Toutes ces ombres...
"Pour moi, j'aimerais tenter de faire revivre, dans le domaine de la littérature au moins, cet univers d'ombre que nous sommes en train de dissiper.."
(Tanizaki Junichirô, Eloge de l'ombre)
C'était au matin, je luttais, prisonnière d'un rêve oppressant, d'un triste cauchemar. Quelqu'un - qui donc était-ce, comment avait-il pu prendre voix dans mon esprit ? - criait d'une voix dure : "Balayez-moi toutes ces ombres !" Et je me suis réveillée, comme si on m'avait soudain balayée moi-même, dans la froide lumière d'un matin de pluie. Des misères de la nuit je ne savais plus rien mais la phrase étrange et féroce a résonné toute la journée dans mon esprit fatigué : "Balayez-moi toutes ces ombres !"
Un écrivain japonais a écrit un "Eloge de l'ombre"... J'ai aimé cet éloge mobile et chatoyant, et pourtant aussi nettement bâti qu'une silhouette du théâtre kabuki. A l'ombre, aux nuances incertaines et rêveuses de l'obscur, Tanizaki associe l'âme japonaise, et il compare l'âme occidentale à la clarté aiguë, traquant tous les recoins de l'ignorance... - ce en quoi il se trompe, car il y a aussi une ombre d'Occident, celle de Caravage et La Tour, celle de Nerval et de Hugo... - Il déplore, surtout l'"intoxication" de lumière électrique qui a envahi le Japon, détruisant dans sa naïve brutalité toute une architecture de l'ombre, toute une poésie de l'ombre - toute une culture de l'ombre. L'ombre seule nous donne la lumière, explique-t-il, puisque l'ombre seule incite à regarder ce que d'abord on ne voit pas, à reconnaître l'inconnu, à avancer vers l'ignoré...
- Que me disais-tu donc, absurde voix du matin froid : "Balayer toutes les ombres" ? Mais qu'avons-nous de plus précieux que nos ombres, toutes nos ombres ?
Ombre de la pensée, qui nous fait désirer de scruter les murs de la caverne. Ombre du doute qui nous fait signe de chercher plus loin. Ombre des mots ourlant à longs fils de mystère la phrase du poète. Ombres qui chantent, ombres qui pleurent en toute voix qui monte. Ombres venues de loin qui errent en nos mémoires, peuple bruissant et doux qui marche devant nous. Ombres penchées sur l'eau de nos vies qui s'éloignent, de nos rêves au miroir.
Elles ne sont pas l'envers de la lumière, elles sont la lumière - la condition de la lumière.
Balayer les ombres ? Ce serait disparaître.