Les pensées
Gare de Selommes
Au bout de l'avenue des tilleuls se meurt la gare abandonnée.
Vitres brisées, murs fendus de lézardes, herbes hautes et vipères, désolation des arbres disparus... pourquoi suis-je venue ?
J'ai trébuché sur les pavés disjoints, essayant de lire les mots dérisoires qui s'effacent : "hommes" - "dames" - "départs" - "arrivées". Et même "salle d'attente" - une salle envahie de gravats et d'ombre humide répond encore en effet à ce nom : des cloportes y attendent en sommeillant ce que nous attendrons tous un jour, hommes et dames, au bord de ces quais ténébreux où les trains qui ne partent plus laissent leurs passagers.
J'ai connu le dernier chef de gare. Je l'ai même très bien connu, comme un enfant peut connaître un vieil homme qu'il voit chaque jour, de l'autre côté de la route, lui sourire tristement, de très loin.
Ce chef de gare ne revêtait plus son uniforme et sa casquette à galons que pour officier au départ ou à l'arrivée solennelles de quelques trains poussiéreux de céréales ou d'engrais, qu'il saluait d'un petit coup de sifflet. Le reste du temps, en bleu de travail, il s'affairait à transformer en jardin de château le bout de terrain pierreux qui entourait la gare.
Il passait ainsi les derniers mois d'avant sa mise à la retraite. C'était à la fin des années 60. Aujourd'hui on aurait, sans perdre un instant ni un centime, imposé à cet inutile une "rupture conventionnelle", une "reconversion accompagnée", voire un "licenciement économique", mais, en ces heureuses et sages années, on laissait tout bonnement le chef de gare jardiner, sans faire les comptes.
Il jardinait donc, avec passion.
Il avait, bien sûr, un potager, carré dessiné au cordeau où il circulait sur des allées de planches aussi rectilignes que des règles d'écolier : abscisses de carottes, de choux, de navets, de poireaux ; ordonnées de salades, de pommes de terre, de fraises et de tomates. Il avait aussi un petit verger débordant de poires, de pommes et de coings, autour d'un cerisier trapu que juillet couronnait de minuscules fruits rouges et de grands oiseaux noirs, et sur lequel veillait, débonnaire, un épouvantail à grelots. Et, pour orner, avant qu'elle ne meure tout à fait, cette vieille gare qu'il allait laisser, il cultivait des fleurs. Je me souviens des jonquilles, des crocus et des myosotis qui perçaient le gazon gelé au printemps. Je me souviens des cosmos et des soleils, des soucis et de la monnaie du pape, des immortelles et de l'amour en cage, dont les noms me ravissaient. Je me souviens surtout des pensées. Il en semait partout : dans les plates-bandes et dans de grands pots de terre rouge, au pied des poiriers et au milieu des salades. Chaque matin elles surgissaient, toutes armées de pétales, de la terre dure et lasse, et partaient à l'assaut du jardin. Il y en avait de toutes sortes. Je crois qu'elles étaient toutes là, toutes les pensées du monde, dans ce coin oublié du village. Pensées écarlates et pensées d'or aux couleurs du soleil ; pensées bleues comme le jour et pensées noires comme la nuit ; pensées jaunes et pâles comme la lune aux cornes de brume. Pensées unies toutes simples ; pensées multicolores aux nuances ondoyantes. Pensées courtes à tiges brèves ; larges pensées à longues tiges. Pensées de hasard envolées insouciantes au milieu des graviers ; pensées profondément enracinées, patiemment resemées chaque année. Douces pensées veloutées ; pensées de brocard violet, sombres comme le deuil. Tant de pensées... des centaines, des milliers de pensées... Et quand, le soir, je traversais la route pour leur rendre visite, je trouvais toujours parmi elles une fleur inconnue, un visage insolite, une pensée nouvelle à cueillir, tandis que le vieux jardinier, baissant la tête en souriant pour mieux biner ses pommes de terre, faisait semblant, au fond du potager, de ne pas remarquer mon larcin.
Il avait, bien sûr, un potager, carré dessiné au cordeau où il circulait sur des allées de planches aussi rectilignes que des règles d'écolier : abscisses de carottes, de choux, de navets, de poireaux ; ordonnées de salades, de pommes de terre, de fraises et de tomates. Il avait aussi un petit verger débordant de poires, de pommes et de coings, autour d'un cerisier trapu que juillet couronnait de minuscules fruits rouges et de grands oiseaux noirs, et sur lequel veillait, débonnaire, un épouvantail à grelots. Et, pour orner, avant qu'elle ne meure tout à fait, cette vieille gare qu'il allait laisser, il cultivait des fleurs. Je me souviens des jonquilles, des crocus et des myosotis qui perçaient le gazon gelé au printemps. Je me souviens des cosmos et des soleils, des soucis et de la monnaie du pape, des immortelles et de l'amour en cage, dont les noms me ravissaient. Je me souviens surtout des pensées. Il en semait partout : dans les plates-bandes et dans de grands pots de terre rouge, au pied des poiriers et au milieu des salades. Chaque matin elles surgissaient, toutes armées de pétales, de la terre dure et lasse, et partaient à l'assaut du jardin. Il y en avait de toutes sortes. Je crois qu'elles étaient toutes là, toutes les pensées du monde, dans ce coin oublié du village. Pensées écarlates et pensées d'or aux couleurs du soleil ; pensées bleues comme le jour et pensées noires comme la nuit ; pensées jaunes et pâles comme la lune aux cornes de brume. Pensées unies toutes simples ; pensées multicolores aux nuances ondoyantes. Pensées courtes à tiges brèves ; larges pensées à longues tiges. Pensées de hasard envolées insouciantes au milieu des graviers ; pensées profondément enracinées, patiemment resemées chaque année. Douces pensées veloutées ; pensées de brocard violet, sombres comme le deuil. Tant de pensées... des centaines, des milliers de pensées... Et quand, le soir, je traversais la route pour leur rendre visite, je trouvais toujours parmi elles une fleur inconnue, un visage insolite, une pensée nouvelle à cueillir, tandis que le vieux jardinier, baissant la tête en souriant pour mieux biner ses pommes de terre, faisait semblant, au fond du potager, de ne pas remarquer mon larcin.