Comptines
En l'apercevant, cette noire volaille de la rue, j'ai immédiatement pensé à la vieille comptine - vous la connaissez tous, vous savez bien, celle de la poule sur un mur qui picote du pain dur... puis, picoti picota, lève la queue, avant de s'en aller pour ne plus revenir – une de ces comptines "d'élimination" qui me plongeaient dans l'angoisse, lorsque j'étais enfant, et que je craignais plus que tout cette fatalité qui allait m'obliger peut-être à sortir du rang. Celle qui s'en irait, la misérable créature chassée de la ronde, si cela allait être moi ? Moi, celle qui tomberait du mur ? Comme elle piquait du bec, cette poule, comme elle se saisissait durement du destin de chaque être - on aurait cru un ver de terre, gigotant éperdu, avant d'être broyé. Picoti picota... comme elle picotait rudement le pain dur de ce monde. Pourtant elle me fascinait, je ne pouvais m'en détacher, et la vieille comptine tournait sans répit dans ma tête comme la poule dans son enclos - picota picoti - , piquant déchirant recousant de son bec aiguisé le sac étroit des confuses pensées.
Je me suis toujours demandé pourquoi les enfants s'acharnaient ainsi à apprendre et à réciter sans fin - car ils se les apprennent entre eux, bien plus qu'on ne les leur apprend - ces terribles comptines qu'on appelle d'"élimination" - et qui n'ont pas d'autre but en effet que d'éliminer du cercle le joueur désigné, ou de le choisir seul au détriment des autres.
À y bien réfléchir, je crois que c'est justement cela qui attire les enfants, la terreur vague qu'ils en éprouvent, et qu'ils grattent, et picotent, et piquettent sans trêve. Comme s'ils pouvaient y saisir, poussins destinés à grandir, l'essence obscure de la vie et de la mort, la dure boule de pain noir où se concentre tout le mystère. Et je crois que c'est cela, encore, qui les apaise dans cette grande angoisse : l'évidence que les mots peuvent tout mettre en ordre, tout replacer dans la ronde, picoti picota, lorsqu'ils sont bien rythmés et sonnants.