Les Ombres
PHOTOGRAPHE, n - 1842. Barré : "auteur qui écrit sur la lumière" (Le Grand Robert de la langue française)
Je photographiais cette grande ombre d'arbre qu'un habile éclairage projette, le soir, sur le mur du vieux château des Ducs de Bretagne, et qui vient nous rappeler que toute ville n'est qu'un amas de pierres posé sur des forêts enfouies qui renaîtront un jour - quand nous ne serons plus, hommes de passage qui cèderons la place aux mondes éternels.
Comme il arrive souvent, un passant jusque là indifférent, ralentissant le pas, s'est approché pour regarder ce que je regardais. Il a repris sa route. Puis il s'est de nouveau arrêté, un peu plus loin, seul désormais, pour regarder à loisir. Ce n'était sans doute pas la première fois qu'il passait devant l'ombre. Mais c'était sans doute la première fois qu'il la voyait...
Je le remarque souvent : quand on photographie quelque chose, quoi que ce soit, les passants se mettent à regarder. De simples choses qu'ils n'avaient jamais vues deviennent alors surprenantes, intéressantes même. Ou bien ils haussent les épaules, se demandant quelle rage peut habiter l'esprit d'un photographe... Mais ils ont regardé.
La photographie ne serait rien si elle n'était que l'art de saisir la lumière pour la fixer. Elle est aussi, elle est d'abord, l'art d'amener les regards vers la lumière du monde.
L'homme regardait, donc, et moi, restée un peu en retrait derrière lui, je le regardais aussi. Sur l'eau des douves se reflétaient, feux tremblants de la rampe, les lueurs égarées de cette Porte d'eau qui menait jadis à la Loire. Au loin flambait le grand incendie crépitant de la ville, et les grands mâts des grues tournaient sur les vagues assombries des nuages. L'homme était vieux déjà, et il était très seul, je le comprenais maintenant - je n'aurais su dire à quels signes infimes. Debout dans le soir qui tombait, il n'était plus devant moi qu'une ombre, regardant une autre ombre.
Et j'ai pensé que la photographie, cette étrange écriture de la lumière, ne montre que cela, toujours, au fond, à travers les lueurs qu'elle capture : les ombres - toutes ces ombres qui passent en ce monde et glissent un moment, tout au bord de la rampe comme au parapet du néant, avant de disparaître.