Le silence
Cet anneau rouillé sur un mur recrépi… c’est tout ce qui reste aujourd'hui de l’atelier du maréchal-ferrant.
Dès le petit matin, dans l’éclat rougeoyant du feu qui vivait là, on entendait sonner le fer.
Un doux vacarme, comme celui des sonnailles des troupeaux, un bruit de cloches au loin quand on va dans les champs, vers lequel on sait pouvoir rentrer.
Ding ding, le fer frappait le fer, et l'eau mordait la braise, et le feu tordait la barre, et du brasier se créait le métal qui soutient les mondes et les sabots des bêtes.
L’atelier était près de la poste, juste en face de l’arrêt d’autocar où nous allions attendre tous les matins, avant l’école.
Derrière la porte grande ouverte, le maréchal-ferrant nous apparaissait hirsute et gigantesque dans les flammes et la fumée, vieux Vulcain en bleu de chauffe qui nous faisait parfois un petit signe de sa main noire.
Bien sûr, depuis longtemps, le travail manquait. On n’en amenait plus guère, des chevaux à ferrer, on n’en attachait presque jamais à l’anneau de la rue. Jusqu'aux souliers qu'on ne ferrait plus, depuis qu'on achetait des chaussures à la ville, et le maréchal vivait de tout petits travaux – ou peut-être n'en vivait pas.
Peut-être battait-il le fer pour rien, juste pour continuer, par habitude, le matin, quand il voyait sortir la jeunesse du village, et que ça lui mettait le cœur à l’ouvrage.
Au retour de l’école, à la descente de l’autocar, on ne l’entendait jamais, et la porte restait close sur son secret.
Et puis un jour, on n’a plus rien entendu. La porte à deux battants avait tout à fait cessé de s'ouvrir sur la silhouette sombre et géante du maréchal. L’atelier était fermé. Pour cause de retraite, ainsi que l'expliquait un bout de papier qui jaunissait dehors sur un clou. Personne ne reprendrait la suite, évidemment, puisqu'il était bien entendu que le métier avait disparu – comme tant d'autres qui ont été essentiels à la vie, qui ont demandé des siècles d’apprentissage et de savoir-faire, et qui, brusquement, ont cessé d’avoir place dans la succession des générations.
Au début ça n’a gêné personne, on se disait même que c’était plus calme, qu’on pouvait dormir un peu plus longtemps le matin. Tant de bruits, déjà, avaient quitté le village – plus de sonnailles au cou des troupeaux disparus, plus de foires aux grands jours fériés, plus de fouets secouant le cuir des boeufs meuglants, plus de lavandières claquant de la planche et de la langue au lavoir, plus de moulins grinçants et caquetants sur la Houzée bruissante. Même les vieux avaient cessé de bavarder, les soirs d'été, sur les bancs de la place, depuis qu'on leur avait bâti cette maison de retraite où ils étaient servis comme des bourgeoués, - et des sept cafés qu’on avait comptés au début du siècle, il n’en restait plus qu’un.
A tout cela on s'était habitué peu à peu.
Mais ce silence maintenant, dans la rue du maréchal, là où il y avait eu la lutte sonnante et cliquetante de l’homme avec le fer, avec l'eau et avec le feu…ce silence.
On a fini par comprendre qu’il y aurait toujours ce silence au coeur du village.
Et on devinait bien que ce n’était rien encore, qu’il viendrait un jour, forcément, un jour plus si lointain sans doute, où l’on n’entendrait plus crier les enfants de l'école, où l'on ne ferait plus sonner les cloches de l’église, où même les coqs cesseraient de chanter.
Des jeunes tournaient en mobylette comme des mouches le dimanche et aux vacances, quelques voitures passaient parfois le soir en trombe dans les rues, et les chiens hurlaient toujours plus fort, à mesure que les passants se raréfiaient, mais ce vacarme-là ne faisait qu'amplifier le silence, et son agitation factice et angoissée n’était qu’une autre face de l’ennui.
Le village autrefois si sonore était voué désormais au silence.
Un petit coin tranquille, comme on dit à la ville.