RUE LA NOUE BRAS de FER, quelqu'un avait dessiné le mot RIEN. Très soigneusement, en choisissant sur le béton effrité du blockhaus un coin plus lisse, plus pâle, traçant pour l'encadrer quatre minces virgules qui lui faisaient un cartouche - ou peut-être sur ce mur aveugle une sorte de regard, et deux moustaches de sourire.
RIEN. Venir rien que pour dire qu'on n'a rien à dire. Se donner tout ce mal, juste pour rien. C'est un rien étonnant, tout de même.
La Noue Bras de fer, lui qui n'était pas rien, n'aurait jamais agi ainsi pour rien, et pour rien en ce monde n'aurait rien écrit d'aussi misérable sur les murs repoussants de ses prisons héroïques.
C'était un brave, savez-vous, un officier de beau renom, ce La Noue, dit Bras de fer car il avait, rien de moins, rien de plus, une prothèse de métal à la place du bras humain qu'on lui avait tranché. Un Huguenot du temps des guerres de Religion, dévoué à son roi, prêt à toute souffrance et à toute hardiesse, esprit puissant et distingué aussi. Grand homme, très grand homme pour livres d'histoire et rues de villes capitales.
Et de cela, voyez-vous, justement, de cela, à mon avis, il y a beaucoup à dire... car l'histoire, au fond, l'histoire qu'on nous raconte, avec ses défilés de grands hommes, a-t-elle été vraiment écrite par la main de fer des La Noue, ou par ceux qui n'ont rien laissé ni de leurs noms ni de leurs os ? A-t-elle été bâtie par les généraux, ou par leurs pauvres soldats ? Par les rois ou par leurs serviteurs ? Par les esprits profonds ou par les humbles femmes qui leur ont servi la soupe et chauffé le lit ? Par ceux qui savaient tout, ou par les gens de rien ?
En regardant de plus loin, en réfléchissant de plus près, il m'a semblé que ce n'était pas rien ce RIEN. Il m'a semblé que c'était peut-être comme un nouveau nom de rue apposé plus bas, plus modeste, plus terne... comme une façon de nous le dire, cela que nous savons mais qu'on ne dit jamais, qu'on nous ment sur les noms, que les hommes de tout ne sont rien sans les hommes de rien, que les hommes de rien sont dans tout, et qu'ils sont derrière tout, et que leurs vieux visages effrités nous regardent passer dans chacune de ces rues qu'ils ont soigneusement dessinées et pavées pour que tous ces grands, ces très grands hommes de l'histoire qu'on raconte y avancent en triomphe sur leurs vies oubliées, leurs vies de moins que rien, leurs vies de trois fois rien.
Et puis, qu'importe ? Car RIEN, c'est ce que nous serons, tous autant que nous sommes. Qui se souvient aujourd'hui de La Noue Bras de fer ? Est-il rien de plus que ce nom, posé comme un timbre sur un mur de béton friable, posté là vers le rien jusqu'à ce que la rouille en mange tout le fer ? Autant dire, rien. Rien de plus qu'un homme, et ce n'est rien du tout.
Les Ombres
PHOTOGRAPHE, n - 1842. Barré : "auteur qui écrit sur la lumière" (Le Grand Robert de la langue française)
Je photographiais cette grande ombre d'arbre qu'un habile éclairage projette, le soir, sur le mur du vieux château des Ducs de Bretagne, et qui vient nous rappeler que toute ville n'est qu'un amas de pierres posé sur des forêts enfouies qui renaîtront un jour - quand nous ne serons plus, hommes de passage qui cèderons la place aux mondes éternels.
Comme il arrive souvent, un passant jusque là indifférent, ralentissant le pas, s'est approché pour regarder ce que je regardais. Il a repris sa route. Puis il s'est de nouveau arrêté, un peu plus loin, seul désormais, pour regarder à loisir. Ce n'était sans doute pas la première fois qu'il passait devant l'ombre. Mais c'était sans doute la première fois qu'il la voyait...
Je le remarque souvent : quand on photographie quelque chose, quoi que ce soit, les passants se mettent à regarder. De simples choses qu'ils n'avaient jamais vues deviennent alors surprenantes, intéressantes même. Ou bien ils haussent les épaules, se demandant quelle rage peut habiter l'esprit d'un photographe... Mais ils ont regardé.
La photographie ne serait rien si elle n'était que l'art de saisir la lumière pour la fixer. Elle est aussi, elle est d'abord, l'art d'amener les regards vers la lumière du monde.
L'homme regardait, donc, et moi, restée un peu en retrait derrière lui, je le regardais aussi. Sur l'eau des douves se reflétaient, feux tremblants de la rampe, les lueurs égarées de cette Porte d'eau qui menait jadis à la Loire. Au loin flambait le grand incendie crépitant de la ville, et les grands mâts des grues tournaient sur les vagues assombries des nuages. L'homme était vieux déjà, et il était très seul, je le comprenais maintenant - je n'aurais su dire à quels signes infimes. Debout dans le soir qui tombait, il n'était plus devant moi qu'une ombre, regardant une autre ombre.
Et j'ai pensé que la photographie, cette étrange écriture de la lumière, ne montre que cela, toujours, au fond, à travers les lueurs qu'elle capture : les ombres - toutes ces ombres qui passent en ce monde et glissent un moment, tout au bord de la rampe comme au parapet du néant, avant de disparaître.