Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

enfance

Chevaux de bois

Publié le par Carole

cheval-de-bois.jpg
      "Throw that junk", Orson Welles, Citizen Kane
 
Petit cheval de la brocante, petit cheval de bois, fatigué, presque chauve et la queue arrachée, tu avais l'air si courageux sur tes roulettes usées, tu avais l'air si obstiné parmi le bric-à-brac et les cartons sans gloire, près de la vieille malle aux partitions jaunies, tu avais tellement l'air de fixer ton chemin pour ne jamais perdre la trace...
 
Je l'ai toujours su, que les chevaux de bois ne veulent pas céder. Que, bien après que les enfants qu'ils portaient soient retombés sur terre dans la vie telle qu'elle va, ils continuent la route, afin que le souvenir des grands pays qu'elle traversait ne se perde pas tout à fait dans nos mémoires vacillantes.
Et quand, plus tard, las de nos vies étranges, nous refermons les yeux, ce sont eux, les vieux chevaux fourbus, qui viennent nous chercher, pour une chevauchée dernière, dans le soleil d'avant, et les neiges d'antan.
Et loin de nous qui voyageons là-bas, revenus à nous-mêmes, qu'importe si le temps, d'un coup de vent furieux, claque le grand couvercle de la malle aux chansons, tandis qu'on jette au feu la carcasse de bois de nos rêves d'enfants ?

Publié dans Enfance

Partager cet article

La laisse de mer

Publié le par Carole

plage-St-Pierre-2.jpg.psd.jpg
        Saint-Pierre-Quiberon 
 
 
On appelle laisse de mer cette frange d'algues, de branches mortes et de coquillages que la mer oublie sur les plages, à marée basse.
Ainsi, parfois, aux rives de la mémoire, se déposent les souvenirs, épars sur le sable des heures comme des algues encore vivantes que nous aurait laissées l'enfance.
 
Je l'avais si longtemps attendue...
J'avais écouté son souffle dans le coquillage verni qui ornait le buffet de mes grands-parents, à Guéret.Peu à peu j'avais appris à reconnaître, très loin au fond de moi, sa voix qui tremblait de promesses imprononcées et d'horizons fuyants, de navires à proues d'espérance, d'îlots fragiles et d'écueils désirés.
Et puis c'était arrivé : nous étions partis de Guéret un matin avant l'aube, et nous étions montés dans un train tiré par une locomotive à vapeur toute piaffante. - Tchou, tchououou...! s'était-elle exclamée, puis elle avait bondi, de gare en gare, d'aiguillage en aiguillage, de correspondance en correspondance, sans erreur, jusqu'à l'océan lointain. Le soir, à Vannes, il faisait nuit et il pleuvait, on était venu nous chercher en voiture, je m'étais endormie dans mes vêtements tachés de suie, bercée -Tchououou...tchou...- par l'ombre bondissante de la loco autant que par les cahots de la petite automobile qui nous avait déposés, après bien des virages, à Saint-Pierre-Quiberon.
Le lendemain matin, il y avait eu ce soleil ruisselant de sel, et ce ciel d'un bleu léger, frémissant d'oiseaux criards. De grands draps blancs s'enflaient de vent et de lumière, luttant comme des pirates liés aux mâts de fer plantés dans les galets du jardin.
Pendant le petit déjeuner, au fond du transistor grésillant de mon grand-père, qui contenait - mystère que j'acceptais sans chercher à l'expliquer - tout un orchestre avec la batterie, le micro et un costume d'argent pour danser -, Claude François avait chanté avec une conviction que je partage encore "Mais quand, le matin, je vois le soleil, le matin...", puis nous avions longtemps marché sur un chemin brillant de mica, à travers des herbes sèches semées d'immortelles et de chardons.
Tout au bout du chemin, le sable était hérissé d'algues, de coquillages, de brindilles éparses, et de rochers pensifs. 
 
Elle a entouré mes pieds de ses doigts frangés d'écume, de coquilles et de ciels renversés. J'ai caressé de mes lèvres l'arc-en-ciel de ses lèvres, sur mon corps mince j'ai serré son grand corps parcouru d'eau, de sable et de soleil, j'ai avancé dans la lumière. Et c'était bon comme quand on rentre chez soi, après une longue absence, et que la lampe rallumée fait dans la nuit son doux nid de jour clair, et qu'enfin on se reconnaît.

Publié dans Enfance

Partager cet article

Aller voir le blockhaus

Publié le par Carole

blockhaus-5.jpg.psd.jpg
 
Il y a quelque chose de très doux, de très léger, dans le spectacle d'une plage populaire, sur la côte atlantique, entre Quiberon et Saint-Nazaire, par une belle journée  d'été.
Libérés pour quelques jours de la lourde nécessité d'avoir l'air d'être ce qu'aucun humain jamais ne pourra être : employés de bureau, écoliers, agents de surface, coiffeurs, chômeurs, caissières, malades, ménagères ou chauffeurs routiers..., les baigneurs presque nus absorbent le soleil, la mer, le sable et le ciel par tous leurs pores vivants que dilate l'été. 
Tout à l'heure les ombres s'allongeront sur la plage, on reviendra au camping, d'un pas traînant, cuire des merguez sur un réchaud de fortune, jouer à la pétanque sur un coin d'herbe rase, on montera le son de la radio, peut-être même on dansera avec le voisin gendarme ou inspecteur des impôts, loin des goélands gris dont les ailes baignées de lune chevaucheront les vagues et les anciens naufrages.
Mais, pour l'instant, le soleil a pris possession du monde. Un employé pâle et malingre qui ne voyait jamais le jour s'élance à la poursuite d'un cerf-volant tout bleu, qui frémissant l'entraîne vers l'azur, un jeune garçon obèse cabriole sur le trampoline, une fille timide étendue sur les algues s'offre en sirène aux caresses du ciel, on achète aux marchands qui passent des glaces au goût sucré de paix. Il flotte dans l'air bleu quelque chose de joyeux comme un drapeau qui claque.
Alors, quelqu'un propose d'aller voir le blockhaus. Car la côte est semée de blockhaus, entre Quiberon et Saint-Nazaire, comme sur tout le littoral atlantique.
 
Tout en haut de son éperon de falaise, le blockhaus est visible de loin. On dirait un de ces rochers trapus taillé en force par l'abbé Fouré, une bête pensive, échevelée d'herbes sèches et veillant sur la mer.
Quand on s'approche, on voit qu'il est recouvert de tags et de noms d'amoureux, de lichens et de cinéraires. La rouille de son armure de fer a transpiré jusqu'au béton érodé qui s'effrite. Un pin maritime couché par le vent allonge vers lui ses racines. Dans le ravin tout proche, un autre blockhaus s'est déjà écroulé, et ses ruines battues par la mer, hantées de crabes et d'huîtres, se changent lentement en galets et en sable.
Si l'on pouvait entrer à l'intérieur, savoir ce qu'ils voyaient, ceux qui montaient la garde ici, comprendre ce que c'était, que d'attendre la fin, avec pour seuls compagnons le vent, les oiseaux et les vagues... Mais le blockhaus est muré. On s'assied sur le toit, en balançant dans le vide ses jambes nues et chaudes, et puis on rêve un peu. On aimerait comprendre comment des canons, des tanks, des ordres lourds de haine et des soldats à mitrailleuses ont pu ramper jusque-là sans glisser dans les dunes, s'abîmer dans les flots. On se prend à penser que la mer peut-être leur a parlé, à eux aussi, avant que tout finisse, d'un autre monde.
On est bien, là, sur le blockhaus qui s'émiette en rêvant, et qui bientôt, cédant au rauque appel de saint Guénolé devant Ys, à son tour tombera, sous l'étreinte des vagues, du pin maritime tout proche, du vent chargé de sel, ou des récifs d'hermelles. Des promeneurs passent en riant sur le chemin, on aperçoit en bas la plage, ses ronds bigarrés de parasols et sa foule apaisée, et on se dit qu'il n'est pas loin, peut-être, le jour où le bonheur, vraiment, sera rendu aux hommes.

Publié dans Enfance

Partager cet article

Les paons

Publié le par Carole

Les paons
J'ai peine à me souvenir, les vitres épaisses et grises de ma mémoire jettent sur ces années une trouble lumière.
 
C'était quand j'étais tout enfant, j'habitais une école, près d'un château de briques entouré de hauts murs et d'arbres très âgés hochant la tête dans le vent.
C'était peut-être en rêve. C'était il y a très longtemps, il y avait une fois, quand je ne savais pas que le temps existait.
Dans le parc du château, on élevait des paons.
On les voyait vivre et marcher derrière les hautes grilles de fer forgé.
Hôtes tranquilles de fêtes étranges et galantes, ils ouvraient de grands éventails japonais dans les allées de graviers, traversaient les massifs comme des rangs de fleurs fraîches, se penchaient au-dessus de l'étang avec les arbres emplis d'oiseaux, ou bien se tenaient, immobiles et pensifs, semblables aux paravents de soie fatiguée qui ornaient la chambre de ma grand-mère, au coin des haies d'épines que le soleil fanait.
Il ne serait venu à l'idée de personne au village d'élever des paons dans sa basse-cour. Mais il était bon qu'ils soient là, dans le parc du château, inutiles et chatoyants. Leur beauté rayonnait jusqu'à nous, pure et fragile comme celle des cygnes glissant sur l'eau des contes. Les jours où ils n'apparaissaient pas derrière les grilles, le coeur du village semblait battre plus lentement.
Quelquefois, les enfants du gardien apportaient à l'école de longues plumes souples aux barbes irisées.
Ma mère les disposait en éventail dans un vase de cuivre, et elles restaient là, curieusement inclinées, à nous regarder vivre et marcher, comme un grand bouquet d'yeux.
 
Aujourd'hui, il n'y a plus de paons dans le parc du château. Les arbres ont été coupés dans les allées défrichées. Les plumes empoussiérées d'années se sont fanées dans le vase terni, je crois qu'elles ont été jetées.
J'ai peine à me souvenir. C'était peut-être en rêve. C'était avant le temps.

Publié dans Enfance

Partager cet article

L'escalier

Publié le par Carole

escalier-selommes-1-copie-1.jpg
Escalier - Maison Ferrand à Selommes 
 
Pierre Roy a intitulé un de ses plus étonnants tableaux "Danger dans l'escalier". On y voit un serpent dérouler ses anneaux sur les marches de bois du très long escalier d'un immeuble tranquille et cossu.
Dans la calme maison de mes grands-parents, il y avait ainsi un escalier de chêne qui déroulait dans l'ombre les anneaux de l'angoisse.
C'était un escalier craquant, qui s'en allait sinuant dans sa cage étroite, sous la vague lueur d'une vieille lucarne tachée de mouches mortes, jusqu'au grenier lointain où chouettes et fantômes dormaient emmaillotés, dans ces bandelettes soyeuses et grises que leur tissaient des peuples d'araignées.
Tout en bas une grosse boule de cristal à facettes arrêtait la rampe. Quand on s'y penchait on voyait les visages d'enfants s'allonger, devenir vieux, devenir laids, et c'était saisissant comme de se pencher sur un puits.
Derrière les marches habitaient des rats, des reptiles et des insectes silencieux, qui pour nous voir passer s'écartaient en froissant lentement les ténèbres. De lourdes floraisons de cauchemars penchaient leur ombre sur les murs, y écrivant en noir des mots terribles qui me faisaient trembler. La rampe sous la main glissait comme de l'eau vers le fond gluant des abîmes. Et sous les pas craquaient, comme des os, les branches oubliées sur ces chemins, au loin, où les morts vont tout seuls en pleurant.
 
Comment un tel escalier, avec son chargement d'épouvante, pouvait-il surgir à quelques pas de la douce cuisine, dans le parfum chaleureux du chocolat du matin, de la soupe du soir ?
Comment tant d'obscurité frémissante pouvait-elle se lover derrière la porte de ma chambre tendue de bleue, derrière les meubles de bois de rose et le bonheur-du-jour en acajou de ma grand-mère si tendre ?
Comment notre heureuse vie pouvait-elle côtoyer tant de malheur et tant de peur ?
Comment mon calme esprit d'enfant très sage pouvait-il deviner tant de monstres cachés ?
Question sans fin toujours la même, lancinante question sans réponse, tournant dans mon esprit et y semant ses ombres, comme les marches de l'escalier.
"Tu te fais des idées", disait toujours ma grand-mère. Des idées, oui, elle avait raison.
Car bien plus tard j'ai compris que l'absurde question née de mon imagination d'enfant était en réalité LA question, celle que je ne cesserais ensuite de ressasser, comme tant d'autres habitants de cette étrange terre, sans plus de résultat qu'alors.

Publié dans Enfance

Partager cet article

Chaises de jardin

Publié le par Carole

chaises-jardin.jpg.psd.jpg
 
Je marchais dans l'allée, derrière chez moi. Sur la terrasse d'une maison voisine, les chaises ressorties depuis peu, puis restées seules au jardin en ce lundi de travail, étaient comme quatre feuilles d'hiver aux nervures délicates et diaphanes. Quatre fantômes délicats, carcasses épurées d'insectes très légers. Quatre spectres tranquilles, amis ou parents un peu raidis par l'âge, par tout ce qu'ils ne pouvaient se dire, conversant avec circonspection en buvant du thé clair, habillés seulement désormais de leurs silhouettes blanchies comme d'os très menus. Quatre convives posés là, brindilles pâles au fond de l'eau d'un aquarium, dans les reflets de leurs vies disparues.
Un oiseau de mars pépiait dans la haie, solitaire, son chant de reverdie. 
Les paquerettes dessinaient, dans l'herbe rase encore, des chemins emmêlés d'étoiles.
C'était ce moment de l'année où le temps tourne sur lui-même.
J'écrasais des violettes et, dans leur parfum meurtri, la mémoire doucement montait en moi, comme une eau calme qui aurait gardé en elle, intacts, tous ses reflets
 
J'ai revu ce dimanche, chez mes grands-parents de Selommes. On était en mars et il faisait si beau qu'on avait décidé de sortir au jardin. On avait ressorti du hangar la table et les chaises de fer, si jolies, toutes blanches, conservées intactes sous la housse d'hiver, et on les avait disposées sous le prunus à l'ombre maigre. On avait invité l'oncle Georges et la tante Alix.
Longtemps, on avait parlé de petits riens, de longues rancunes avaient affleuré, qu'on avait évité d'approfondir. Quatre adultes autour de la petite table de fer, tous quatre âgés déjà, et l'enfant qui jouait sans bruit, dans l'herbe, à l'abri des soupçons dans ce bourdonnement des vieilles voix, à s'en aller très loin, sur les chemins interdits de la pensée.
C'était mars dans le chant des oiseaux, dans les étoiles menues des paquerettes et le parfum profond des violettes.
C'était dimanche dans la lenteur des gestes et la patiente dégustation du thé brûlant, qu'on avalait à petites gorgées sucrées, pour étirer le temps.
Puis l'oncle Georges et la tante Alix étaient partis dans leur petite Diane bleue. On s'était mis sur le trottoir, devant le vieux portail vert, pour les regarder s'éloigner et leur faire de la main de grands signes, de plus en plus grands, à mesure que la voiture se faisait plus petite, là-bas, dans l'air déjà brumeux du bel après-midi de mars.
On était revenus au jardin, un peu pensifs.
On avait eu froid un instant, on s'était senti frissonner.
Car tout était déjà inscrit dans ce départ.
Alors, buvant encore un peu de thé, reprenant du gâteau, on avait continué à parler, très bas, à peine, de tout petits riens, ou de rien du tout, pour finir la soirée dehors, tandis que l'ombre du prunus s'allongeait sur l'allée de graviers.
Mais déjà, sur les deux chaises restées vides, l'enfant jouant à terre dans l'herbe avait vu se dessiner, brindilles blanches et fragiles, insectes timides immobiles, les spectres souriants de l'oncle et de la tante, de ceux qui, jamais, jamais plus - comment le savait-elle déjà ? -  ne reviendraient au jardin.
Même, l'enfant avait vu s'avancer, encore incertains, presque imperceptibles, d'autres spectres. Effrayée, elle avait évité d'y penser, et s'était rapprochée de la table, pour prendre dans l'assiette le dernier morceau du gâteau.

Publié dans Enfance

Partager cet article

Le vieil homme

Publié le par Carole

papi-1.psd-version-recadree.jpg          
 Portrait de mon grand-père Paul Maumy, réalisé par sa fille Paule Buisson-Maumy.
 
 
 
Il avait donné son corps à la science, et c'est une petite fourgonnette blanche envoyée par l'hôpital qui l'a emporté, non pas vers sa dernière demeure, mais vers le dur néant de ceux qui n'ont pas de tombeau.
Quand je l'ai vu partir, ce matin-là, sous un soleil absurde, et que je l'ai salué une dernière fois du regard, tandis que la fourgonnette s'éloignait sur la route luisante, j'ai vraiment cru qu'il était mort.
 
Et puis cela a commencé.
J'entamais avec lui des discussions interminables, nous nous disputions, je l'interrompais, il se fâchait - nous n'étions pas du tout d'accord.
Ou bien au contraire nous parlions d'une même voix, des mêmes choses. Souvent aussi nous restions silencieux côte à côte, au bord de l'eau, près d'une canne à pêche oubliée, et je me blottissais sur ses genoux, nous nous entendions si bien.
Ses yeux très bleus étaient ceux des passants - de ce vieillard ou de cet enfant -, ceux de la mer aussi, et ceux de l'humble source : en eux le monde continuait à puiser sa substance.
Sur le chemin qui s'ouvrait tout à coup, sur cette route vers la montagne qui grimpait derrière la maison de Guéret, il entonnait en chevrotant une chanson très ancienne - "A la claire fontaine..."  - et c'était moi qui chantais soudain, dans mon jardin, avec ce doux tremblé, ces trilles délicats que sa voix avait empruntés à des chanteurs d'autrefois, à des aïeux sans doute.
Il était tellement généreux, délicieux  - ou bien tellement autoritaire, insupportable. Il était si intelligent, si incroyablement doué - il était si têtu, si invraisemblablement acharné dans l'erreur. Dans les récits étranges que faisait ma grand-mère, après que la vieillesse eut submergé sa raison, je voyais un autre homme encore, que je n'aurais jamais soupçonné, et qui n'était ni plus vrai ni plus faux que celui que j'avais connu. Je ne savais pas le juger, je ne m'y essayais que pour renoncer aussitôt.
Mais voilà qu'il était jeune, et nous allions ensemble cueillir des cèpes dans des forêts de fougères et de chênes. Il conduisait trop vite sa petite voiture, il se garait avec brio dans son garage si étroit. Il pêchait des goujons qu'il jetait frémissants dans l'huile grésillante, il remettait sur leurs rails les trains qui s'égaraient. Il savait tout faire, j'étais enfant et je l'admirais. Et brusquement  il était vieux, si vieux, je ne l'avais jamais vu si vieux, sa voix tremblait comme une feuille que l'hiver a saisie, je le soutenais dans sa marche, fardeau trop léger qui tenait dans mes bras, petit tas de brindilles blanchies - c'était inconcevable de sa part, et j'avais peur. Le plus souvent, pourtant, allégé de tout âge, il se promenait dans le temps comme un funambule qui aurait trouvé sans intérêt les chemins ordinaires des jours, et qui aurait tendu son fil dans d'autres directions capricieuses.
Il ne cessait de se transformer, de chacune de nos rencontres surgissait un être nouveau et surprenant, qui échappait à toute certitude. De lui je ne percevais que des aspects inconciliables, et je ne savais pas davantage qui il était que je ne savais qui j'étais.
 
J'ai fini par comprendre. Je m'étais trompée, ce matin de morne soleil, quand j'avais salué tristement la petite fourgonnette blanche qui emportait son corps raide. Je m'étais trompée puisqu'il était toujours, comme un vivant, un être que chaque jour construisait, que chaque jour défaisait, un être mobile, incompréhensible, incertain, familièrement lointain, inaccessiblement proche. Je m'étais trompée, il n'était pas mort, puisqu'il était encore ce qu'il avait été, le vieil homme si jeune, changeant et inconnu, toujours perdu et toujours retrouvé, immense et si petit, à l'ombre duquel je marchais, et qui était nécessaire à l'ordre comme au désordre de ma vie.
 
Je me suis tue trop longtemps. Il faut que je vous le dise :
 
La mort n'emporte pas ceux qui sont dans le coeur des vivants.

Publié dans Enfance

Partager cet article

Les clowns

Publié le par Carole

cirque-pinder-3.jpg.psd.jpg
 "Il s'affala aux pieds de l'agent, sans un son.
Deux passants qui avaient vu la scène accoururent. Ils s'agenouillèrent et retournèrent Auguste sur le dos.
A leur stupeur, il souriait. C'était un large sourire, séraphique, d'où le sang s'écoulait en bouillonnant.
Les yeux étaient grand ouverts, et contemplaient avec une candeur incroyable la mince tranche de lune qui venait d'apparaître au ciel." 
Henry Miller, Le Sourire au pied de l'échelle
 
 
J'ai appris que la dernière "Bario" était morte le jour de Noël. Elle avait quatre-vingt-cinq ans. Ses deux compagnons, les deux Auguste, les gugusses, le petit bavard qui se croyait malin, l'abruti bredouillant qui n'était pas si niais, avaient disparu depuis longtemps.
Je me suis souvenue.
J'étais enfant, mes parents venaient d'acheter une télévision. C'était un gros poste de bois verni, avec des images en noir et blanc. Aux heures sans émissions, de la neige y tombait longuement, mélancolique, comme si l'hiver n'allait jamais finir. Un petit train brillant, panaché de fumée légère, circulait, parfois, en semant des énigmes, dans une campagne toujours ensoleillée, sur une voie qui tournait en rond.
Cette télévision était précieuse, autant que la petite Quatre ailes blanche qui stationnait depuis peu dans la cour, autant que la table de formica jaune qu'avait fabriquée pour nous mon grand-père, autant que la banquette de skaï qui sentait le neuf et qu'un camion bruyant, venu de loin, avait livrée un jour, au grand ravissement des écoliers du village, dans un carton géant.
Tous ensemble, le soir, chaudement serrés sur la banquette, nous regardions, silencieux, éblouis, tourner des manèges enchantés, s'envoler des marchands de sable fin en habit de Merlin, tandis que des ours aux yeux tendres, posés sur des nuages, nous faisaient signe de la main.
Puis nous allions nous coucher, en même temps que les poules, les vaches et les mouches des paysans nos voisins, dans nos lits de fer froids où ma mère avait placé une bouillotte - car il n'y avait pas de chauffage dans la maison d'école.
Une fois par mois, cependant, nous avions le droit de veiller pour regarder la Piste aux étoiles. C'était une émission qui m'éblouissait tant, et où tournaient tant d'astres aux ciels des chapiteaux qu'elle n'était pas, celle-là, en noir et blanc comme les autres. Elle surgissait de l'écran dans un fracas de couleurs scintillantes - cuivres dorés des instruments du petit orchestre endiablé, diadèmes éblouissants des magiciens, balles vertes et jaunes des jongleurs en collant de lumière, cercles de feu où rugissaient des fauves blonds comme le sable des déserts.
J'avais peur des tigres aux bonds cinglants, les trapézistes m'enchantaient, le tutu blanc de l'écuyère me ravissait, mais j'aimais plus que tout le numéro des Bario. Je revois les nez rouges et les moustaches charbonnées, le chapeau mou, les bretelles et les poches sans fond, les chutes et les coups, l'accordéon absurde, le petit violon aigre aux sons déchirants, - et cette femme blonde élégante essayant vainement de faire triompher la raison dans ce monde de farce.
 
Je me demande ce que cela peut être, la vieillesse d'un clown.
Quand les pas raidis font chuter lourdement le corps qui ne rebondit plus,
quand les os rouillés déformés se transforment en chaînes,
et que l'affiche sur le mur s'efface et se déchire.
 
Je me demande ce que cela peut être, la mort d'un clown.
Quand sous le masque aux lèvres rouges surgit le masque aux lèvres noires,
quand le petit violon pleure sa dernière note,
et que l'accordéon crache le couac final de ses soufflets crevés.
 
Je me demande si le rire éternel des enfants accompagne là-bas, pour adoucir leur route, les clowns qu'on a couchés sur le sable étoilé de la dernière piste, et s'ils sourient encore, comme la lune, à la nuit sombre, une fois passées les grilles, quand ceux qui les ont aimés sentent battre, à leur nom, leurs coeurs d'antan.
 
http://www.dailymotion.com/video/xfue2j_les-clowns-bario-annees-80-le-photographe_webcam

Publié dans Enfance

Partager cet article

<< < 1 2 3 4