Aller voir le blockhaus
Il y a quelque chose de très doux, de très léger, dans le spectacle d'une plage populaire, sur la côte atlantique, entre Quiberon et Saint-Nazaire, par une belle journée d'été.
Libérés pour quelques jours de la lourde nécessité d'avoir l'air d'être ce qu'aucun humain jamais ne pourra être : employés de bureau, écoliers, agents de surface, coiffeurs, chômeurs, caissières, malades, ménagères ou chauffeurs routiers..., les baigneurs presque nus absorbent le soleil, la mer, le sable et le ciel par tous leurs pores vivants que dilate l'été.
Tout à l'heure les ombres s'allongeront sur la plage, on reviendra au camping, d'un pas traînant, cuire des merguez sur un réchaud de fortune, jouer à la pétanque sur un coin d'herbe rase, on montera le son de la radio, peut-être même on dansera avec le voisin gendarme ou inspecteur des impôts, loin des goélands gris dont les ailes baignées de lune chevaucheront les vagues et les anciens naufrages.
Mais, pour l'instant, le soleil a pris possession du monde. Un employé pâle et malingre qui ne voyait jamais le jour s'élance à la poursuite d'un cerf-volant tout bleu, qui frémissant l'entraîne vers l'azur, un jeune garçon obèse cabriole sur le trampoline, une fille timide étendue sur les algues s'offre en sirène aux caresses du ciel, on achète aux marchands qui passent des glaces au goût sucré de paix. Il flotte dans l'air bleu quelque chose de joyeux comme un drapeau qui claque.
Alors, quelqu'un propose d'aller voir le blockhaus. Car la côte est semée de blockhaus, entre Quiberon et Saint-Nazaire, comme sur tout le littoral atlantique.
Tout en haut de son éperon de falaise, le blockhaus est visible de loin. On dirait un de ces rochers trapus taillé en force par l'abbé Fouré, une bête pensive, échevelée d'herbes sèches et veillant sur la mer.
Quand on s'approche, on voit qu'il est recouvert de tags et de noms d'amoureux, de lichens et de cinéraires. La rouille de son armure de fer a transpiré jusqu'au béton érodé qui s'effrite. Un pin maritime couché par le vent allonge vers lui ses racines. Dans le ravin tout proche, un autre blockhaus s'est déjà écroulé, et ses ruines battues par la mer, hantées de crabes et d'huîtres, se changent lentement en galets et en sable.
Si l'on pouvait entrer à l'intérieur, savoir ce qu'ils voyaient, ceux qui montaient la garde ici, comprendre ce que c'était, que d'attendre la fin, avec pour seuls compagnons le vent, les oiseaux et les vagues... Mais le blockhaus est muré. On s'assied sur le toit, en balançant dans le vide ses jambes nues et chaudes, et puis on rêve un peu. On aimerait comprendre comment des canons, des tanks, des ordres lourds de haine et des soldats à mitrailleuses ont pu ramper jusque-là sans glisser dans les dunes, s'abîmer dans les flots. On se prend à penser que la mer peut-être leur a parlé, à eux aussi, avant que tout finisse, d'un autre monde.
On est bien, là, sur le blockhaus qui s'émiette en rêvant, et qui bientôt, cédant au rauque appel de saint Guénolé devant Ys, à son tour tombera, sous l'étreinte des vagues, du pin maritime tout proche, du vent chargé de sel, ou des récifs d'hermelles. Des promeneurs passent en riant sur le chemin, on aperçoit en bas la plage, ses ronds bigarrés de parasols et sa foule apaisée, et on se dit qu'il n'est pas loin, peut-être, le jour où le bonheur, vraiment, sera rendu aux hommes.