Si Mozart...
"Puisque vous avez, vous aussi, une musique sacrée, je puis bien te révéler des secrets"
(Alain Gheerbrandt, L'Expédition Orénoque-Amazone)
Ce matin, je me suis littéralement heurtée à cette stupéfiante déclaration, surmontant ma place de parking : "Si Mozart avait fait des ravioles..." En lisant cela, ma vieille voiture droguée aux chaînes musicales de l'autoradio a hoqueté de stupeur, et j'ai failli rentrer dans le pylône électrique qui domine les lieux de toute sa vibrante altitude.
Il s'agissait, je suppose, de nous amener à penser que ces ravioles vantées par la publicité étaient des chefs-d'oeuvre de ravioles, des symphonies de saveurs, des concertos de gastronomie. Je suppose aussi qu'il s'agissait d'amuser, de surprendre... En somme, l'objectif était atteint, puisque je m'étais arrêtée...
Mais tout de même... on ne pouvait pas s'en tenir là. Ma vieille automobile n'en finissait pas de fumer et de fulminer, et moi je n'en finissais pas de ruminer... Il y avait tellement de naïf aplomb, tellement de sottise commerciale dans cette incroyable phrase.
Que nous dit-elle d'abord ? Que le destin distribue au hasard ses dons, et que Mozart, après tout, aurait pu naître fabricant de ravioles aussi bien que Zadig aurait pu naître fabricant de fromages mous, - qu'alors notre cher Amadeus n'aurait pas été un musicien de génie, mais un marchand de ravioles de génie - puisqu'il était Mozart, puisqu'il était un génie, n'est-ce pas ? En quelque sorte, cette phrase a l'air de proclamer l'égalité parfaite du fabricant de ravioles et du fabricant de symphonies... Pourquoi pas ? Mais... d'abord il me semble, à moi, qu'un musicien de génie qui naîtrait marchand de ravioles ne serait qu'un bien piètre marchand de ravioles, hanté par la musique morte en lui, errant sur le sombre chemin d'un destin avorté, qu'il ne serait que le Mozart assassiné de Saint-Exupéry... Et puis surtout on voudrait nous faire avaler, en guise de ravioles, cette idée bien faisandée que l'art n'est que savoir-faire, qu'on peut débiter des symphonies comme on débite des ravioles - quelques dizaines de mesures bien tendres, une noix de do mineur, quelques gouttes de triolets, trois pincées d'ornements, bien mélanger, étaler soigneusement, découper à l'emporte-notes...- Certes, ce n'est pas entièrement faux, il faut du savoir-faire en toute grande réalisation... mais le savoir-faire ne fait pas le chef-d'oeuvre, et c'est justement d'avoir fait ce que nul musicien n'a su faire que nous admirons Mozart.
Je déteste aussi cette idée que tout se consomme et que tout se digère indifféremment, dans nos estomacs modernes aguerris au plaisir : la musique comme les ravioles, et Mozart comme Rivoire-et-Carret.
Mais ce qui me semble le plus triste, le plus désespérant, c'est cette façon d'employer le nom de Mozart comme un nom générique, indiquant le degré suprême du talent, et rien d'autre. Cette façon d'anéantir l'oeuvre entière derrière le mot Mozart, qui n'est plus rien, qu'un mot pour dire "génie", pour dire "sommet"-, un mot vidé de toute émotion, de toute musique, définitivement anti-mozartien...
Je me souviens qu'Alain Gheerbrandt raconte qu'en pleine Amazonie il avait fait entendre, à des Indiens qui n'avaient jamais eu le moindre contact avant lui avec des Occidentaux, l'andante d'une symphonie du jeune Mozart, et que tous l'avaient écoutée, fascinés, bouleversés, enchantés, remués jusqu'au fond de l'âme...
Et je me dis que si la publicité reflète vraiment le monde qui l'a fait naître, que si cette affiche a vraiment un sens, nous sommes infiniment loin de ces Indiens qui ignoraient tout des ravioles mais savaient tout de la musique, infiniment loin de ce qui peut donner à l'art sa valeur et sa force, infiniment loin de nous-mêmes. Et que nous ne cessons, sur chacun de nos tristes panneaux publicitaires, d'assassiner et de crucifier Mozart.