L'accent
"Et pis voyons, si je m'souviens,
Voyons dans c'coin d'Beauce.
Y avait dans l'temps un bieau grand ch'min
- Cheminot, cheminot, chemine ! -
A c't'heur' n'est pas pus grand qu'ma main...
Par où donc que j'chemin'rai d'main?" (Gaston Coûté, "Les Mangeux d'terre") L'accent, c'était le bien de tous ici autrefois. Rocailleux comme un caillou de la Houzée. Tendre et moussu comme un calcaire usé. Patient et roucoulant comme une tourterelle au donjon. Large et pansu comme la vieille église fortifiée. Lourd et gras comme la terre de Beauce. Sec et dur comme le vent du nord par-dessus les plateaux amputés de leurs arbres. Il obéissait à des rythmes et des lois antiques - longues brèves dactyles et spondées - : on traînait sur la "gââââpette", on faisait crisser gaiement la "bééérouette", mais on disait très vite, en vrai "pésan bénaise", d'un seul claquement de langue : "S'lommes !". L'accent s'épanouissait encore dans la voix tranquille de mes grands-parents ; déjà il avait disparu de celle de leurs enfants ; il faisait rire leurs petits-enfants. Quelques vieux, dans des salles de ferme un peu sombres, s'arcboutent encore en vain sur ce trésor qu'ils ne légueront pas. L'accent, le vieil accent, le bel accent n'est plus, ne reviendra jamais. Détruit par quoi ? par l'école et la télévision, par tous les fils électriques qui relient cet ancien monde au nouveau ? Peut-être. Mais, plus sûrement encore, par la honte sourde d'être d'ici, de ce petit village, de cette Beauce mal aimée. L'accent, je l'entends encore parfois en rêve quand je marche sous les hauts murs où rampe depuis des siècles un même lichen rouillé de pluies, ou quand là-haut je vois, dans ce ciel ondoyant dont le clocher est l'axe, le vent, comme un berger fou, pousser ses nuages égarés vers des mondes engloutis.