La Cour de Versailles
Je ne sais ni quand ni pourquoi exactement, un La Bruyère d'ici, ironiste profond et naïf, a nommé "Cour de Versailles" l'une des rues les plus étroites de cette ville, cette impasse qui ne voit le soleil qu'en tordant son vieux cou vers un mince carré de ciel pâle, cette cour ancienne et de caractère que deux mâchoires de grilles retiennent prisonnière.
En la photographiant, par une de ces associations de pensées qui me viennent souvent, ajustant les idées en marabouts de ficelle et dominos, suivant la piste des mots sur les chemins déroutants de l'analogie, je me suis remémorée une anecdote très ancienne, un petit dialogue que j'avais eu, il y a de cela des années, avec une jeune Malienne qui lisait le "De la Cour" de La Bruyère :
"- Tiens, vous lisez La Bruyère ?
- Bien sûr. Depuis longtemps : j'ai acheté le livre au Mali.
- Au Mali ? On vend La Bruyère au Mali ?
- Evidemment", avait-elle conclu d'un ton sec.
Evidemment. Evidemment, je l'avais vexée.
Pourtant. Qu'au Mali on ait pu s'intéresser à ces essais rédigés à la Cour de Versailles, sourire de Pamphile et d'Arrias, reconnaître en riant des Ménalque, fouiller les ombres du Roi-Soleil, s'interroger sur l'homme dans le français emperruqué du Grand Siècle, cela n'avait rien d'une simple évidence, cela méritait vraiment réflexion.
La francophonie, diront certains, la francophonie, trouble héritage des temps coloniaux... C'est vrai sans doute... mais je pense que la jeune Malienne n'aurait pas été de cet avis, elle qui aimait tant La Bruyère. Alors ? n'est-ce pas aussi que les grands ouvrages de l'esprit infusent au loin les pensées, car, se pliant sans fin, tant leur matière est souple et solide, aux jeux des interprétations et des métamorphoses, il savent se faire partout justes et vrais, nécessaires... Je veux croire qu'on vend toujours Les Caractères aujourd'hui, dans les librairies menacées de Bamako inquiète, et qu'à Tombouctou, sur les ruines des bibliothèques fumantes, on les lit encore en secret...
Je suis sûre qu'il aurait été heureux, La Bruyère, de voir cette grille orner en moraliste l'entrée de la "Cour de Versailles", et, plus encore, de bavarder avec l'étudiante malienne, de réfléchir avec elle un moment à cet étrange pouvoir qu'ont les mots, quand ils sont hardiment affûtés par l'esprit, bien frottés d'ironie, lestés de sens et fortement empoignés par la lucidité, de s'en aller en ce monde ouvrir partout les portes de la pensée et de la liberté, verrouillées par la peur - ou par le conformisme.