L'escalier
Escalier - Maison Ferrand à Selommes
Pierre Roy a intitulé un de ses plus étonnants tableaux "Danger dans l'escalier". On y voit un serpent dérouler ses anneaux sur les marches de bois du très long escalier d'un immeuble tranquille et cossu.
Dans la calme maison de mes grands-parents, il y avait ainsi un escalier de chêne qui déroulait dans l'ombre les anneaux de l'angoisse.
C'était un escalier craquant, qui s'en allait sinuant dans sa cage étroite, sous la vague lueur d'une vieille lucarne tachée de mouches mortes, jusqu'au grenier lointain où chouettes et fantômes dormaient emmaillotés, dans ces bandelettes soyeuses et grises que leur tissaient des peuples d'araignées.
Tout en bas une grosse boule de cristal à facettes arrêtait la rampe. Quand on s'y penchait on voyait les visages d'enfants s'allonger, devenir vieux, devenir laids, et c'était saisissant comme de se pencher sur un puits.
Derrière les marches habitaient des rats, des reptiles et des insectes silencieux, qui pour nous voir passer s'écartaient en froissant lentement les ténèbres. De lourdes floraisons de cauchemars penchaient leur ombre sur les murs, y écrivant en noir des mots terribles qui me faisaient trembler. La rampe sous la main glissait comme de l'eau vers le fond gluant des abîmes. Et sous les pas craquaient, comme des os, les branches oubliées sur ces chemins, au loin, où les morts vont tout seuls en pleurant.
Comment un tel escalier, avec son chargement d'épouvante, pouvait-il surgir à quelques pas de la douce cuisine, dans le parfum chaleureux du chocolat du matin, de la soupe du soir ?
Comment tant d'obscurité frémissante pouvait-elle se lover derrière la porte de ma chambre tendue de bleue, derrière les meubles de bois de rose et le bonheur-du-jour en acajou de ma grand-mère si tendre ?
Comment notre heureuse vie pouvait-elle côtoyer tant de malheur et tant de peur ?
Comment mon calme esprit d'enfant très sage pouvait-il deviner tant de monstres cachés ?
Question sans fin toujours la même, lancinante question sans réponse, tournant dans mon esprit et y semant ses ombres, comme les marches de l'escalier.
"Tu te fais des idées", disait toujours ma grand-mère. Des idées, oui, elle avait raison.
Car bien plus tard j'ai compris que l'absurde question née de mon imagination d'enfant était en réalité LA question, celle que je ne cesserais ensuite de ressasser, comme tant d'autres habitants de cette étrange terre, sans plus de résultat qu'alors.