Les miettes
Je me suis arrêtée, saisie d'une sorte de joie enfantine, devant cette clôture. Admirable clôture, en vérité, où chacun des poteaux, bien équarri et soigneusement enfoncé, de pas en pas, comme il convient aux prés que mesure l'allure simple des bêtes et des hommes, a été joliment coiffé d'une boîte de conserve. On comprend l'utilité de ces chapeaux de métal empêchant le bois de pourrir aux pluies d'automne, de se gonfler de gel en hiver, de déborder de mousse au printemps, de sécher de soif en été. Mais qu'il y en ait tant.... c'est ce qui force l'admiration... des boîtes de chicorée, des boîtes de café, des boîtes de petits pois, des boîtes de champignons, des boîtes et des boîtes, soigneusement vidées, nettoyées, collectionnées, triées, posées et ajustées poteau après poteau. Des dizaines, des centaines de boîtes, coiffant les dizaines, les centaines de poteaux qui clôturent tous les prés de ce coin de vallée. Des boîtes aussi nombreuses que les mottes, qui rouillent sous les nuages en bons outils bien usés, blanchissent sur l'herbe en bons vieux os, et, dodelinant de ci de là, cognant un peu le bois quand le vent souffle, s'accordent, tranquillement, cling cling, marteaux émoussés du vieux piano des jours, aux pluies, au bois, à la terre, à l'herbe, aux fermes basses, au paysan qui s'affaire, au cheval qui broute.
C'était très beau vraiment, et j'ai repensé aux miettes.
L'histoire des miettes, je suis sûre que vous la connaissez vous aussi, qu'on vous l'a apprise un jour. Moi, on me l'a répétée toute mon enfance : jamais mon arrière-grand-père n'aurait laissé sur la table une miette de son pain. Quand le repas se finissait, qu'il avait refermé son couteau, replié sa serviette, très soigneusement il rassemblait sur la table les précieuses miettes tombées de la miche, il les recueillait en prière dans le creux de sa main, puis il les avalait avec délice et respect.
On me racontait cela partout avec ferveur, chez mes parents, chez mes grands-parents maternels, chez mes grands-parents paternels, ches mes oncles, chez mes tantes, chez les parents et chez les grands-parents de mes amis, partout. Si bien que cet arrière-grand-père mythique n'était pas, je le comprenais bien, tel ou tel de mes arrière-grands-pères que je n'avais jamais connu, mais l'ancêtre, tout simplement. Quand venait, à la fin du repas, l'histoire des miettes, je voyais s'ouvrir son immense vieille main ridée - les blés mûrs s'y couchaient en flots pressés sous le vent d'été, les sacs de grain et de farine s'entassaient dans les greniers débordants, et la pâte en gonflant sous le souffle du four faisait craquer la croûte comme une phalange de géant.
Pour lui, je le comprenais si bien, pour lui, l'ancêtre, qui était l'esprit des miettes, chaque grain de mie, chaque éclat de croûte était une part sacrée de la miche, chaque boîte fabriquée par un homme méritait d'être gardée, chaque être, chaque objet avait un destin à accomplir sans démériter, pour tout ce qu'il avait coûté de peine, jusqu'au bout. C'était ainsi, et cela ne se discutait pas plus que le froid en hiver et le chaud en été, que l'effort lent des laboureurs et la sereine bonté du pain.
L'esprit des miettes, c'est lui que j'ai reconnu dans cette clôture, autour de ce cheval, de cette ferme au toit de tuiles humblement incliné, de ce paysan contemplatif.
L'esprit des miettes, on ne le rencontre plus guère. Les miettes, les modestes et si précieuses miettes, qu'en faire aujourd'hui pour ne pas trahir l'ancêtre aux mains calleuses ? Je n'ose pas les jeter, je n'ai plus le goût de les recueillir dans le creux de ma main pour les avaler... alors je les donne aux oiseaux du jardin. C'est mon hommage à mon arrière-grand-père inconnu, à l'ancêtre, à l'esprit des miettes et des boîtes de conserve, à la sagesse du monde d'avant, qui sera aussi, nous le devinons tous, le monde d'après. Mais d'après quoi ? - seuls les oiseaux le savent.