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le village : selommes

L'accent

Publié le par Carole

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"Et pis voyons, si je m'souviens,
Voyons dans c'coin d'Beauce.

Y avait dans l'temps un bieau grand ch'min
- Cheminot, cheminot, chemine ! -
A c't'heur' n'est pas pus grand qu'ma main...
Par où donc que j'chemin'rai d'main?" (Gaston Coûté, "Les Mangeux d'terre")
 
 
L'accent, c'était le bien de tous ici autrefois.
Rocailleux comme un caillou de la Houzée.
Tendre et moussu comme un calcaire usé.
Patient et roucoulant comme une tourterelle au donjon.
Large et pansu comme la vieille église fortifiée.
Lourd et gras comme la terre de Beauce.
Sec et dur comme le vent du nord par-dessus les plateaux amputés de leurs arbres.
Il obéissait à des rythmes et des lois antiques - longues brèves dactyles et spondées - :  on traînait sur la "gââââpette", on faisait crisser gaiement la "bééérouette", mais on disait très vite, en vrai "pésan bénaise", d'un seul claquement de langue : "S'lommes !".
L'accent s'épanouissait encore dans la voix tranquille de mes grands-parents ; déjà il avait disparu de celle de leurs enfants ; il faisait rire leurs petits-enfants.
Quelques vieux, dans des salles de ferme un peu sombres, s'arcboutent encore en vain sur ce trésor qu'ils ne légueront pas.
 
L'accent, le vieil accent, le bel accent n'est plus, ne reviendra jamais.
Détruit par quoi ? par l'école et la télévision, par tous les fils électriques qui relient cet ancien monde au nouveau ? Peut-être.  Mais, plus sûrement encore, par la honte sourde d'être d'ici, de ce petit village, de cette Beauce mal aimée.
 
L'accent, je l'entends encore parfois en rêve quand je marche sous les hauts murs où rampe depuis des siècles un même lichen rouillé de pluies, ou quand là-haut je vois, dans ce ciel ondoyant dont le clocher est l'axe, le vent, comme un berger fou, pousser ses nuages égarés vers des mondes engloutis.

Publié dans Le village : Selommes

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Le village englouti

Publié le par Carole

reflet du village dans le plan d'eau
Selommes - reflet du village dans le plan d'eau de la Houzée
 
 
Des villages engloutis, il y en a eu beaucoup. Tignes, Savines, Ubaye, Savel, Naussac, Les Salles...et tant d'autres encore, recouverts en un jour par les flots d'un barrage, rayés du monde par l'élan du progrès. On a photographié les vieux qui retiraient les os des tombes, au cimetière noyé, pour les confier à une autre terre, sèche et neuve - mais plus jamais les morts n'ont su parler aux vivants. On a filmé le curé bénissant dans la nouvelle église les lourdes cloches d'airain qu'on avait transportées - mais plus jamais elles n'ont retrouvé leur claire voix de colombe aux jours de mariages, ni les notes assourdies du glas, trempées aux ténèbres d'orage, aux vents des nuits glacées.
 
L'été, quand l'eau est claire, les habitants des villages engloutis viennent en promenade. En se penchant très bas ils parviennent à voir, parfois, au fond du lac, le porche gris du presbytère effacé, la pointe rouillée du coq sur le clocher pourrissant, le toit effondré d'une grange, le mur dissous de la petite école. Ils se souviennent et se recueillent. Puis les nuages passent, le flot se replie sur son ombre, les promeneurs s'en vont, laissant leur vie noyée à son néant silencieux.
 
Dans tout village encore vivant, il y a, aujourd'hui, quelque chose d'un village englouti, la muette mélancolie du flot qui monte et lentement se ferme.
Car le village n'est plus, entre hier et demain, qu'un trait mince et fragile sur une carte au contour incertain.
Il suffirait de si peu. Que les vieilles maisons ne trouvent plus preneurs, que les jeunes ne ramassent pas, dans le jardin monté en graine, la clé laissée par les aïeux, que la route se couvre d'herbe et de pierres, que les chemins n'y mènent plus. Qu'on ferme l'école après avoir fermé l'église, qu'un matin le vieux four s'éteigne à la boulangerie, qu'on ne détache plus les volets de bois aux vitres du café, que les vieux tournent tout seuls en rond dans les jardins envahis de chardons. Il suffirait qu'on cesse de lutter. Il suffirait de si peu.
On le sait bien. On n'en parle jamais bien sûr, car il ne faut pas faire arriver le malheur avec les mots qui le dessinent. Parfois pourtant, quand on s'en va du côté du plan d'eau, on voit trembler sur le ciel frémissant les maisons grises et lasses, on voit se tordre le fil trop mince du clocher, et, malgré soi, on se penche, très bas, pour retenir entre ses mains tous ces pauvres reflets qu'effacent si vite, si vite, les nuages qui passent.
 
 
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Publié dans Le village : Selommes

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Les miettes

Publié le par Carole

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Je me suis arrêtée, saisie d'une sorte de joie enfantine, devant cette clôture. Admirable clôture, en vérité, où chacun des poteaux,  bien équarri et soigneusement enfoncé, de pas en pas, comme il convient aux prés que mesure l'allure simple des bêtes et des hommes, a été joliment coiffé d'une boîte de conserve. On comprend l'utilité de ces chapeaux de métal empêchant le bois de pourrir aux pluies d'automne, de se gonfler de gel en hiver, de déborder de mousse au printemps, de sécher de soif en été. Mais qu'il y en ait tant.... c'est ce qui force l'admiration... des boîtes de chicorée, des boîtes de café, des boîtes de petits pois, des boîtes de champignons, des boîtes et des boîtes, soigneusement vidées, nettoyées, collectionnées, triées, posées et ajustées poteau après poteau. Des dizaines, des centaines de boîtes, coiffant les dizaines, les centaines de poteaux qui clôturent tous les prés de ce coin de vallée. Des boîtes aussi nombreuses que les mottes, qui rouillent sous les nuages en bons outils bien usés, blanchissent sur l'herbe en bons vieux os, et, dodelinant de ci de là, cognant un peu le bois quand le vent souffle, s'accordent, tranquillement, cling cling, marteaux émoussés du vieux piano des jours, aux pluies, au bois, à la terre, à l'herbe, aux fermes basses, au paysan qui s'affaire, au cheval qui broute.
C'était très beau vraiment, et j'ai repensé aux miettes.
L'histoire des miettes, je suis sûre que vous la connaissez vous aussi, qu'on vous l'a apprise un jour. Moi, on me l'a répétée toute mon enfance : jamais mon arrière-grand-père n'aurait laissé sur la table une miette de son pain. Quand le repas se finissait, qu'il avait refermé son couteau, replié sa serviette, très soigneusement il rassemblait sur la table les précieuses miettes tombées de la miche, il les recueillait en prière dans le creux de sa main, puis il les avalait avec délice et respect.
On me racontait cela partout avec ferveur, chez mes parents, chez mes grands-parents maternels, chez mes grands-parents paternels, ches mes oncles, chez mes tantes, chez les parents et chez les grands-parents de mes amis, partout. Si bien que cet arrière-grand-père mythique n'était pas, je le comprenais bien, tel ou tel de mes arrière-grands-pères que je n'avais jamais connu, mais l'ancêtre, tout simplement. Quand venait, à la fin du repas, l'histoire des miettes, je voyais s'ouvrir son immense vieille main ridée - les blés mûrs s'y couchaient en flots pressés sous le vent d'été, les sacs de grain et de farine s'entassaient dans les greniers débordants, et la pâte en gonflant sous le souffle du four faisait craquer la croûte comme une phalange de géant.
Pour lui, je le comprenais si bien, pour lui, l'ancêtre, qui était l'esprit des miettes, chaque grain de mie, chaque éclat de croûte était une part sacrée de la miche, chaque boîte fabriquée par un homme méritait d'être gardée, chaque être, chaque objet avait un destin à accomplir sans démériter, pour tout ce qu'il avait coûté de peine, jusqu'au bout. C'était ainsi, et cela ne se discutait pas plus que le froid en hiver et le chaud en été, que l'effort lent des laboureurs et la sereine bonté du pain.
L'esprit des miettes, c'est lui que j'ai reconnu dans cette clôture, autour de ce cheval, de cette ferme au toit de tuiles humblement incliné, de ce paysan contemplatif.
 
L'esprit des miettes, on ne le rencontre plus guère. Les miettes, les modestes et si précieuses miettes, qu'en faire aujourd'hui pour ne pas trahir l'ancêtre aux mains calleuses ? Je n'ose pas les jeter, je n'ai plus le goût de les recueillir dans le creux de ma main pour les avaler... alors je les donne aux oiseaux du jardin. C'est mon hommage à mon arrière-grand-père inconnu, à l'ancêtre, à l'esprit des miettes et des boîtes de conserve, à la sagesse du monde d'avant, qui sera aussi, nous le devinons tous, le monde d'après. Mais d'après quoi ? - seuls les oiseaux le savent.

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Le coq

Publié le par Carole

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Sur le grand mât du clocher, il guette, vigie mince et farouche. Il a essuyé tous les orages de l'histoire, il a tourné et grincé comme un arbre dans le vent. Peut-être qu'il est tout rouillé, craquelé de gel, de pluie et d'immense vieillesse. Mais il se tient bien droit, comme un bel idéogramme qui écrirait au ciel, de l'unique trait de pinceau unissant la courbe de sa queue à l'arrondi de son corps et à la ciselure de sa crête, le passé, le présent et l'avenir.

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Racines

Publié le par Carole

Racines
Racines de peupliers - jardin du château à Selommes 
 
 
Mes racines sont profondes, entremêlées, souterraines, rudes et musculeuses.
Sous ma vie elles tracent de grands arbres inverses, des feuillages immenses tout remués de vieilles ombres, des forêts murmurantes de paroles enfouies et de vies enterrées.
Longtemps j'ai marché sur elles en vacillant, trébuchant sur les pièges qu'elles me tendaient, craignant qu'elles ne m'étouffent entre leurs griffes vives, tremblant qu'elles ne m'attachent de toutes les cordes fibreuses de leurs veines.
Puis un jour j'ai couru, j'ai cru les distancer, j'ai cru briser le lien et défaire tous les noeuds.
Alors, sans bruit, elles ont rampé jusqu'à moi, patiemment, très longtemps, comme des bêtes exigeantes et fidèles qu'on ne peut pas abandonner.
Quand elles ont été là, tranquillement sûres de leur droit, je les ai laissé soulever doucement le sol de ma maison lointaine et solitaire, je les ai laissé remuer mon coeur plein d'un très vieil humus. Mes pas s'enfonçaient dans les leurs et retrouvaient les lentes routes oubliées qui menaient aux villages et aux maisons fumantes, aux grands champs moissonnés par le vent, aux visages implorants de ceux qui voulaient vivre encore. Et ces routes qui avançaient en arrière m'emmenaient loin, très loin en avant de moi-même.
 
Racines, longues lourdes racines, le chemin que vous tracez, on ne choisit pas de le prendre,
mais on peut décider de l'habiter
comme un arbre sur la terre.

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Le silence

Publié le par Carole

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Cet anneau rouillé sur un mur recrépi… c’est tout ce qui reste aujourd'hui de l’atelier du maréchal-ferrant.
Dès le petit matin, dans l’éclat rougeoyant du feu qui vivait là, on entendait sonner le fer.
Un doux vacarme, comme celui des sonnailles des troupeaux, un bruit de cloches au loin quand on va dans les champs, vers lequel on sait pouvoir rentrer.
Ding ding, le fer frappait le fer, et l'eau mordait la braise, et le feu tordait la barre, et du brasier se créait le métal qui soutient les mondes et les sabots des bêtes.
L’atelier était près de la poste, juste en face de l’arrêt d’autocar où nous allions attendre tous les matins, avant l’école.
Derrière la porte grande ouverte, le maréchal-ferrant nous apparaissait hirsute et gigantesque dans les flammes et la fumée, vieux Vulcain en bleu de chauffe qui nous faisait parfois un petit signe de sa main noire.
Bien sûr, depuis longtemps, le travail manquait. On n’en amenait plus guère, des chevaux à ferrer, on n’en attachait presque jamais à l’anneau de la rue. Jusqu'aux souliers qu'on ne ferrait plus, depuis qu'on achetait des chaussures à la ville, et le maréchal vivait de tout petits travaux – ou peut-être n'en vivait pas.
Peut-être battait-il le fer pour rien, juste pour continuer, par habitude, le matin, quand il voyait sortir la jeunesse du village, et que ça lui mettait le cœur à l’ouvrage.
Au retour de l’école, à la descente de l’autocar, on ne l’entendait jamais, et la porte restait close sur son secret.
 
Et puis un jour, on n’a plus rien entendu. La porte à deux battants avait tout à fait cessé de s'ouvrir sur la silhouette sombre et géante du maréchal. L’atelier était fermé. Pour cause de retraite, ainsi que l'expliquait un bout de papier qui jaunissait dehors sur un clou. Personne ne reprendrait la suite, évidemment, puisqu'il était bien entendu que le métier avait disparu – comme tant d'autres qui ont été essentiels à la vie, qui ont demandé des siècles d’apprentissage et de savoir-faire, et qui, brusquement, ont cessé d’avoir place dans la succession des générations.
 
Au début ça n’a gêné personne, on se disait même que c’était plus calme, qu’on pouvait dormir un peu plus longtemps le matin. Tant de bruits, déjà, avaient quitté le village – plus de sonnailles au cou des troupeaux disparus, plus de foires aux grands jours fériés, plus de fouets secouant le cuir des boeufs meuglants, plus de lavandières claquant de la planche et de la langue au lavoir, plus de moulins grinçants et caquetants sur la Houzée bruissante. Même les vieux avaient cessé de bavarder, les soirs d'été, sur les bancs de la place, depuis qu'on leur avait bâti cette maison de retraite où ils étaient servis comme des bourgeoués, - et des sept cafés qu’on avait comptés au début du siècle, il n’en restait plus qu’un.
A tout cela on s'était habitué peu à peu.
Mais ce silence maintenant, dans la rue du maréchal, là où il y avait eu la lutte sonnante et cliquetante de l’homme avec le fer, avec l'eau et avec le feu…ce silence. 
 
On a fini par comprendre qu’il y aurait toujours ce silence au coeur du village.
Et on devinait bien que ce n’était rien encore, qu’il viendrait un jour, forcément, un jour plus si lointain sans doute, où l’on n’entendrait plus crier les enfants de l'école, où l'on ne ferait plus sonner les cloches de l’église, où même les coqs cesseraient de chanter.
Des jeunes tournaient en mobylette comme des mouches le dimanche et aux vacances, quelques voitures passaient parfois le soir en trombe dans les rues, et les chiens hurlaient toujours plus fort, à mesure que les passants se raréfiaient, mais ce vacarme-là ne faisait qu'amplifier le silence, et son agitation factice et angoissée n’était qu’une autre face de l’ennui.
 
Le village autrefois si sonore était voué désormais au silence.
Un petit coin tranquille, comme on dit à la ville.

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Elections

Publié le par Carole

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Dans les jardins du village, les dernières tulipes du printemps ont beaucoup plus d’éclat que les affiches électorales déjà fanées sur les panneaux de la mairie. On suivra les débats à la télé, pour voir, et certainement on ira voter. La grille donne sur la rue, et la rue donne sur le monde, pas de doute. Peut-être même qu’on se passionnera un peu, au soir des résultats.
Mais, entre nous, que l’on teinte les heures en bleu ou en rouge, peut-être plutôt en rose, cela ne changera pas la couleur des jours. Qu’on se réjouisse au son des fanfares nationales ou au chant des partisans, cela n’empêchera pas le village de dépérir, et bientôt de mourir. C’est ainsi et on le sait bien.
 
La maison des voisins d’à côté est à vendre, et aussi celle des voisins d’en face.
On a fait venir de Roumanie le nouveau médecin.
L’hôtel-restaurant, où mon arrière-grand-mère s'exténua jadis à servir les rouliers, ne trouve pas de repreneur.
On parle de fermer la poste.
Je me suis longuement promenée dans les champs et les prés, je n’ai vu cet après-midi qu’un papillon, un petit papillon tout jaune, frais comme une goutte de beurre, qui voletait tout seul au-dessus du colza. Pas une seule abeille dans les épines en fleurs. Derrière les vitres des rares fermes, de vieux visages m'ont regardée longtemps passer sur les chemins solitaires. Et les arbres des haies gisaient en tas épars de branches mortes, vaincus par les pulvérisations d'herbicides, au bord des parcelles trop vastes. En rentrant, j'ai marché sur les traverses éclatées, blanchies comme des os, de la voie ferrée oubliée parmi les éboulis.
Mais à quoi bon rappeler tout cela ? N’en va-t-il pas ainsi de tous les villages, aujourd’hui, dans cette Beauce mal aimée – et puis ailleurs aussi ?
 
Au crépuscule la rue s’endort comme un chien nonchalant dans un dernier rayon tiède, tandis que, sur les panneaux de bois, les affiches pâlies attendent la pluie qui viendra cette nuit.
 
  
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Le F

Publié le par Carole

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"CADEAU : le mot désigne d'abord une lettre capitale ornée, d'où spécialement une lettre ornée de grands traits de plume pour décorer les écritures, remplir les marges, le haut et le bas des feuilles, un trait de plume figuré que les maîtres d'écriture faisaient autour des exemples. Par analogie, il se disait aussi des formes que l'on trace distraitement sur les cendres et le sable." (Grand Robert historique)
 
 
Quand mon arrière-grand-père, Gaston Ferrand, fit bâtir, en 1902, cette maison, attenante à son commerce de grains, il la fit haute et étroite – afin de conserver le plus de place possible pour ses entrepôts – puis il la couronna d’une longue cheminée, sur laquelle il fit poser pour la cercler, au lieu du X de fer habituel, un F - haute flamme de métal grimpant sur la brique en salamandre agile, à la façon des F de François 1er, au château de Blois tout proche.
F comme Ferrand, bien sûr. Mais aussi F comme Force, comme Famille, et même F comme Fraternité puisque c’était un ardent rad-soc, républicain et anticlérical.
Je crois que ce fut aussi trop souvent le F de Fatigue, qu’il aurait bien troqué contre le F de Facilité, ou, s'il avait osé en rêver, contre celui de Félicité.
Plus tard, quand le siècle avança, ce fut aussi le F de Futur, de Fée électrique et de Fils téléphoniques, puisqu’il fut au village un esprit moderne, une sorte de pionnier, et l’un des premiers, parmi une méfiante population de paysans prudents, à croire à l’électricité et au téléphone.
Jamais, toutefois, ce ne fut le F de Fortune, et, le jour où ma grand-mère décida d’un coup de vendre tout son mobilier pour partir s’installer en ville, on crut que le F de Fin allait s’inscrire en traits brisés dans la cendre et le sable, au bas de la cheminée écroulée.
Aujourd’hui  pourtant, même s’il se perd un peu dans le fouillis de ferraille qui soutient l’antenne télévisée – en forme de F elle aussi -, même si la peinture, refaite il y a quelques années, bave un peu sous les pluies beauceronnes, encrassant les fins apex et charbonnant les briques, on le voit toujours très bien, et de très loin, au-dessus de la vieille maison, ce F jadis calligraphié au fer et au feu par un ferronnier de village.
 
Il est bon d’avoir, quelque part dans sa vie, une lettre haute et bien affûtée, une lettrine sur laquelle appuyer tous les mots nécessaires, afin qu’ils s’élancent et se déploient, de page en page, à pleins et à déliés, dans la lumière et dans l'ombre des jours, comme sur un grand livre d’heures.
 
Ce F, cadeau d'un ancêtre que je n'ai pas connu, ce F bien droit, un peu faraud, un peu frondeur, fragile sur les bords, mais ferme et franc de coeur comme le fer du ferrant, c’est peut-être, au fond celui de la Fidélité.
Et puis, si j'y réfléchis bien, n'est-ce pas aussi, d'une certaine façon, qui peut-être n'aurait pas déplu à cet anticlérical passionné que fut mon arrière-grand-père, le F de Foi ? S'il est vrai que cette foi que j'ai dans le pouvoir des lettres - cette foi pour laquelle je pourrais mourir, pour laquelle je veux vivre - 
se tient droite clouée sur cette cheminée de briques, comme le coq qui veille, au sommet de l'église, parmi les tourterelles, comme le Christ qui rouille, derrière le haut portail, parmi les ombres longues.
 
le portail

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La maison Ferrand

Publié le par Carole

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- "La maison est un archétype [...]. En sa cave est la caverne, en son grenier est le nid, elle a racine et frondaison." - Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos -
 
Une cave pour assise, un grenier pour mémoire, pour épine dorsale un long escalier sinueux, pour artères de vieux câbles électriques : c’est la maison.
Enfants, nous la dessinions tous, à l’école, sur nos cahiers à carreaux violets, la maison - grand rectangle percé de fenêtres clignant comme des yeux derrière leurs paupières de rideaux, et coiffé à la diable d'un chapeau en triangle, tressé de tuiles ou d'ardoises.
La maison était alors un prolongement souriant et pensif du bonhomme solitaire aux doigts grêles des toutes premières années, une forme nécessaire de l’existence humaine, un rêve de bonheur à suivre du crayon.
Toute maison était une maison natale, non parce qu'on y était né - ce qui n'était pas toujours vrai - mais parce que la vie y prenait force, s'y enracinait comme une vigne, grimpait feuille à feuille sur les murs de pierre, et puis se laissait mûrir là, jusqu'aux soirées glacées des automnes ultimes.
 
Qui habite encore aujourd’hui de telles maisons ? 
Dans les villages elles disparaissent peu à peu, ferment leurs volets sur l'oubli, murent les vitrines de leurs magasins fermés, se tassent sous le poids du lierre et la morsure des lézardes, puis lentement, tristement, comme de vieilles bêtes, s'accroupissent et s'écroulent.
Dans les villes on les démolit d'un coup sous les mâchoires des bulldozers, pour planter, sur la terre nettoyée jusqu'à l'os, les cubes lisses de béton ou de bois où nicheront les vies précaires des enfants de demain.
 
La maison Ferrand n'est pas ma maison natale, c'est la maison de mes grands-parents, mais c'est, à coup sûr, une maison natale, bien plantée sur la terre, avec ses murs de tuffeau humide, son chargement d'hirondelles au faîtage et de hiboux au grenier.
Avec ses hangars à blé vides qui sentent le rat, le chèvrefeuille et la vigne vierge, sa cave étroite où se suspendent les araignées sur leurs fils de patience, et les chauves-souris qui rêvent à l'envers.
Et puis, surtout, ses fantômes très doux, que nous croisons à chaque marche de l'escalier, sur chaque carreau du grand échiquier de la cuisine, à l'ombre du prunus voûté de la cour, sur la grille rouillée du puits - ombres fragiles et lumineuses de très vieilles gens et de tout petits enfants, qui nous ressemblent tant.

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Les pensées

Publié le par Carole

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Gare de Selommes 
 
Au bout de l'avenue des tilleuls se meurt la gare abandonnée.
Vitres brisées, murs fendus de lézardes, herbes hautes et vipères, désolation des arbres disparus... pourquoi suis-je venue ?
J'ai trébuché sur les pavés disjoints, essayant de lire les mots dérisoires qui s'effacent : "hommes" -  "dames" - "départs" - "arrivées". Et même "salle d'attente" - une salle envahie de gravats et d'ombre humide répond encore en effet à ce nom : des cloportes y attendent en sommeillant ce que nous attendrons tous un jour, hommes et dames, au bord de ces quais ténébreux où les trains qui ne partent plus laissent leurs passagers.
 
J'ai connu le dernier chef de gare. Je l'ai même très bien connu, comme un enfant peut connaître un vieil homme qu'il voit chaque jour, de l'autre côté de la route, lui sourire tristement, de très loin. 
 Ce chef de gare ne revêtait plus son uniforme et sa casquette à galons que pour officier au départ ou à l'arrivée solennelles de quelques trains poussiéreux de céréales ou d'engrais, qu'il saluait d'un petit coup de sifflet. Le reste du temps, en bleu de travail, il s'affairait à transformer en jardin de château le bout de terrain pierreux qui entourait la gare. 
Il passait ainsi les derniers mois d'avant sa mise à la retraite. C'était à la fin des années 60. Aujourd'hui on aurait, sans perdre un instant ni un centime, imposé à cet inutile une "rupture conventionnelle", une "reconversion accompagnée", voire un "licenciement économique", mais, en ces heureuses et sages années, on laissait tout bonnement le chef de gare jardiner, sans faire les comptes.
Il jardinait donc, avec passion.
Il avait, bien sûr, un potager, carré dessiné au cordeau où il circulait sur des allées de planches aussi rectilignes que des règles d'écolier : abscisses de carottes, de choux, de navets, de poireaux ; ordonnées de salades, de pommes de terre, de fraises et de tomates. 
Il avait aussi un petit verger débordant de poires, de pommes et de coings, autour d'un cerisier trapu que juillet couronnait de minuscules fruits rouges et de grands oiseaux noirs, et sur lequel veillait, débonnaire, un épouvantail à grelots.
Et, pour orner, avant qu'elle ne meure tout à fait, cette vieille gare qu'il allait laisser, il cultivait des fleurs. Je me souviens des jonquilles, des crocus et des myosotis qui perçaient le gazon gelé au printemps. Je me souviens des cosmos et des soleils, des soucis et de la monnaie du pape, des immortelles et de l'amour en cage, dont les noms me ravissaient.
Je me souviens surtout des pensées.
Il en semait partout : dans les plates-bandes et dans de grands pots de terre rouge, au pied des poiriers et au milieu des salades. Chaque matin elles surgissaient, toutes armées de pétales, de la terre dure et lasse, et partaient à l'assaut du jardin.
Il y en avait de toutes sortes. Je crois qu'elles étaient toutes là, toutes les pensées du monde, dans ce coin oublié du village.
Pensées écarlates et pensées d'or aux couleurs du soleil ; pensées bleues comme le jour et  pensées noires comme la nuit ; pensées jaunes et pâles comme la lune aux cornes de brume.
Pensées unies toutes simples ; pensées multicolores aux nuances ondoyantes. Pensées courtes à tiges brèves ; larges pensées à longues tiges. Pensées de hasard envolées insouciantes au milieu des graviers ; pensées profondément enracinées, patiemment resemées chaque année. Douces pensées veloutées ; pensées de brocard violet, sombres comme le deuil.
Tant de pensées... des centaines, des milliers de pensées...
Et quand, le soir, je traversais la route pour leur rendre visite, je trouvais toujours parmi elles une fleur inconnue, un visage insolite, une pensée nouvelle à cueillir, tandis que le vieux jardinier, baissant la tête en souriant pour mieux biner ses pommes de terre, faisait semblant, au fond du potager, de ne pas remarquer mon larcin.

Publié dans Le village : Selommes

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