Chaises de jardin
Je marchais dans l'allée, derrière chez moi. Sur la terrasse d'une maison voisine, les chaises ressorties depuis peu, puis restées seules au jardin en ce lundi de travail, étaient comme quatre feuilles d'hiver aux nervures délicates et diaphanes. Quatre fantômes délicats, carcasses épurées d'insectes très légers. Quatre spectres tranquilles, amis ou parents un peu raidis par l'âge, par tout ce qu'ils ne pouvaient se dire, conversant avec circonspection en buvant du thé clair, habillés seulement désormais de leurs silhouettes blanchies comme d'os très menus. Quatre convives posés là, brindilles pâles au fond de l'eau d'un aquarium, dans les reflets de leurs vies disparues.
Un oiseau de mars pépiait dans la haie, solitaire, son chant de reverdie.
Les paquerettes dessinaient, dans l'herbe rase encore, des chemins emmêlés d'étoiles.
C'était ce moment de l'année où le temps tourne sur lui-même.
J'écrasais des violettes et, dans leur parfum meurtri, la mémoire doucement montait en moi, comme une eau calme qui aurait gardé en elle, intacts, tous ses reflets
J'ai revu ce dimanche, chez mes grands-parents de Selommes. On était en mars et il faisait si beau qu'on avait décidé de sortir au jardin. On avait ressorti du hangar la table et les chaises de fer, si jolies, toutes blanches, conservées intactes sous la housse d'hiver, et on les avait disposées sous le prunus à l'ombre maigre. On avait invité l'oncle Georges et la tante Alix.
Longtemps, on avait parlé de petits riens, de longues rancunes avaient affleuré, qu'on avait évité d'approfondir. Quatre adultes autour de la petite table de fer, tous quatre âgés déjà, et l'enfant qui jouait sans bruit, dans l'herbe, à l'abri des soupçons dans ce bourdonnement des vieilles voix, à s'en aller très loin, sur les chemins interdits de la pensée.
C'était mars dans le chant des oiseaux, dans les étoiles menues des paquerettes et le parfum profond des violettes.
C'était dimanche dans la lenteur des gestes et la patiente dégustation du thé brûlant, qu'on avalait à petites gorgées sucrées, pour étirer le temps.
Puis l'oncle Georges et la tante Alix étaient partis dans leur petite Diane bleue. On s'était mis sur le trottoir, devant le vieux portail vert, pour les regarder s'éloigner et leur faire de la main de grands signes, de plus en plus grands, à mesure que la voiture se faisait plus petite, là-bas, dans l'air déjà brumeux du bel après-midi de mars.
On était revenus au jardin, un peu pensifs.
On avait eu froid un instant, on s'était senti frissonner.
Car tout était déjà inscrit dans ce départ.
Alors, buvant encore un peu de thé, reprenant du gâteau, on avait continué à parler, très bas, à peine, de tout petits riens, ou de rien du tout, pour finir la soirée dehors, tandis que l'ombre du prunus s'allongeait sur l'allée de graviers.
Mais déjà, sur les deux chaises restées vides, l'enfant jouant à terre dans l'herbe avait vu se dessiner, brindilles blanches et fragiles, insectes timides immobiles, les spectres souriants de l'oncle et de la tante, de ceux qui, jamais, jamais plus - comment le savait-elle déjà ? - ne reviendraient au jardin.
Même, l'enfant avait vu s'avancer, encore incertains, presque imperceptibles, d'autres spectres. Effrayée, elle avait évité d'y penser, et s'était rapprochée de la table, pour prendre dans l'assiette le dernier morceau du gâteau.