Le vieil homme
Portrait de mon grand-père Paul Maumy, réalisé par sa fille Paule Buisson-Maumy.
Il avait donné son corps à la science, et c'est une petite fourgonnette blanche envoyée par l'hôpital qui l'a emporté, non pas vers sa dernière demeure, mais vers le dur néant de ceux qui n'ont pas de tombeau.
Quand je l'ai vu partir, ce matin-là, sous un soleil absurde, et que je l'ai salué une dernière fois du regard, tandis que la fourgonnette s'éloignait sur la route luisante, j'ai vraiment cru qu'il était mort.
Et puis cela a commencé.
J'entamais avec lui des discussions interminables, nous nous disputions, je l'interrompais, il se fâchait - nous n'étions pas du tout d'accord.
Ou bien au contraire nous parlions d'une même voix, des mêmes choses. Souvent aussi nous restions silencieux côte à côte, au bord de l'eau, près d'une canne à pêche oubliée, et je me blottissais sur ses genoux, nous nous entendions si bien.
Ses yeux très bleus étaient ceux des passants - de ce vieillard ou de cet enfant -, ceux de la mer aussi, et ceux de l'humble source : en eux le monde continuait à puiser sa substance.
Sur le chemin qui s'ouvrait tout à coup, sur cette route vers la montagne qui grimpait derrière la maison de Guéret, il entonnait en chevrotant une chanson très ancienne - "A la claire fontaine..." - et c'était moi qui chantais soudain, dans mon jardin, avec ce doux tremblé, ces trilles délicats que sa voix avait empruntés à des chanteurs d'autrefois, à des aïeux sans doute.
Il était tellement généreux, délicieux - ou bien tellement autoritaire, insupportable. Il était si intelligent, si incroyablement doué - il était si têtu, si invraisemblablement acharné dans l'erreur. Dans les récits étranges que faisait ma grand-mère, après que la vieillesse eut submergé sa raison, je voyais un autre homme encore, que je n'aurais jamais soupçonné, et qui n'était ni plus vrai ni plus faux que celui que j'avais connu. Je ne savais pas le juger, je ne m'y essayais que pour renoncer aussitôt.
Mais voilà qu'il était jeune, et nous allions ensemble cueillir des cèpes dans des forêts de fougères et de chênes. Il conduisait trop vite sa petite voiture, il se garait avec brio dans son garage si étroit. Il pêchait des goujons qu'il jetait frémissants dans l'huile grésillante, il remettait sur leurs rails les trains qui s'égaraient. Il savait tout faire, j'étais enfant et je l'admirais. Et brusquement il était vieux, si vieux, je ne l'avais jamais vu si vieux, sa voix tremblait comme une feuille que l'hiver a saisie, je le soutenais dans sa marche, fardeau trop léger qui tenait dans mes bras, petit tas de brindilles blanchies - c'était inconcevable de sa part, et j'avais peur. Le plus souvent, pourtant, allégé de tout âge, il se promenait dans le temps comme un funambule qui aurait trouvé sans intérêt les chemins ordinaires des jours, et qui aurait tendu son fil dans d'autres directions capricieuses.
Il ne cessait de se transformer, de chacune de nos rencontres surgissait un être nouveau et surprenant, qui échappait à toute certitude. De lui je ne percevais que des aspects inconciliables, et je ne savais pas davantage qui il était que je ne savais qui j'étais.
J'ai fini par comprendre. Je m'étais trompée, ce matin de morne soleil, quand j'avais salué tristement la petite fourgonnette blanche qui emportait son corps raide. Je m'étais trompée puisqu'il était toujours, comme un vivant, un être que chaque jour construisait, que chaque jour défaisait, un être mobile, incompréhensible, incertain, familièrement lointain, inaccessiblement proche. Je m'étais trompée, il n'était pas mort, puisqu'il était encore ce qu'il avait été, le vieil homme si jeune, changeant et inconnu, toujours perdu et toujours retrouvé, immense et si petit, à l'ombre duquel je marchais, et qui était nécessaire à l'ordre comme au désordre de ma vie.
Je me suis tue trop longtemps. Il faut que je vous le dise :
La mort n'emporte pas ceux qui sont dans le coeur des vivants.