Le village englouti
Selommes - reflet du village dans le plan d'eau de la Houzée
Des villages engloutis, il y en a eu beaucoup. Tignes, Savines, Ubaye, Savel, Naussac, Les Salles...et tant d'autres encore, recouverts en un jour par les flots d'un barrage, rayés du monde par l'élan du progrès. On a photographié les vieux qui retiraient les os des tombes, au cimetière noyé, pour les confier à une autre terre, sèche et neuve - mais plus jamais les morts n'ont su parler aux vivants. On a filmé le curé bénissant dans la nouvelle église les lourdes cloches d'airain qu'on avait transportées - mais plus jamais elles n'ont retrouvé leur claire voix de colombe aux jours de mariages, ni les notes assourdies du glas, trempées aux ténèbres d'orage, aux vents des nuits glacées.
L'été, quand l'eau est claire, les habitants des villages engloutis viennent en promenade. En se penchant très bas ils parviennent à voir, parfois, au fond du lac, le porche gris du presbytère effacé, la pointe rouillée du coq sur le clocher pourrissant, le toit effondré d'une grange, le mur dissous de la petite école. Ils se souviennent et se recueillent. Puis les nuages passent, le flot se replie sur son ombre, les promeneurs s'en vont, laissant leur vie noyée à son néant silencieux.
Dans tout village encore vivant, il y a, aujourd'hui, quelque chose d'un village englouti, la muette mélancolie du flot qui monte et lentement se ferme.
Car le village n'est plus, entre hier et demain, qu'un trait mince et fragile sur une carte au contour incertain.
Il suffirait de si peu. Que les vieilles maisons ne trouvent plus preneurs, que les jeunes ne ramassent pas, dans le jardin monté en graine, la clé laissée par les aïeux, que la route se couvre d'herbe et de pierres, que les chemins n'y mènent plus. Qu'on ferme l'école après avoir fermé l'église, qu'un matin le vieux four s'éteigne à la boulangerie, qu'on ne détache plus les volets de bois aux vitres du café, que les vieux tournent tout seuls en rond dans les jardins envahis de chardons. Il suffirait qu'on cesse de lutter. Il suffirait de si peu.
On le sait bien. On n'en parle jamais bien sûr, car il ne faut pas faire arriver le malheur avec les mots qui le dessinent. Parfois pourtant, quand on s'en va du côté du plan d'eau, on voit trembler sur le ciel frémissant les maisons grises et lasses, on voit se tordre le fil trop mince du clocher, et, malgré soi, on se penche, très bas, pour retenir entre ses mains tous ces pauvres reflets qu'effacent si vite, si vite, les nuages qui passent.