Vanité
C'était un samedi à midi, il avait plu gris et froid toute la matinée. Puis, brusquement, un rayon inattendu de soleil hardi avait réussi à tirer les rideaux ternes de la pluie, libérant la lumière. Je passais justement place Viarme - la vieille place des marchés où l'on a jadis fusillé Charette. Je suis restée un moment à chiner, tandis que les brocanteurs s'attardaient, voyant les chalands revenir.
Il est toujours si curieux, si intéressant, de traverser une brocante... Chaque étal est comme un petit théâtre, où des objets égarés, désuets et maladroits, jouent de nouveau à vivre.
Un fier cheval de bois galopait seul dans un pré de tapis ; un coffre de marin peint de coeurs et de myosotis, recouvert d'étiquettes effacées, attendait un navire en partance ; un sac à main de bal laissait béer ses mailles d'argent, délicates et filées comme un bas d'araignée... Partout, des verres, des assiettes, des carafes de cristal au clinquant éraillé, des soupières fêlées et fleuries d'abondance, toute une vaisselle dépareillée de festins oubliés. Des boîtes marquetées emplies de bijoux à l'éclat hésitant, des miroirs mouchetés de tain dans leurs cadres dorés. Et puis des tableaux, quantité de tableaux, couchés sur le sol, entassés dans des caisses, installés de travers sur des chevalets de fortune, posés en équilibre contre les parois rouillées ou taguées des vieilles camionnettes.
Le bric-à-brac étrange des successions et des faillites. Les dépouilles à peine défraîchies des beautés d'avant-hier, frottées et revernies par des marchands de splendeurs et de peaux de lapins, achetées pour pas grand chose, vendues pour presque rien...
Je m'étais arrêtée pour regarder ce très joli Cézanne, qu'avait peint une Odette dont je ne pouvais lire que le prénom. Près du bouquet posé en cubiste équilibre sur son carré bourgeois de nappe provençale, une planche d'anatomie illustrée de cercles redoutables exposait aux badauds quels tourments infernaux, innombrables, peut causer à un corps humain une simple infection buccale. Isadora dansait dans l'ombre en bleu et rose, ignorant encore que son écharpe serait rouge au dernier jour. Un castor en manchon qui ne réchauffait plus nulle jolie main baguée regardait les passants de ses yeux étonnés. Sur le plateau de bois gris que soutenaient des tréteaux un peu bancals, on avait dressé trois mignonnes assiettes, épaves faïencées de vaisseliers perdus. Une chope attendait d'être bue, à la santé du dernier mousquetaire. Et les roses d'Odette dansaient dans le soleil, près du rideau tiré, bouquet gracieux et vaguement funèbre.
On appelait autrefois vanités ces tableaux qui montraient, sous le luxe et la grâce, la mort flânant, la ruine grimaçant, et le temps grignotant. La vie, en somme, ce beau festin joyeux où s'invite, en convive obstiné, celle qui dépareille les assiettes, les bijoux et les êtres, puis jette au tombereau d'oubli le talent distingué des artistes du dimanche - tout aussi bien que le génie des maîtres.
Il s'est remis à pleuvoir violemment. L'averse battait l'auvent qu'on décrochait. Il n'a fallu que quelques instants aux brocanteurs pour tout renfermer derrière les portes coulissantes des camionnettes qui démarraient déjà. Sur la vieille place Viarme, où le reflet des flaques s'approfondissait de boue, je suis restée, seule et trempée, surprise, et presque triste, de n'avoir rien acheté, de n'avoir rien à emporter, dans le gris de ce jour, de tant de frêles merveilles qui tout à l'heure m'étaient offertes.