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enfance

Marelle

Publié le par Carole

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Qui donc avait dessiné cette étrange marelle ? On aurait cru une échelle de soie menant tout droit vers le ciel bleu à travers les nuages du beau temps. Une marelle d'adulte, sans doute, jolie, sentimentale, insignifiante. Pas une marelle d'enfant.
 
Je m'en souviens. Je m'en souviens très bien... En ce temps-là de l'enfance, c'était tout autre chose, une marelle, c'était un jeu très grave, dans la cour de récréation de ma petite école. 
On dessinait les cases à la craie, nef et transept, comme à l'église. On les numérotait, on traçait au chevet un grand rond pour le ciel, puis, à regret – mais c'était la règle, c'était la loi – on inscrivait au centre un cercle plus petit qu'on appelait l'enfer, grillé de traits comme une geôle. Quand tout était fini, on lançait le palet, on sautait à pieds joints. Un deux trois la terre. Quatre cinq six le ciel. Attention l'enfer. Le trajet était lent, méthodique et cérémonieux. Et quand on parvenait enfin, tout au bout du parcours, tout près, tout près, si près du ciel, toujours on frissonnait en jetant le dernier caillou... s'il allait, ce caillou trop léger qui devait nous tracer le chemin, s'il allait, oublieux de tant de soins, s'égarer capricieux dans ce cercle grisé, accroupi comme un sphinx, où se tenait l'enfer ?
Elle était dure, elle était rude, la marelle d'alors, elle enseignait qu'il peut suffire d'un geste, d'un seul mouvement maladroit du poignet, d'un seul jet de pierre du destin, pour que le lent parcours accompli sur la terre, pour que le ciel promis à nos efforts, d'un coup brutal, imprévisible, insurmontable, se renversent à jamais en enfer.
 
C'est très sérieux, les jeux d'enfants. On y apprend la vie. Et la mort aussi. On y apprend le succès. Et l'échec qui menace. La patience. L'imprudence. Et la loi. C'est très sérieux, l'enfance.

 

Publié dans Enfance

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La petite librairie

Publié le par Carole

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En rangeant ma bibliothèque, j'ai retrouvé tout à l'heure ce mince volume... la couverture était un peu cornée, la tranche bien passée, et le papier s'acidifiait,
 
mais tout était intact et je l'ai aussitôt revue...
...la petite librairie...
C'était à Vendôme, dans le faubourg Chartrain, une toute petite boutique pauvre. Dans la vitrine on apercevait quelques volumes jaunissants. Derrière, dans des profondeurs d'océan, flottaient des rayonnages parcimonieusement chargés de quelques livres de poche. 
Moi, j'attendais chaque soir le car qui devait me ramener au village, luttant contre le froid et l'ennui en arpentant les rues. Chaque soir je tombais en arrêt devant la petite librairie. Chaque soir j'imaginais ce que ce serait d'entrer, de choisir parmi tous ces volumes inconnus, de sortir de l'argent de mon petit porte-monnaie, et d'emporter un livre. Mais entrer ? Moi ? Comment aurais-je pu ?
J'étais en sixième, et si timide, jamais je n'étais entrée seule dans une librairie. 
Un soir... il pleuvait, j'errais sans parapluie, glacée, dans le faubourg obscur. La boutique était éclairée. Il m'a semblé que derrière la vitrine quelqu'un me faisait signe. J'ai pris mon élan, et, surmontant ma peur, j'ai poussé la porte.
Il y a eu ce tintement grêle de la clochette, ce regard rapidement approbateur de l'homme qui veillait derrière le comptoir. Et les livres, qui murmuraient déjà, chaleureux, empressés. J'avais cinq francs dans mon cartable. Cinq francs seulement, cinq francs exactement, je m'en souviens très bien.
Tous les livres appelaient. Lequel choisir ? Je ne connaissais aucun auteur, aucun titre. J'ai cherché sur les étagères quels ouvrages on pouvait acheter pour cinq francs. Il y en avait très peu, bien sûr. Soudain j'ai vu ce mince volume... La Dame de pique, Pouchkine. La couverture était bien un peu effrayante, mais le prix était bas, et le titre extraordinaire.
J'ai sorti le volume de son rayon, très vite, n'osant pas même le feuilleter, et je l'ai abattu comme une carte sur le comptoir. Je tremblais. Le libraire toujours silencieux a soupesé lentement le livre, comme un juge aurait soupesé mon âme, supputant toutes les possibilités de bonheur qu'il recelait, approuvant silencieusement mon choix d'enfant. 
Je suis revenue ensuite bien des fois dans la petite librairie, économisant tout ce que je pouvais, me privant impitoyablement de carambars et de scoubidous, attendant parfois des semaines pour amasser de quoi emporter les livres les plus épais.
Jamais le libraire ne m'a dit un mot. Toujours il soupesait les livres que je choisissais, approuvant silencieusement, avant d'accepter ma monnaie.
 
J'ai sorti de la bibliothèque le mince volume usé, pour le soupeser à mon tour. Et je l'ai trouvé étrangement lourd. C'est qu'il portait en lui tous les autres, sans doute, tous ceux que je devais accumuler par la suite. La tranche autrefois rouge était désormais presque rose. Une dame de coeur, finalement, cette Dame de pique.  
Et j'ai pensé, presque en pleurant, qu'il devait être mort, ou bien très vieux, aujourd'hui, aussi mort, aussi vieux que les Vieilles de la couverture, le libraire qui m'avait accueillie, un soir d'ombre et de pluie, dans son humble boutique toute éclairée de livres, comme au seuil d'une vie.
 

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L'équerre

Publié le par Carole

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    La haute fenêtre dans le sévère bâtiment de pierres. La lueur calme dans la nuit qui tombait. L'équerre, surtout, la grande équerre jaune pendue à la crémone dans la salle bien rangée où tout trouvait sa place...
    C'était comme si rien n'avait changé.
    Mon esprit a franchi les années et parcouru l'espace.
    J'ai cru revoir l'École. L'équerre à la fenêtre, dans la vieille école d'enfance.
 
    En ce temps-là, on mesurait le monde en hectomètres avec la chaîne d'arpenteur de monsieur Daudin. On le pesait en décigrammes sur la belle balance où l'on plaçait les poids de cuivre. On récitait en litanies les tables de multiplication comme les tables de la loi. On traçait au tableau de grandes figures savantes harmonieuses comme des rosaces. Et on calculait à l'équerre les angles les plus obtus des plus sournois polygones, célébrant chaque jour à la craie le triomphe éternel de la raison géométrique.
    On recopiait à l'encre des morales immuables sur des cahiers lignés. Il suffisait de nommer d'après le livre les champignons féroces cueillis au bois d'épines, pour qu'ils deviennent inoffensifs. Le monde tournait gracieux sur son globe comme le petit train des problèmes sur le parcours que lui traçaient des énigmes ardues et toujours résolues.
     Dans le manuel où nous avions appris à lire, le petit Poucet habitait à l'orée d'un bois si clair et si rempli d'amis écureuils et de copains oiseaux, qu'aucun ogre n'aurait pu y loger son ossuaire. Son père était bûcheron mais n'avait jamais faim. Sa maman belle et blonde comme une fée, é, ée l'emmenait chez le photographe, ph, pho, phe, ensemble ils revenaient de la ville en auto, au, o, couler des jours heureux chez eux, eu, eux.
    C'était un naïf univers, où tout avait sa place, d'où la terreur était bannie aussi bien que l'erreur, et que la vie devait, bien sûr, s'acharner à démonter pièce à pièce. 
    Mais je me dis quelquefois que si dans nos cahiers effacés d'alors tout n'avait pas été si bien tracé, si bien rangé, si clair et si solide, nous nous serions peut-être fracassés, ensuite, dans ce monde étrange et difforme, peuplé d'ogres et d'affamés, qu'on appelle la réalité.
    Et qu'il faut à l'enfance cette calme lueur à la fenêtre, et cette équerre là-haut qui veille patiente sur l'esprit qui s'éveille.
 

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Comptines

Publié le par Carole

poule sur un mur
 
 
    En l'apercevant, cette noire volaille de la rue, j'ai immédiatement pensé à la vieille comptine - vous la connaissez tous, vous savez bien, celle de la poule sur un mur qui picote du pain dur... puis, picoti picota, lève la queue, avant de s'en aller pour ne plus revenir – une de ces comptines "d'élimination" qui me plongeaient dans l'angoisse, lorsque j'étais enfant, et que je craignais plus que tout cette fatalité qui allait m'obliger peut-être à sortir du rang. Celle qui s'en irait, la misérable créature chassée de la ronde, si cela allait être moi ? Moi, celle qui tomberait du mur ? Comme elle piquait du bec, cette poule, comme elle se saisissait durement du destin de chaque être - on aurait cru un ver de terre, gigotant éperdu, avant d'être broyé. Picoti picota... comme elle picotait rudement le pain dur de ce monde. Pourtant elle me fascinait, je ne pouvais m'en détacher, et la vieille comptine tournait sans répit dans ma tête comme la poule dans son enclos - picota picoti - , piquant déchirant recousant de son bec aiguisé le sac étroit des confuses pensées.
    Je me suis toujours demandé pourquoi les enfants s'acharnaient ainsi à apprendre et à réciter sans fin - car ils se les apprennent entre eux, bien plus qu'on ne les leur apprend - ces terribles comptines qu'on appelle d'"élimination" - et qui n'ont pas d'autre but en effet que d'éliminer du cercle le joueur désigné, ou de le choisir seul au détriment des autres.
    À y bien réfléchir, je crois que c'est justement cela qui attire les enfants, la terreur vague qu'ils en éprouvent, et qu'ils grattent, et picotent, et piquettent sans trêve. Comme s'ils pouvaient y saisir, poussins destinés à grandir, l'essence obscure de la vie et de la mort, la dure boule de pain noir où se concentre tout le mystère. Et je crois que c'est cela, encore, qui les apaise dans cette grande angoisse : l'évidence que les mots peuvent tout mettre en ordre, tout replacer dans la ronde, picoti picota, lorsqu'ils sont bien rythmés et sonnants. 
 

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Horloger, prestidigitateur

Publié le par Carole Chollet-Buisson

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Passant à Blois, non loin de la rue Triboulet, je me suis arrêtée devant cette plaque, qui peine tant à contenir le nom à double fond de "Jean Eugène Robert-Houdin" qu'elle doit en tasser les dernières lettres comme un magicien tasserait le dernier foulard dans sa manche, avant de faire sortir les colombes.
J'ai admiré ce très bel attelage : "horloger-prestidigitateur".
Qu'on puisse être à la fois un simple horloger et un vrai prestidigitateur. Le même et l'autre. Ici-bas et ailleurs. Que la magie soit à portée de chaque artisan de sa propre vie, je n'en ai jamais douté depuis cet après-midi d'été...
 
...mes grands-parents de Blois, comme nous disions, nous avaient conduits, mes petits frères et moi, à un spectacle de magie, dans le vieux musée Robert-Houdin d'alors. J'étais déjà trop grande, pensais-je, pour m'amuser de si peu, et je m'ennuyais ostensiblement.
Nous avions traversé des salles sombres et poussiéreuses emplies d'étranges instruments, on nous avait fait asseoir devant la scène.
Il me semble qu'un magicien en frac et chapeau à reflets avait fait surgir des montres. Je crois aussi que l'un de mes petits-frères, convié sur l'estrade, avait tenu entre ses mains un chapeau qui recouvrait un lapin, ou une bouteille. Une femme, enfin, j'en suis presque sûre, avait été découpée en plusieurs morceaux, avant de sortir demi-nue et pailletée d'un coffre tout brillant de pierreries qu'aucun sang humain n'aurait pu empêcher de briller.
Mes petits frères regardaient de tous leurs yeux, essayant d'apprendre les tours, moi je ne voulais ni prêter attention à ces pauvres farces, ni bien sûr applaudir ; j'avais quatorze ans, j'avais l'intention de m'ennuyer comme un esprit supérieur et distingué, et je ne voulais pas condescendre à m'amuser d'un aussi médiocre spectacle.
Mais, à ma grande honte, mon grand-père battait des mains, poussait des exclamations de joie, il était si heureux, il riait tant, il était redevenu un enfant. Jamais je ne l'avais vu aussi joyeux... et si jeune...
Si jeune.
C'était peu de temps avant sa mort.
Extraordinaire magie du bonheur.

 

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Donjon ruiné

Publié le par Carole

château vendôme rêve
.
     Cette vieille carte postale, je l'ai trouvée hier, au vide-grenier des "cartophiles"... Une vue du château de Vendôme, sur un étal de Nantes... c'était tellement inattendu, cela remuait tant de choses oubliées...
     On lisait au verso ce message laconique et tragique : 
 
affaires mauvaises
 
     Sur la photographie la vieille ruine, perchée sur cette butte qu'à Vendôme on appelle "la Montagne", semblait grise et lugubre derrière son rideau d'arbres sombres – sombres comme la crise comme la guerre comme la haine comme l'angoisse de cette année 33. 
     Dans ce donjon herbeux à demi écroulé, j'ai vu, enfant, au temps où la visite était encore possible, d'affreuses oubliettes qui m'ont valu bien des nuits hantées. Je crois même, en y réfléchissant, que c'est là, précisément là, que j'ai découvert le mal. Devant ce trou profond et noir. Quand j'ai compris qu'on y jetait des hommes tout vivants.
     Affaires mauvaises. Bons baisers de l'été 33. Il avait dû le trouver sinistre, le vieux château là-haut, au jour mauvais des affaires mauvaises, celui qui avait écrit ces mots. Une larme semblait avoir roulé sur le carton taché d'humidité. Versée là-bas sans doute, rue Alfred de Musset à Nantes, où le facteur avait porté le message.
 
    Je l'aimais bien, pourtant, cette haute ruine échevelée de corneilles et de lierre, quand je grimpais l'été sur la Montagne, faisant rouler sous mes pieds d'écolière des cailloux de craie poussiéreuse. Elle était gaie alors, légère et bienveillante, crénelée de nuages très blancs, sous l'ombre bleue du ciel, aux vacances immenses.
 
    Ombres et lumières dorment ensemble tête-bêche au fond de nos mémoires, ces vieux donjons ruinés.
     Il y a là-dedans de longs souterrains noirs qu'il faudrait songer à murer. Et des pentes heureuses qu'on voudrait regravir en rêvant.
     J'ai acheté la carte postale. 
 

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Arthur le jardinier

Publié le par Carole

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Je venais de garer tranquillement ma voiture sur la place. Il me semblait, bizarrement, que quelqu'un me regardait. J'ai levé la tête. En effet... Il était là, avec sa cape de bure sur les épaules, comme un vieil homme s'ennuyant et regardant à sa fenêtre passer la vie.
Il y a des gens, comme ça, qui préfèrent avoir la mort chez eux plutôt que d'être obligés un jour de lui ouvrir leur porte. Ils ont moins peur, ils croient apprivoiser ce qui les hante. On bavarde avec elle, on lui fait place, on s'en amuse, et, parce qu'on pense la connaître, on croit l'avoir de son côté. Ne voit-on pas ces temps-ci de jeunes coquettes arborer des sacs à main ornés de crânes pailletés ? Mettre la mort dans son sac, pour l'empêcher d'y retrouver ces plus d'un tour qu'elle nous garde en réserve... naïve précaution...
En y réfléchissant, ce squelette à la fenêtre m'a rappelé Arthur le jardinier...
Quand j'étais élève de sixième au lycée Ronsard de Vendôme – celui-là même où Balzac avait fait ses études – régnaient sur la salle de sciences naturelles – comme on disait alors – monsieur et madame Auclair, couple de professeurs jeunes et radieux, au nom étincelant. Un vieux squelette dormait tout au fond de la salle, jauni, noirci, ranci, qui grelottait lorsqu'on le déplaçait. Le squelette me terrifiait, et je le rencontrais, fantôme hagard, dans tous mes cauchemars. Jusqu'au jour où un gamin de ma classe me glissa à l'oreille qu'il s'appelait Arthur, et qu'il avait été jardinier au lycée. Arthur le jardinier... J'avais cessé d'avoir peur : le squelette n'était plus qu'un brave homme qui avait ratissé les feuilles dans les allées du parc, semblable à ceux que nous croisions quand nous courions en rond, échappés clairsemés du vieux gymnase de bois, pendant les cours de gymnastique. D'un être aussi humble, paisible et familier, quel mal aurait donc pu me venir ? Il avait suffi de lui donner un nom, un costume de jardinier – ou une vieille cape de bure.
Et puis je me suis souvenue encore de ce jour où monsieur Auclair, dont la jeune femme enceinte était sur le point d'accoucher, nous avait fait un long discours émerveillé sur le "miracle de la naissance et de la vie". Je ne comprenais pas très bien. Mais dans son coin, Arthur le jardinier souriait doucement. Il avait vraiment l'air d'approuver.

 

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Graines de hasard

Publié le par Carole

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    De la fleur tournoyante, le vent détachait une à une les graines. Un instant elles s'accrochaient encore au flocon blanc, hésitantes, puis s'élançaient, insectes si légers, vers le jardin où, presque sûrement, elles se perdraient. L'une, peut-être, parmi ce bouquet de tiges aériennes et infimes, se sèmerait, et donnerait naissance, un jour, à une autre fleur tournoyante et jaune, qui se ferait flocon, jetant à son tour ses graines aux sillons du hasard. "Je sème à tout vent", disait mon vieux dictionnaire Larousse. Mais pour se ressemer, combien de graines le pissenlit doit-il souffler en vain vers l'univers, jouant sur la flûte du vent les notes grêles arrachées à son coeur ?
    Et la fleur dans le  froid peu à peu se dépouille, muette et fanée déjà, sans savoir que, là-bas, dans un coin de cailloux, de ronces ou de trottoir, une soeur va lui naître, jeune, fraîche et ardente comme un petit soleil.
  
    J'étais en sixième, c'était pendant le cours de rédaction, j'avais ouvert mon dictionnaire à la page de la semeuse au pissenlit, que je regardais fixement, ne sachant où porter mes regards, tant me pesait la solitude. J'étais assise au fond de la classe, à cette place obscure où le flot m'avait abandonnée le jour de la rentrée, et à laquelle ensuite le réglement, qui interdisait les changements de place, m'avait condamnée.
    Ce matin-là, il faisait encore nuit, le poêle ronflait dans le préfabriqué embué où le cours de français avait lieu. Le professeur, monsieur Joubert, un homme fatigué, sévère et désabusé, tout près de la retraite, rendait les devoirs de la semaine passée. Et voilà qu'avant de nous remettre les copies, il lui prit fantaisie d'en lire une. Il y était question d'un sentier de montagne, d'un voyageur qui cheminait, d'un torrent qui bruissait. Le vieux monsieur Joubert, heureux de lire, s'animait, accentuant les mots importants, marquant de silences bien placés la marche lente et méditative du voyageur, accélérant le rythme pour évoquer l'élan sonore du torrent, son bondissement joyeux entre ses rives de rochers. Et la classe obscure et étouffante, où je vivais solitaire et courbée, s'emplissait de la haute silhouette assurée du voyageur, de la lumière aiguë des montagnes, du vacarme chantant du torrent. Je regardais de tous mes yeux, j'écoutais de toutes mes oreilles, bien convaincue de ne jamais pouvoir créer rien de semblable à cette illusion claire et vivante.
    Puis, quand monsieur Joubert eut fini, il rendit les copies. Alors, avec stupeur, je découvris que ce récit qu'il venait de lire, et qui m'avait paru si limpide et si vrai, ce n'était que mon devoir maladroit, ma pauvre rédaction. Les mots entourés de rouge, les annotations favorables, les traits épais et brefs sous les fautes d'orthographe, les deux chiffres de la note ferme comme une sentence maculaient de leur encre scolaire les lignes que sa voix avait animées. Monsieur Joubert, assis à son bureau, de son regard usé, indifférent, regardait défiler les élèves appelés les uns après les autres. Le charme était retombé. Je n'avais plus entre les mains que ma copie d'écolière.
    Je ne le sus que plus tard, mais ce matin-là j'avais découvert ce que c'était qu'écrire : donner à d'autres, pour qu'ils les fassent vivre, des textes rédigés dans l'ombre sur des feuilles de cahier qui jaunissent, des textes bricolés avec des bouts de crayon sur des bouts de carnets, des mots enregistrés à la va-vite, le soir avant de s'endormir, sur des ordinateurs sans grâce. Morceaux d'espoir tournoyants, lambeaux de rêves cousus les uns aux autres à gros points d'étoiles mortes et de nuit close, récits découpés dans la chair vive de solitude... - tous ces pauvres trésors, les jeter dans le vent, pour qu'il les sème au loin.
    Et puis attendre, sans savoir où s'en iront se perdre les mots jetés au rien. Attendre tout de celui qui les prendra dans ses mains, de celui qui, de sa voix fatiguée, dans une pièce obscure aux vitres couvertes de buée, dans un lieu sans beauté où la respiration lui manquera, où sa vie morne lui pèsera, lira pourtant. S'en remettre à lui de la métamorphose. 

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Le voyage en quatre ailes

Publié le par Carole

4 L
 
Quelquefois, comme cela, on a l'impression que les jours peuvent inverser leur cours, battre un instant de l'aile, et reprendre insouciants le chemin vers la source. 
Ainsi, hier, cette voiture ancienne désormais, autrefois si banale, garée devant la belle boutique désuète du marchand de chapeaux... m'a transportée... loin en arrière, très loin, il y a trente ou quarante ans, au temps où mes jeunes parents s'en allaient en quatre ailes vers l'avenir radieux.
Où les dames bien mises se faisaient faire pour les mariages des capelines sur mesure, où les messieurs corrects portaient chapeau de feutre en hiver, chapeau de paille en été.
Où l'on mettait des gants pour être chic et smart. Et des blue jeans pour se rendre le soir en mob dans les boums.
Où la blonde Marilyn du village gaulois portait le nom tout froufroutant de Falbala - et cela faisait sourire car on savait encore ce que le mot voulait dire.
Où l'on s'enfermait pour téléphoner dans des cabines téléphoniques à pièces qu'on appelait taxiphones, tandis que le 22 à Asnières faisait rire toute la France.
Où l'on jouait aux Mille-Bornes en chantonnant le ciel le soleil et la mer.
Où je pensais qu'il y aurait toujours des voitures à quatre ailes, pour s'envoler joyeuses sur les routes gravillonnées de rose et de bleu tendre, bordées de vieux platanes, qui menaient à demain.
 
Donc, c'était hier à Nantes, par un après-midi aussi clair qu' un matin d'enfance. Et c'était délicieux. Un petit bout de chemin vintage, gracieux comme le vol de ce petit papillon jaune, autrefois égaré sur la vitre arrière de la jeune quatre ailes, et qui était doucement venu se poser sur mes yeux.
 
Alors avec mon APN, immédiatement dégainé, j'ai capturé ce cliché qui s'est aussitôt affiché - millions de pixels - sur mon écran numérique. Il ne me restait plus qu'à l'éditer sur photoshop et à le poster sur le web.
 
Ainsi va notre esprit, qui ne cesse de balancer, inconstant papillon aux quatre ailes incertaines, d'avant en arrière, d'arrière en avant, dans le temps qui ne sait où il va.

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Le trône et l'enfant

Publié le par Carole

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    Devant les ateliers du Carnaval, comme chaque année, la Peluche géante, le Singe énorme aux yeux de fleurs, l'immense Kiki-Yéti aux mains roses et aux doigts sans griffes, accueillait les enfants. Tous se pressaient pour le voir, les parents hissaient leurs petits sur le siège pour les photographier en majesté... 
    Ils grimpaient joyeusement, énervés de désir et de rires. Pourtant, lorsqu'enfin ils se trouvaient assis sur leur trône de carnaval, tous, brusquement, prenaient, bizarrement, un air grave et presque apeuré.
   Peut-être pressentaient-ils, à se voir si seuls, sur ce trône démesuré, dans la grande ombre noire du géant, qu'ils ne seraient plus pour longemps les rois choyés de leur pays d'enfance, et que bientôt la vie, la lourde vie adulte, la vie comme elle va et comme elle ne va guère, tour à tour débonnaire et cruelle, gracieuse et implacable, les saisirait entre ses larges paluches maladroites - pour les emporter plus loin, beaucoup plus loin que cet instant où le bonheur, dans un éclair de flash, était en train de se figer. 

Publié dans Enfance

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