L'équerre
La haute fenêtre dans le sévère bâtiment de pierres. La lueur calme dans la nuit qui tombait. L'équerre, surtout, la grande équerre jaune pendue à la crémone dans la salle bien rangée où tout trouvait sa place...
C'était comme si rien n'avait changé.
Mon esprit a franchi les années et parcouru l'espace.
J'ai cru revoir l'École. L'équerre à la fenêtre, dans la vieille école d'enfance.
En ce temps-là, on mesurait le monde en hectomètres avec la chaîne d'arpenteur de monsieur Daudin. On le pesait en décigrammes sur la belle balance où l'on plaçait les poids de cuivre. On récitait en litanies les tables de multiplication comme les tables de la loi. On traçait au tableau de grandes figures savantes harmonieuses comme des rosaces. Et on calculait à l'équerre les angles les plus obtus des plus sournois polygones, célébrant chaque jour à la craie le triomphe éternel de la raison géométrique.
On recopiait à l'encre des morales immuables sur des cahiers lignés. Il suffisait de nommer d'après le livre les champignons féroces cueillis au bois d'épines, pour qu'ils deviennent inoffensifs. Le monde tournait gracieux sur son globe comme le petit train des problèmes sur le parcours que lui traçaient des énigmes ardues et toujours résolues.
Dans le manuel où nous avions appris à lire, le petit Poucet habitait à l'orée d'un bois si clair et si rempli d'amis écureuils et de copains oiseaux, qu'aucun ogre n'aurait pu y loger son ossuaire. Son père était bûcheron mais n'avait jamais faim. Sa maman belle et blonde comme une fée, é, ée l'emmenait chez le photographe, ph, pho, phe, ensemble ils revenaient de la ville en auto, au, o, couler des jours heureux chez eux, eu, eux.
C'était un naïf univers, où tout avait sa place, d'où la terreur était bannie aussi bien que l'erreur, et que la vie devait, bien sûr, s'acharner à démonter pièce à pièce.
Mais je me dis quelquefois que si dans nos cahiers effacés d'alors tout n'avait pas été si bien tracé, si bien rangé, si clair et si solide, nous nous serions peut-être fracassés, ensuite, dans ce monde étrange et difforme, peuplé d'ogres et d'affamés, qu'on appelle la réalité.
Et qu'il faut à l'enfance cette calme lueur à la fenêtre, et cette équerre là-haut qui veille patiente sur l'esprit qui s'éveille.