lui, se savait léger, agile, capable de marcher au ciel et de voler comme un aéroplane - comme tous ces Blériot, ces Garros, ces Thieffry dont on avait parlé dans les journaux. Et lui, Willy, peu à peu, prenait confiance. Il savait bien qu'un jour il serait célèbre. Couvert de paillettes. Vêtu de dollars. Respecté. Admiré. De tous. Partout. A New-York, à Paris, à Lublin, et même à Sidney. Willy Wolf Wilszon, le grand Will. Wolf l'unique. Un conquérant. Un aigle. Un cormoran. Un loup.
Personne ne put expliquer, pourtant, ensuite, quand il fallut bien y réfléchir, comment l'idée était venue. Si ça se trouve, quelqu'un, après boire, avait grogné, en lui tapant sur le maillot : "tu devrais faire quelque chose sur le Transbordeur". Ou bien plutôt ça avait mûri tout seul, parce que ça le devait, comme toutes les grandes idées qui font un destin - les folies à la Bernard Palissy, à la Denis Papin.
Toujours est-il qu'on n'avait pas été surpris, quand Willy avait fait éditer les cartes, et qu'il avait commencé à les vendre, le soir, à la sortie du travail. De belles cartes, pas à dire, des photographies qu'il avait fait faire en ville, où il posait dans son nouveau maillot, avec une tête de mort sur le ventre - c'était une femme des Batignolles qui la lui avait cousue, gratis - , sous ce texte aussi bref qu'éloquent : "ACHETEZ l'homme qui va mourir !"
(fresque murale consacrée à l'hstoire de Nantes,
réalisée par la compagnie Royal de Luxe)
Willy Wolf, l'homme qui va mourir, celui qui va plonger du haut du Transbordeur dans un cercle de feu, avant de partir pour New York en première classe sur le paquebot Paris, on ne parlait plus que de cela dans Nantes.
Aussi, le 31 mai 1925, jour qui avait été fixé pour l'exploit, ils étaient au moins dix mille, massés sur les quais. Et les opérateurs de chez Gaumont étaient là aussi avec leur caméra.
Le silence se fit quand Willy commença à grimper, petite silhouette sombre et lente, sur les haubans du pont. Parvenu au sommet, il accrocha soigneusement son trapèze, puis hésita quelques minutes. Dans la ville immobile, tous sentirent son regard, qui mesurait la foule. Il ne pouvait pas flancher. Puisqu'il était Willy Wolf. Le seul. Le grand. Il frotta la pierre de son briquet, alluma le cerceau enduit de pétrole habilement fixé à son maillot, tournoya un moment tout là-haut sous son trapèze. En bas, on murmurait. On ne voyait rien. Alors, d'un coup, bras tendus, il se jeta.
Il n'y eut qu'un cri quand la petite torche qui tombait lourdement dans son cercle de fumée noire frappa l'eau qui s'ouvrit.
Willy ne remonta jamais à la surface. La marée commençait tout juste à descendre, on ne retrouva le corps que quelques jours plus tard, bien plus loin dans l'estuaire.
Asphyxié avant même d'avoir touché l'eau, c'était de la fumée qu'il était mort, pas du plongeon.
Il aurait pu réussir, après tout, Willy le loup, s'il n'avait pas eu cette idée de trop, cette idée qui scella son destin, du cercle de flammes.
Mais c'était un ouvrier des Batignolles, un pauvre ajusteur polonais qui luttait contre la misère et l'anonymat dans un monde d'acier et de feu.
Et son destin, il lui fallait bien l'accomplir jusqu'au bout.
Je n'ai jamais pu passer près des ruines du Transbordeur sans penser à Willy Wolf, se balançant là-haut dans les haubans, avant le saut, et au dernier regard qu'il jeta, tout en bas, à la grise eau de Loire luttant contre la mer, sous les piles du pont.