Le F
"CADEAU : le mot désigne d'abord une lettre capitale ornée, d'où spécialement une lettre ornée de grands traits de plume pour décorer les écritures, remplir les marges, le haut et le bas des feuilles, un trait de plume figuré que les maîtres d'écriture faisaient autour des exemples. Par analogie, il se disait aussi des formes que l'on trace distraitement sur les cendres et le sable." (Grand Robert historique)
Quand mon arrière-grand-père, Gaston Ferrand, fit bâtir, en 1902, cette maison, attenante à son commerce de grains, il la fit haute et étroite – afin de conserver le plus de place possible pour ses entrepôts – puis il la couronna d’une longue cheminée, sur laquelle il fit poser pour la cercler, au lieu du X de fer habituel, un F - haute flamme de métal grimpant sur la brique en salamandre agile, à la façon des F de François 1er, au château de Blois tout proche.
F comme Ferrand, bien sûr. Mais aussi F comme Force, comme Famille, et même F comme Fraternité puisque c’était un ardent rad-soc, républicain et anticlérical.
Je crois que ce fut aussi trop souvent le F de Fatigue, qu’il aurait bien troqué contre le F de Facilité, ou, s'il avait osé en rêver, contre celui de Félicité.
Plus tard, quand le siècle avança, ce fut aussi le F de Futur, de Fée électrique et de Fils téléphoniques, puisqu’il fut au village un esprit moderne, une sorte de pionnier, et l’un des premiers, parmi une méfiante population de paysans prudents, à croire à l’électricité et au téléphone.
Jamais, toutefois, ce ne fut le F de Fortune, et, le jour où ma grand-mère décida d’un coup de vendre tout son mobilier pour partir s’installer en ville, on crut que le F de Fin allait s’inscrire en traits brisés dans la cendre et le sable, au bas de la cheminée écroulée.
Aujourd’hui pourtant, même s’il se perd un peu dans le fouillis de ferraille qui soutient l’antenne télévisée – en forme de F elle aussi -, même si la peinture, refaite il y a quelques années, bave un peu sous les pluies beauceronnes, encrassant les fins apex et charbonnant les briques, on le voit toujours très bien, et de très loin, au-dessus de la vieille maison, ce F jadis calligraphié au fer et au feu par un ferronnier de village.
Il est bon d’avoir, quelque part dans sa vie, une lettre haute et bien affûtée, une lettrine sur laquelle appuyer tous les mots nécessaires, afin qu’ils s’élancent et se déploient, de page en page, à pleins et à déliés, dans la lumière et dans l'ombre des jours, comme sur un grand livre d’heures.
Ce F, cadeau d'un ancêtre que je n'ai pas connu, ce F bien droit, un peu faraud, un peu frondeur, fragile sur les bords, mais ferme et franc de coeur comme le fer du ferrant, c’est peut-être, au fond celui de la Fidélité.
Et puis, si j'y réfléchis bien, n'est-ce pas aussi, d'une certaine façon, qui peut-être n'aurait pas déplu à cet anticlérical passionné que fut mon arrière-grand-père, le F de Foi ? S'il est vrai que cette foi que j'ai dans le pouvoir des lettres - cette foi pour laquelle je pourrais mourir, pour laquelle je veux vivre - se tient droite clouée sur cette cheminée de briques, comme le coq qui veille, au sommet de l'église, parmi les tourterelles, comme le Christ qui rouille, derrière le haut portail, parmi les ombres longues.
Et puis, si j'y réfléchis bien, n'est-ce pas aussi, d'une certaine façon, qui peut-être n'aurait pas déplu à cet anticlérical passionné que fut mon arrière-grand-père, le F de Foi ? S'il est vrai que cette foi que j'ai dans le pouvoir des lettres - cette foi pour laquelle je pourrais mourir, pour laquelle je veux vivre - se tient droite clouée sur cette cheminée de briques, comme le coq qui veille, au sommet de l'église, parmi les tourterelles, comme le Christ qui rouille, derrière le haut portail, parmi les ombres longues.